Art et conscience politique: l’étincelle qui met le feu aux poudres?

The Route (2006) de Chieh-Jen Chen © DR
Michel Verlinden
Michel Verlinden Journaliste

Dans un contexte où populisme et individualisme semblent sonner la mort du politique, l’art pourrait-il réveiller les consciences et occuper cet « espace entre les hommes » cher à Hannah Arendt?

Cruzar un muro (Franchir un mur) (2013) de Enrique Ramirez exposé au Jeu de Paume à Paris
Cruzar un muro (Franchir un mur) (2013) de Enrique Ramirez exposé au Jeu de Paume à Paris © DR

Un bilan catastrophique. Ce n’est un secret pour personne, lorsque l’on jette un oeil sur 2016, tout n’est que « solitude, désolation » pour reprendre les mots très justes de Virginie Efira dans une interview accordée au journaliste Jean-Marc Lalanne. Si le monde était une entreprise -il l’est peut-être un peu-, il serait à deux doigts de mettre la clé sous le paillasson. En cause? Des fractures d’apparence irréversibles entre la détresse des uns, l’égoïsme des autres et la peur des troisièmes. Celles-ci dessinent une sérieuse ligne de partage entre les citoyens des sociétés occidentales. « You want it darker« , prophétisait Leonard Cohen à la fin de l’été et il avait raison: attentats, Brexit, élection de Trump, droitisation du monde, crise des réfugiés… La liste est longue des colères et des désespoirs. « Le ciel est lourd« , résumait le philosophe Georges Didi-Huberman dans un texte écrit dès mars 2016.

Art et conscience politique: l'étincelle qui met le feu aux poudres?
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Mais peut-être que le plus inquiétant de tout est l’avènement d’une nouvelle ère pointée par la rédactrice en chef du Guardian, Katharine Viner. Si l’on en croit l’intéressée, le monde est entré dans une phase de « post-vérité » -« post-truth » en anglais. Qu’est-ce à dire? Rien moins que la mort du langage et de la vérité dans leur prétention à fonder un horizon commun pour tous les êtres humains. Comme le pointait Jean-Marie Durand, dans le dernier numéro de l’année des Inrockuptibles, « l’ère post-factuelle dont 2016 nous ouvre les portes (de l’enfer) est celle d’une négation des faits et de la raison« . Le champion en titre de ce « renversement anthropologique »? Donald Trump, bien sûr, pour qui le discours politique ne sert plus à démontrer mais bien à pousser les électeurs jusqu’au bout de leur colère. Cela dit, tout le monde ne tombe pas dans les sables mouvants populistes. Pour ceux-là, le constat est terrible: il ne leur reste plus que leurs yeux pour pleurer. Face à la disparition des utopies, à l’anéantissement du vivre ensemble et à la vacuité de l’offre politique, un désenchantement sans précédent a fait son apparition. Ses corollaires? Une « ivresse mélancolique », un « nihilisme généralisé ». Bref, le grand sommeil de la conscience politique.

Jeunesse lève-toi

Fin de l’histoire? Pas si sûr. Au fil de 2016, trois expositions sont venues souffler sur les braises pour qu’elles reprennent. En juillet, le Victoria & Albert Museum de Londres a mis le feu aux poudres avec You say you want a revolution, exposition portant sur cinq années cruciales, de 1966 à 1970, qui ont changé le monde en ébranlant le conformisme ambiant. Près de quatre mois plus tard, c’était au tour du Jeu de Paume à Paris de verser de l’huile sur le feu avec Soulèvements, un événement où il était question de « désordres sociaux, d’agitations politiques, d’insoumissions, d’insurrections, de révoltes, de révolutions, de vacarmes, d’émeutes, de bouleversements en tous genres« . Explicite. Enfin, dernier volet de cette trilogie surgie sans la moindre concertation, REBEL REBEL s’ouvrait au grand public le 23 octobre dans le cadre du MAC’s, le Musée des Arts Contemporains du Grand-Hornu. Le propos? Examiner la contamination de l’art contemporain par les attitudes de contestation et de marginalité qui caractérisent le rock.

Impossible de croire que le fil rouge qui traverse ces trois programmations soit le fruit du hasard. Cette concomitance spontanée invite à penser que l’art a un rôle à jouer au regard de la fragmentation qui s’opère dans la société. Comme l’a écrit le Prix Marcel-Duchamp 2016, Kader Attia, à l’occasion d’un texte intitulé « Le repli sur soi n’est pas une solution »: « Je ne crois pas que l’artiste contemporain puisse continuer indifféremment à voir s’écrouler des pans entiers des acquis sociaux, politiques et culturels sans souffrir profondément de cette sisyphéenne illusion d’être contemporain. Je ne crois pas que l’art puisse continuer d’évoluer en entretenant une « décoration de l’esprit » opaque aux violences du réel. » L’aveu est significatif des nouveaux espoirs fondés sur l’art contemporain. L’heure est à se réengager, à sortir de sa tour d’ivoire. Pour paraphraser la fameuse phrase de Robert Filliou, on pourrait dire que « l’art est ce qui rend la vie plus digne d’être vécue que l’art« . On attend désormais que la création occupe cette agora que le politique a désertée.

Sculpture nulle, guitare pioche, de Jacques Lizène, exposé au MAC's
Sculpture nulle, guitare pioche, de Jacques Lizène, exposé au MAC’s © DR

Attention, pas n’importe comment. Exit les provocations faciles et le spectacle. Ainsi d’un Ai Weiwei qui, en mars dernier, installait un grand piano blanc dans le camp d’Idoméni et organisait un concert parmi les champs où étaient parqués les réfugiés. Le verdict de Georges Didi-Huberman est sans appel: « Ce n’est malheureusement pas la présence de son piano blanc et de son équipe de photographes spécialisés qui aidera qui que ce soit ou quoi que ce soit -les réfugiés se sont bien montrés complètement indifférents à cette « performance », ils ont la tête ailleurs, ils attendent bien autre chose- devant cette question béante. Je vois ce piano blanc, surréaliste, au milieu du terrain vague du camp, comme le symbole dérisoire de nos bonnes consciences artistiques: blanc comme les murs d’une galerie d’art, il ne fait, pour finir, qu’évoquer le contraste par lequel, coeurs serrés, nous observons, à Idoméni comme ailleurs, la pesanteur des sombres temps sur nos vies contemporaines. » (1) Pas de doute, loin des excès du marché, l’art est aujourd’hui sommé de se réinventer face à une urgence: celle de ne plus subir le monde ou, pire, de devenir amnésique en s’adaptant au manque. Sous les pavés, on espère du sable, pas d’autres pavés…

Une reconquête

S’il veut prendre le relais du politique, l’art contemporain doit impérativement commencer à balayer devant sa porte. Pour ce faire, il doit se sevrer des carburants néo-libéraux qui le font avancer. C’est-à-dire? Refuser le spectaculaire, la prolifération consumériste et l’inflation de la provocation, ces distorsions qui dissimulent le réel, telles que les incarnent un Maurizio Cattelan et tous les autres artistes qu’épaulent des armées d’assistants. En 2016, ce changement de paradigme a été amorcé. Entre autres chez un Tino Sehgal qui a fait du musée « un terrain de jeux où l’on regarde moins des objets que l’on ne se relie à des individus » (2), voire « un endroit où rien n’est à voir, mais où tout est à expérimenter, à partager » (3). Sans parler des initiatives hors système dans lesquelles les artistes gèrent eux-mêmes les conditions matérielles de production, plutôt que les espérer du système.

Performance de Tino Sehgal à la Biennale de Venise de 2013
Performance de Tino Sehgal à la Biennale de Venise de 2013 © DR

Ce qui a été initié l’année passée doit être confirmé en 2017. Selon le mot de Didi-Huberman, l’art devra être cette « bougie allumée qui luit derrière une fenêtre« . Contre les barbaries politiques, il se doit de définir un endroit pour tous les hommes, de bâtir une « koinè », cette langue commune dont nous avons tellement besoin. Histoire de préserver la pulsion du désir face à la logique mortifère du pouvoir. Mais comment donner forme aux volontés d’émancipation sans les trahir? Comment esthétiser sans anesthésier? La tâche est d’autant plus difficile que, par ailleurs, le fonctionnement des médias qui inondent l’individu sous des tonnes d’informations contribue à maintenir la conscience dans une abstraction permanente qui, comme l’écrit Attia, « annule tout sentiment de responsabilité de notre part« . Face à cette situation, Denis Gielen, directeur du MAC’s et commissaire de l’exposition REBEL REBEL, livre des éléments de réponse. « Il est intéressant de constater que les artistes sont davantage du côté de la rébellion que de la révolte, il s’agit moins d’un programme collectif que d’utopie forgée à un niveau individuel. Ce qui est crucial, c’est que cela peut déboucher sur une étincelle qui peut rencontrer un horizon beaucoup plus large. »

Flénu Borinage de LaToya Ruby Frazier
Flénu Borinage de LaToya Ruby Frazier © DR

De façon peut-être paradoxale, l’intéressé pense que l’art qui se propose de résister ne doit pas être forcément rebelle dans sa forme. Pour illustrer son propos, Gielen convoque une artiste afro-américaine au travail exemplaire et dont l’attitude politique n’a rien de démonstratif: LaToya Ruby Frazier. Cette photographe documentaire déroule une oeuvre qui a pour sujet sa communauté, son corps et ses proches, au sein de sa ville natale, Braddock en Pennsylvanie, une région au coeur de la fameuse « Rust Belt » qui s’est désindustrialisée dans les années 90. Sa pratique s’inscrit dans une longue tradition de photographes et de plasticiens engagés comme Dorothea Lange, Walker Evans, Lewis Baltz, Allan Sekula ou Gordon Parks. « Venue en résidence dans le Borinage, LaToya Ruby Frazier s’attache à redonner de la voix à tous ceux qui n’en ont plus. Elle le fait à travers une forme extrêmement classique, de la photographie noir et blanc, bien cadrée. Elle s’organise autour de la rencontre et d’une écoute attentive à échelle individuelle qui a des contours de démocratie directe. Aucun effet de manche, cette artiste se met en retrait pour laisser la place à autrui. Il en résulte qu’elle pallie le manque de représentativité du politique en donnant une forme nouvelle à la question: comment incarner une communauté? L’enjeu est d’autant plus crucial qu’il s’agit justement de cette Amérique désindustrialisée dont les commentateurs disent qu’elle a offert à Trump sa victoire. »

Denis Gielen insiste sur l’importance d’une démarche qui est tout à la fois axée sur le recul, déployée dans le temps et qui s’emploie à déconstruire le consentement qui est le nôtre: « Notre système fonctionne de manière opaque, il y a un brouillard qui est posé sur le monde, une dimension que la technologie accroît. Il ne s’agit pas d’une théorie du complot, je pense davantage à la manière même dont fonctionne l’être humain: nous nous arrangeons avec la réalité sous des formes de déni et de refoulement. Cette cécité est renforcée par la façon dont opèrent les médias qui font défiler les actualités dramatiques les unes après les autres. Cet exercice d’éducation du regard, voire d’élargissement du spectre de notre conscience, pour comprendre le monde d’un autre point de vue, relève de la mission de l’artiste. Celui-ci oeuvre au niveau des seuils de tolérance et des écrans pour que nous cessions de nous accommoder des injustices et que nous refusions de nous berner nous-mêmes. Il nous aide à être plus sensibles… Nous devrions nous révolter beaucoup plus vite. Qu’un Trump mente, c’est grave, ce qui est plus terrible encore c’est que son électorat ne soit non seulement pas armé pour mettre sa parole en doute mais qu’en plus, il s’illusionne sciemment. »

(1) SOULÈVEMENTS, CATALOGUE DE L’EXPOSITION, GALLIMARD-JEU DE PAUME, 2016.

Le contre-point de vue de Pascal Bruckner, écrivain et philosophe

Pascal Bruckner.
Pascal Bruckner.© Belga Image

Trois expositions se sont penchées dans le même temps sur les notions d’insurrection et de rébellion. Y a-t-il de la révolution dans l’air?

Non, je ne crois pas. La rébellion est d’autant plus célébrée que l’on a abandonné l’idée de la révolution. En tout cas, en Europe. La révolution est morte en 1789, ce ne sont désormais plus que des succédanés. Il y a certes besoin d’un changement mais pas d’une révolution armée dans la mesure où les démocraties se nourrissent de leur autocritique. Elles échappent à l’épreuve de la révolution qui suppose un pouvoir arbitraire qu’on renverse. Ce dont nous avons besoin, ce sont des réformes quotidiennes. Nos sociétés sont réformatrices mais elles aiment bien caresser, à intervalles réguliers, l’idée de la révolution.

À quelle nécessité répond ce besoin de caresser la révolution?

Cela répond à la grande mythologie du dépassement: dépasser la société bourgeoise, dépasser le capitalisme… Il reste que ces systèmes résistent beaucoup mieux. Le capitalisme vit de sa propre critique, il se réforme et se réinvente au fur et à mesure qu’on essaie de le détruire. Pour l’instant, cela reste ce qui marche le mieux. Ne serait-ce qu’économiquement.

Quel doit être le rôle de l’art au sein de cette problématique?

Son premier rôle est d’être beau et surprenant. Il y a aujourd’hui un académisme de la subversion qui prolifère dans les galeries. On vient d’en avoir un bel exemple avec le photographe Robert Mapplethorpe dont on s’est aperçu qu’il était en réalité un homme d’affaires. La révolution est devenue une bonne affaire. La transgression se pratique à la façon d’un marché juteux. Un peu comme les rappeurs qui vomissent la France, les Blancs… et qui sont avant tout des gens de commerce. C’est un créneau.

Est-il interdit de penser que l’art puisse être réformateur, qu’il puisse dépasser les clivages et occuper un espace déserté par le politique?

Le risque est toujours le même, c’est celui de théoriser une oeuvre avant de l’avoir construite. Si l’artiste indique lui-même le mode d’emploi de son travail, il est à craindre qu’il le stérilise. A priori, je suis assez méfiant. Une oeuvre d’art ne doit jamais être subordonnée à un projet politique.

(2) ET (3), JEAN-MARIE DURAND, « L’OBJET D’UNE DISCUSSION », LES INROCKUPTIBLES, N°1098-1100.

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