Expo photo: « Invasion Prague 68 », cartographie de la rage

La discrétion du photographe lui a permis d'approcher au plus près des événements. © Josef Koudelka/Magnum Photos
Philippe Cornet
Philippe Cornet Journaliste musique

Invasion Prague 68 présente, au Botanique, à Bruxelles, les fortes images de Josef Koudelka, témoin discret mais redoutablement efficace de l’intervention militaire soviétique dans les rues de Prague, en 1968. D’abord publiés anonymement, ses clichés feront ensuite le tour du monde.

Le museum du Botanique a mis sa plus élégante chasuble noire : les murs sont repeints de la tonalité la plus sombre de la gamme, raccord aux photographies d’un noir et blanc souverain, accrochées par paquets, un peu comme des bancs de poissons. A l’exception de deux tirages de plusieurs mètres carrés se faisant face, à distance : un manifestant monté avec le drapeau tchèque sur un char de l’invasion et, en contrechamp, une foule protestataire. Mise en scène voulue par l’agence Magnum, qui orchestre de façon maniaque toutes ses représentations publiques ? Ou plutôt, sobre théâtralité émanant de Koudelka lui-même – absent de l’inauguration pour cause d’opération à la hanche – et qui lui ressemble ?  » Disons que Josef, qui bénéficie aussi pour l’instant d’une vaste rétrospective de son travail en République tchèque, n’est pas toujours quelqu’un de facile « , glisse, en souriant, l’un de ses compatriotes, chargé de scénographier l’exposition du Botanique.

Dans la salle vide, l’ensemble dégage un sentiment de sacré, de religieux

Dans la salle totalement vide la veille de l’ouverture au public, l’ensemble imposant dégage un sentiment de sacré, pour ne pas dire religieux. Peut-être parce qu’il y rôde la présence sourde du bien et du mal, sans doute parce que ces photographies sont, pour bon nombre d’entre elles, devenues des icônes au fil du temps, et de ce demi-siècle qui nous sépare de l’invasion de la Tchécoslovaquie par les troupes du Pacte de Varsovie dans la nuit du 20 au 21 août 1968. Les tanks russes mènent alors une armée d’au moins un quart de million de soldats, incluant leurs collaborateurs inféodés, polonais, allemands de l’Est, bulgares et hongrois, avec l’objectif de mettre fin au Printemps de Prague . Plus que d’autres, l’exposition contextualise précisément ce que l’on nous montre, restituant en plusieurs textes détaillés, blanc sur noir, l’opération d’humanisation du communisme à la tchèque et son final dramatique. A partir du mois d’avril 1968, le Parti communiste tchèque a en effet décidé des mesures inédites au sein du bloc soviétique d’après-guerre : suppression de la censure et réduction considérable des surveillances de la police secrète. Un défi à Moscou qui y voit une manipulation politique par de prétendus contre-révolutionnaires et, davantage encore, un dangereux air de liberté propre à contaminer les autres territoires sous son emprise, y compris dans son giron immédiat, celui de l’Ukraine ou des pays baltes. Pour Brejnev, ce défi au dogme strict de l’URSS est inacceptable : après des palabres impliquant le réformiste Dub?ek et des tentatives pour faire pencher le PC tchèque en faveur d’une intervention socialiste , l’ours russe choisit, en ce 20 août 1968, la solution militaire massive.

A l’instinct

Alors que les chars se regroupent aux frontières, Josef Koudelka termine un voyage en Roumanie où il a photographié les gitans. Ce travail dans les campagnes roumaines et celles de son pays, entamé sept années auparavant, saisit des populations ignorées des autorités et reléguées à la pauvreté endémique. Mais Koudelka, né le 10 janvier 1938 en Moravie, cadre aussi la mélancolie génétique des musiciens, la grâce voyageuse des enfants ou le dépouillement viscéral d’un peuple sans pays. Son noir et blanc charbonneux, dopé par les contrastes – qui influencera ultérieurement le Néerlandais Anton Corbijn et d’autres – tient autant de l’analyse ADN que d’un théâtre sans acteurs professionnels : ceux qu’il côtoie et photographie aussi dans les performances théâtrales à Prague, depuis le début des années 1960, alors qu’il est toujours officiellement ingénieur aéronautique, profession qu’il n’abandonne qu’en 1967.

Les images de Koudelka témoignent de l'étonnement initial peu à peu mué en colère.
Les images de Koudelka témoignent de l’étonnement initial peu à peu mué en colère.© Josef Koudelka/Magnum Photos

C’est ce Koudelka-là, observateur des mises en scène de la fiction comme celles du réel, qui revient chez lui à Prague, le 19 août 1968. Il est donc aux premières loges lorsque l’invasion commence dans la soirée du 20 août et atteint les rues de la capitale tchèque et des principales villes du pays. Dans l’une de ses rares interviews, Koudelka a raconté qu’il  » y est allé à l’instinct, sans plan préconçu « , suivant les mouvements de la foule praguoise, d’abord surprise et choquée par l’invasion à laquelle Dub?ek demande de ne pas résister par la violence, l’armée tchèque restant dans ses casernes. Les images de Koudelka témoignent de l’étonnement initial peu à peu mué en colère, comme une rivière gonflée en fleuve de frustration. La confusion est d’autant plus grande que les assaillants viennent des  » pays frères  » , que les Tchèques interpellent les Russes, majoritaires dans l’opération, dans leur propre langue. Que le pacte scellant un communisme partagé se fissure pleinement, là, en direct de la place Venceslas où Koudelka prend l’une des plus fameuses photos de la série : une montre indique midi alors que les rues ont été désertées par les habitants.

En photographiant les visages des Praguois, il dresse aussi une cartographie de la rage et de la tristesse

Cartographie de la rage

L’expo est d’ailleurs un cri muet, et la bande-son dès lors mentale : quelques crépitements de mitraillettes de soldats russes harcelés par les manifestants désarmés, les chants de partisans des locaux, le roulement des lourds cylindres métalliques des chars, quelques drapeaux secoués par le vent et les fumées d’incendies protestataires. Koudelka comprend qu’en photographiant les visages des Praguois, il dresse aussi une cartographie de la rage et de la tristesse, un close-up des crevasses qui grandissent au fil des heures. D’autant qu’il s’introduit dans les rassemblements en véritable passe-muraille : sa discrétion est la meilleure garantie de sécurité de son mode opératoire, à un mètre d’un char ou même sur l’un de ces engins de guerre. Rarement, un photographe se sera autant fondu dans la matière première de son travail, et voilà Koudelka improvisé photojournaliste pendant les jours et nuits de révolte. Où l’humour honore sa réputation d’arme du désespoir, les Praguois balançant plus de vacheries que de pavés aux occupants. Certains des slogans sont d’ailleurs repris sur les murs du Botanique :  » Prolétaires de tous les pays, allez-vous-en !  » ,  » Rentre chez toi, Ivan, ta Natacha t’attend  » ou encore  » Pas une goutte d’eau pour les occupants, pas un morceau de pain  » . Mais aucun mot n’empêchera la  » normalisation  » de la société tchèque, et ce moins d’une semaine après le début de l’invasion. Les pellicules de Koudelka, sorties clandestinement du pays, ne seront publiées qu’une année plus tard, créditant un Prague Photographer. Leur auteur quittera son pays en 1970, ne révélant la paternité de ses images historiques qu’en 1984, après la mort de son père et la dissipation des menaces sur sa famille.

Josef Koudelka, Invasion Prague 68, au Botanique, à Bruxelles, jusqu’au 12 août, www.botanique.be.

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