Woody Allen contre vents et marées

Timothée Chalamet et Elle Fanning forment le jeune couple que Woody Allen plonge dans son Manhattan chéri.
Louis Danvers
Louis Danvers Journaliste cinéma

Avec A Rainy Day in New York, le cinéaste signe son meilleur film depuis longtemps, et ne cesse de travailler pour ne pas penser au reste. Rencontre.

Plus fluet que jamais, petit et mince dans son pull à maille chevronnée vert bouteille, Woody Allen a la peau hâlée en cette fin d’été. Il arrive à Paris en provenance de San Sebastian, au Pays basque espagnol. C’est là qu’il vient de tourner son prochain film, profitant du festival de cinéma local et internationalement réputé pour y filmer une histoire mettant en scène une attachée de presse, son mari et l’équipe d’un film américain sélectionné dont l’héroïne doit s’occuper durant le festival.

On pouvait croire le cinéaste réduit au silence, interdit de travail après la décision d’Amazon de ne pas sortir A Rainy Day in New York (voir notre encadré) et l’impossibilité de trouver un éditeur pour publier son livre autobiographique. Mais à 83 ans, Woody persiste et signe. Sa comédie sentimentale située dans son Manhattan chéri prouve qu’il a retrouvé la forme. Ses propos durant notre entretien le confirment avec ce mélange d’esprit, d’autodérision, d’humour et de pessimisme qui caractérise depuis longtemps le discours du réalisateur d’ Annie Hall.

Une vocation précoce

Allen ne fait pas mystère de sa proximité avec le personnage de Gatsby, joué par Timothée Chalamet dans A Rainy Day in New York. « J’avais en moi dans ma jeunesse, tout comme lui, une inclination nostalgique. J’aimais la musique d’avant, jouer aux cartes, New York sous la pluie, beaucoup de choses qu’il aime aussi. Des choses pour lesquelles mes contemporains n’avaient aucun intérêt. Les gosses à l’école aimaient la musique populaire du moment, ils n’en avaient rien à fiche de Rodgers et Hart, de Cole Porter, de Charlie Parker ou d’Erroll Garner. Je n’étais pas comme eux. Je n’avais que quelques amis, mais qui tous partageaient mes centres d’intérêt. »

Mettre en scène dans son film des étudiants s’interrogeant sur leur futur n’a pas manqué de rappeler certains souvenirs au cinéaste. « Quand j’étais au lycée, tous mes amis ont dû prendre une grande décision quant à ce qu’ils iraient d’étudier à l’université, se remémore-t-il. Ils voulaient devenir docteur, avocat, professeur, scientifique, architecte… Il me fallait moi aussi décider. J’avais découvert que j’avais un certain sens de l’humour, que je pouvais faire rire les gens. J’ai réalisé que telle était mon identité. ça a très vite marché pour moi, professionnellement. Je vendais déjà mes textes alors que j’étais encore adolescent. J’ai su d’emblée que pour le reste de ma vie j’allais faire des comédies. J’ai écrit pour la télévision, la radio, le cabaret et finalement pour le cinéma… »

Comme toujours dans ses films, Allen met beaucoup de soin, dans son nouvel opus, à montrer les relations entre lieux et personnages, les uns reflétant les autres et vice versa. Spécialement dans un milieu urbain comme ici Manhattan. Le cinéaste s’avouant amoureux des villes. « J’ai toujours été très fan des grandes villes, et j’ai toujours voulu faire de celles-ci des personnages à part entière de mes films. Que je tourne à Rome, à Paris ou à New York bien sûr, il est toujours très important pour moi de tourner dans des lieux que j’aime, et de montrer chacun de ces endroits non pas systématiquement de manière réaliste mais plutôt comme je les ressens. Si vous regardez le New York de Scorsese, le New York de Spike Lee, ils sont très différents du mien. Ils sont très réalistes et solides, alors que le mien est filtré à travers mon esprit, dans une approche très idéalisée. Et c’est vrai aussi quand je tourne à Paris, à Rome. Je ne sais pas pour quelles raisons, mais il y a quelque chose dans les zones métropolitaines qui résonne en moi, qui me les rend importantes, signifiantes. C’est le zénith de la civilisation, c’est là qu’il y a les théâtres, les librairies, les magasins de disques. Quand j’arrive dans une ville, ma femme veut aller visiter les musées. Pas moi. J’aime juste marcher dans les rues, écouter les bruits de la ville, observer l’action, les gens. ça m’a toujours passionné.  »

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Une existence banale

Gatsby, le jeune héros d’A Rainy Day in New York, est féru de poker. Un jeu que Woody Allen a lui-même pratiqué avec une réussite certaine. « J’ai beaucoup joué au poker, il y a bien des années, explique le cinéaste. J’étais un joueur très sérieux. Je gagnais très souvent, certes, mais en payant un prix. Tous les partenaires avec lesquels je jouais aimaient le poker, ils y prenaient plaisir. Ils buvaient, ils riaient, ils racontaient des blagues, bref ils s’amusaient. Moi j’étais un joueur obsessionnel, je ne m’amusais pas du tout mais comme je gagnais pratiquement tout le temps je continuais. Mais je n’ai jamais pris de bon temps. Ce n’était pas un événement social pour moi, c’était un business. Si j’ai arrêté, c’est parce que le fameux producteur de théâtre américain David Merrick (1) m’a dit un jour: « J’ai moi aussi joué au poker, mais on y perd tellement son temps! » J’ai réfléchi à ce qu’il m’avait dit et j’ai pensé qu’il avait sacrément raison. J’ai pensé à toutes ces heures perdues et je n’ai plus jamais joué, plus une seule fois! »

Écrire son autobiographie (qu’il espère voir paraître l’année prochaine) l’aura conduit à un bilan assez inattendu: « Le constat est que j’aurai vécu une vie pas follement excitante. J’ai une existence très classe moyenne. Je me lève, je fais un peu d’exercice puis je prends le petit-déjeuner. Ensuite je bosse, je fais de temps en temps une pause pour répéter avec la clarinette, je sors pour une balade avec mon épouse, je vois des amis. Je ne fais rien de bien excitant, je n’ai pas de maison de campagne, ni de maison sur la plage, je n’ai pas de bateau, et certainement pas d’avion. Mes films se succèdent lentement les uns aux autres, sans que j’aie d’anecdotes remarquables à en dire. Une grande journaliste qui m’interviewait pour un papier dans le magazine Cosmopolitan, Francine du Plessix Gray, a écrit « There is no great Woody Allen stories« . Elle avait raison, c’est toujours vrai. Je n’ai pas fait de rencontres inouïes avec des gens fameux, je n’ai pas traversé de graves dilemmes existentiels… »

Travail contre réalité

« La vie est un dur voyage, pour tout le monde, déclare notre interlocuteur. Je n’ai pas attendu d’être vieux pour en être conscient. à dix ans déjà je savais que la vie peut être effrayante, difficile, qu’elle peut vous briser le coeur. J’en ai eu la confirmation au fil des années, mais je me suis débrouillé, et j’ai eu beaucoup de chance, depuis l’enfance. La chance est une chose essentielle, et nous restons tous constamment à la merci du hasard (2). Je ne saurais me plaindre: ma santé a été bonne, mes parents ont vécu longtemps, j’ai une épouse aimante, une famille, une soeur dont je suis très proche. J’ai eu ma chance dans le show-business, qui n’est pas un monde facile. Et j’ai aussi évité d’être pris pour cible par un drone (rires)… Mais tout autour de moi, je vois des gens qui ont des vies épouvantables. Et par moments ma propre vie menace de devenir épouvantable, je sais que je suis sur une corde raide. »

À 83 ans (il en aura 84 le 1er décembre), et malgré les obstacles mis sur son chemin depuis qu’il a été accusé d’agression sexuelles (lire ci-dessous), Woody Allen n’entend pas cesser de travailler. « Le travail est pour moi la plus grande distraction, ce qui m’empêche de penser à mon âge, au fait que je pourrais m’écrouler ici, à l’instant, et mourir en pleine interview (rires)… Sans que personne ne soit réellement surpris! « Il avait 83 ans, vous vous attendiez à ce qu’il vive encore longtemps? » Donc je travaille tout le temps parce que ça me permet de me concentrer en permanence sur les problèmes posés par le projet, les personnages, les costumes, la photographie. Si je me concentre sur eux, je suis bien. Si je fais une erreur, personne ne m’assassinera pour ça (rires), tout le monde s’en fout. Mais si j’ai du temps disponible… Vous pouvez lire, regarder le sport à la télé, je le fais. Mais ça ne suffit pas à éloigner les pensées de ce qu’est la vie, et qui n’offre pas une vision trop plaisante, plutôt sinistre en fait… Alors je m’enterre dans le travail. Tout le temps. Je ferai des films tant que des gens me donneront l’argent nécessaire. Si demain ils me disent « On ne te donnera plus rien, tes films perdent de l’argent », j’écrirai pour le théâtre -avec bonheur-, j’écrirai des livres… Quelque chose pour éloigner mon esprit de la réalité. »

Une réalité qui inclut la politique, Woody s’inquiétant de la montée de l’extrême droite et de l’antisémitisme dans le monde. « Les gens ont peur, alors ils se trouvent quelqu’un à blâmer: les Juifs, ou alors les Noirs, ou alors les migrants. Je pense qu’aux États-Unis les choses se calmeront après les prochaines élections, que j’espère voir les Démocrates gagner. Si la gauche bat la droite aux USA, ça aura un effet sur le monde. Je peux me tromper, mais si je me trompe ce serait terrible, une calamité pour la société civilisée. Car l’extrême droite n’a jamais rien fait de valable pour l’humanité. »

(1) On lui attribue ce mot: « Il n’est pas suffisant que je réussisse, il faut aussi que les autres échouent ».

(2) Comme l’exprime son excellent Match Point.

A Rainy Day in New York

De Woody Allen. Avec Timothée Chalamet, Elle Fanning, Selena Gomez. 1h32. Sortie: 18/09. ****

Woody Allen contre vents et marées

Il pleut sur Manhattan, mais c’est le coeur léger et le plaisir en tête que Gatsby et Ashleigh y arrivent pour un week-end en amoureux. Ces deux étudiants d’une faculté proche de New York veulent profiter de l’interview qu’Ashleigh doit mener avec un cinéaste célèbre pour s’offrir un petit séjour de rêve: suite luxueuse à l’hôtel, restaurant réputé, visites incontournables. Mais les caprices de la vie, des rencontres, vont mettre le jeune couple à l’épreuve de rendez-vous manqués, de malentendus, testant leur toute jeune relation tandis que la pluie continue à tomber… Woody Allen retrouve son terrain favori et sa meilleure veine comique avec A Rainy Day in New York, son meilleur film depuis bien des années. Timothée Chalamet et Elle Fanning, deux acteurs parmi les plus prometteurs de la nouvelle génération, jouent à merveille le jeu d’un marivaudage subtil, inspiré. D’une écriture ciselée, le film bénéficie aussi d’une réalisation très élégante et fluide. On s’y amuse intelligemment, on y rit tout en savourant quelques considérations sur la vie et l’amour typiques du cinéaste. À quoi s’ajoute le bonheur de le retrouver, à 83 ans, dans une forme que l’adversité semble avoir renforcée.

Un film rescapé

Fallait-il interviewer Woody Allen, accusé d’agression sexuelle par Dylan Farrow, fille adoptive du cinéaste et de l’actrice Mia Farrow? Si on s’en tient aux faits, oui. Deux enquêtes judiciaires n’ont pu trouver la moindre raison de poursuivre le réalisateur. Le tribunal des réseaux sociaux n’en continue pas moins à l’accabler, visant au passage ceux et celles qui persistent à travailler avec lui. Avec pour résultat la décision du studio Amazon de ne pas sortir A Rainy Day in New York… Finalement distribué par d’autres canaux avec plus d’un an de retard. Interpellé par les contempteurs du réalisateur, l’acteur du film Timothée Chalamet a jugé bon de regretter publiquement avoir tourné avec Allen et de faire don de son cachet à des associations luttant contre les abus sexuels. D’autres comédiens ont fait de même, par conviction ou plus probablement pour ne pas être emportés eux-mêmes par un courant puissant, bien intentionné à la base mais où le mépris pour la présomption d’innocence et le goût du lynchage public font des ravages (voir l' »affaire » Kevin Spacey, spectaculairement dégonflée récemment). Woody Allen peut toutefois encore compter sur quelques soutiens, comme celui de Scarlett Johansson, qui déclarait voici deux semaines qu’elle croyait le cinéaste (il nie catégoriquement toute espèce d’abus) et retravaillerait volontiers avec lui.

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