Waad al-Kateab, la vie sous les bombes

Durant cinq ans, Waad al-Kateab a documenté en activiste-témoin la vie sous les bombes.
Nicolas Clément
Nicolas Clément Journaliste cinéma

Au coeur d’Alep assiégée, la documentariste syrienne Waad al-Kateab signe For Sama, un film-témoin explosif, brûlant d’un amour inconditionnel.

Elle a 20 ans à peine quand, en 2011, éclate la guerre civile dans son pays. Waad al-Kateab, nom d’emprunt qu’elle utilise pour protéger sa famille, est venue à Alep pour faire des études d’économie. Elle a alors déjà renoncé à son rêve de devenir journaliste, métier jugé beaucoup trop dangereux pour une femme dans la Syrie de Bachar al-Assad. Lorsque surviennent les premières manifestations, majoritairement pacifiques, dans le contexte du Printemps arabe, elle comprend immédiatement que quelque chose d’important est en train de se produire. Avec son smartphone, elle commence à filmer ce qui deviendra bientôt la révolution syrienne, puis la guerre. Durant cinq ans, elle documentera ainsi en activiste-témoin la vie sous les bombes. For Sama (lire également la critique), le film brûlant et nécessaire qui en résulte aujourd’hui, lui a, en quelque sorte, sauvé la vie. Jointe via Skype depuis le Royaume-Uni, où elle vit désormais avec son mari et ses enfants, elle nous raconte: « Oui, faire ce film donnait du sens à ma présence au coeur de ce chaos. Filmer me protégeait en quelque sorte de cette folie qu’il y avait tout autour. Ça m’a permis d’accepter de vivre au jour le jour, ça m’a aidée à garder une certaine force dans cette épreuve. J’avais un devoir, une responsabilité, je pouvais agir pour moi, pour les autres, pour la Syrie. Et, en même temps, force est de constater que rien ne peut vraiment vous sauver de cette horreur. Ça fait quatre ans que j’ai été forcée de quitter la Syrie aujourd’hui et je n’ai rien oublié. Je crois que je n’oublierai jamais. J’ai des images atroces en tête en permanence. »

Documentaire cru et pudique à la fois, enregistrant la banalité de l’horreur tout en alignant les images traumatiques à l’effroyable onde de choc, For Sama a été monté à partir de plus de 500 heures de rushes. « J’ai commencé à travailler sur le montage du film juste après avoir été exfiltrée d’Alep et j’étais émotionnellement très perturbée. C’était tellement difficile de décider quoi garder et quoi écarter. Pour moi, tout ce que j’avais filmé était important. Il n’y a rien que je voulais sacrifier. Parce qu’il s’agissait des histoires de mes amis, de ma famille, de mes voisins… Chaque image et chaque moment comptaient énormément pour moi. Peu à peu, j’ai compris qu’il fallait que le film reflète avant tout ma subjectivité, mon point de vue sur les choses. Ça nous a pris deux ans de finir le film avec mon coréalisateur Edward Watts au Royaume-Uni. »

Waad al-Kateab, la vie sous les bombes

À l’arrivée, For Sama adopte la forme d’une lettre d’amour adressée à sa fille, née à Alep au coeur de la guerre, et suit une structure assez complexe qui navigue constamment entre passé et présent. « On a d’abord effectué un montage chronologique du film, mais très vite on a compris que, pour rendre compte du côté montagnes russes émotionnelles de ce que nous avions traversé, il fallait procéder de la sorte. Afin de confronter l’espoir très grand du début et le désespoir le plus total de la fin. Et puis ma vie, durant ces années, n’a cessé d’osciller entre des bas terribles et des hauts bien réels, entre l’immense douleur de perdre des proches et la joie si intense de la naissance de ma fille, par exemple. Il fallait que la forme même du film reflète ces sentiments hyper contrastés. »

Ironie de la vie: aujourd’hui, depuis sa retraite de réfugiée politique au Royaume-Uni où elle souffre de ne pas pouvoir retourner en Syrie, Waad peut enfin exercer le métier dont elle a toujours rêvé. Elle est journaliste pour Channel 4 News. « La plupart des histoires sur lesquelles je travaille sont liées à la Syrie. Mais, récemment, j’ai aussi travaillé sur l’incendie du camp de migrants de Moria, sur l’île grecque de Lesbos, par exemple. Tout cela reste, ceci dit, très étrange et très difficile pour moi. Parce qu’après tout ce dont j’ai été témoin en Syrie, l’immobilisme international me sidère. Je me sens beaucoup trop lucide par rapport à l’indifférence du monde sur les graves problèmes d’ordre géopolitique. Par ailleurs, on a rassemblé et soumis toutes les archives que j’avais à ma disposition en lien avec les attaques d’hôpitaux à Alep. J’ai l’espoir que mes images puissent un jour servir en tant que preuves dans le cadre d’un procès pour crimes de guerre. »

Dixit Joann Sfar

« Les algorithmes des réseaux sociaux ou des sites d’info nous donnent l’illusion du débat. Mais de manière très calculée. On se retrouve soit face à des gens qui pensent tous comme nous, soit face à des gens avec qui on va se disputer de manière stérile, mais jamais face à des gens avec qui l’on pourrait débattre ou prendre un verre. Quand on me prend pour un philosophe, on fait erreur. Je suis tout entier dans l’émotion et la sensualité, tout entier dans l’idée que les concepts qu’on manipule ne sont jamais maîtrisés, que tout ce qu’on se raconte vient d’un fatras enfantin hérité de nos parents. En revanche, je crois aux moments de réelle présence, comme dirait George Steiner -ces moments où l’on mange ensemble… On ne peut plus assassiner quelqu’un avec qui l’on a déjeuné. Ma seule ambition géopolitique, c’est de créer des déjeuners. »

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