Laurent Raphaël

Exécuteur testamentaire

Laurent Raphaël Rédacteur en chef Focus

L’édito de Laurent Raphaël

Apparemment personne ne s’est jamais penché sur le sort post-mortem de nos avoirs numériques, même les allergiques aux nouvelles technologies (aussi appelés néo-luddites), toujours prêts à décocher quelques flèches. Il y a pourtant là de quoi faire vaciller la foi -pendant une fraction de seconde au moins- d’un nomophobe, du nom de ceux qui redoutent plus de perdre leur iPhone que leur conjoint… Le Net ne change pas seulement notre manière de vivre mais aussi de mourir. Avant, que se passait-il? Le défunt prévoyant avait réglé sa succession dans un testament et chacun repartait avec la collection de timbres, la commode, la voiture, les bijoux, le château, les lingots qui lui revenaient. Pour les autres, qui n’avaient pas eu le temps de préciser leurs dernières volontés, la loi régalait enfant(s) et mari ou femme à parts plus ou moins égales.

Depuis qu’on place une partie de ses oeufs dans un panier virtuel, la situation s’est sensiblement compliquée. Comment lègue-t-on ses fichiers MP3 ou ses livres numériques à ses proches? Ça paraît presque comique et dérisoire comme question. Elle est pourtant cruciale pour la transmission du témoin culturel d’une génération à l’autre. Les greniers sont remplis de trésors que les descendants directs ou leurs propres enfants finiront par redécouvrir un jour ou l’autre, trouvant là matière à rêves et, qui sait, à vocations. Pas besoin d’ailleurs d’attendre un décès et que les livres ou les vinyles prennent la poussière dans un placard pour se dire qu’on risque de passer à côté de ces expériences qui laissent une trace indélébile.

Sans les mètres de rayonnage de BD et de disques accumulés par mon père, je n’aurais pas pu me dépuceler les pupilles et les oreilles avec l’univers déjanté d’Adèle Blanc-Sec ou les grognements électriques du Velvet. Je frémis rien qu’à l’idée que s’il était né 50 ans plus tard et qu’il ne jurait que par iTunes ou Feedbooks, je n’aurais pas eu accès à cette manne céleste, enfermée sous login dans les tréfonds de son PC. On me répondra qu’aujourd’hui, tout est directement accessible. Sauf qu’on se perd plus dans l’immensité du désert que dans un labyrinthe. Il manquera toujours le guide, le père spirituel. On le voit, léguer un patrimoine sans visage n’est déjà pas simple en théorie.

Qui va conserver des disques durs, qu’on ne pourra de toute façon plus lire dans 10 ans quand la technologie aura fait un nouveau bond en avant? Et quand bien même la volonté existerait, encore faudrait-il que le legs ou le don soient possibles. C’est là que ça devient kafkaïen et qu’on prend soudain la mesure des dommages collatéraux d’une société qui se convertit tête baissée à l’immatériel. Un journaliste du New York Times a interpellé Amazon, principale plateforme de diffusion des ebooks aux Etats-Unis, notamment grâce à son immense catalogue et à sa tablette Kindle, sur ce qu’il adviendrait de ses livres achetés en ligne s’il devait passer l’arme à gauche. La réponse reçue laisse pantois. « Le contenu Kindle ne peut être vendu, ni donné, ni transféré entre comptes. » Autrement dit, impossible de faire cadeau de sa bibliothèque quand on en a encore le temps, et à fortiori de la céder à sa sortie de scène. Il faudra avoir pris soin de laisser derrière soi les mots de passe de ses différents comptes en espérant que l’héritier aille y faire un tour de temps en temps. Sinon tout le contenu tombera dans les oubliettes du Web jusqu’au jour où le site décidera de purger les comptes dormants pour faire de la place. On est bien peu de choses…

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