Vincent Lindon: « Les gens qui ne sont pas engagés sont complètement dingues »

Vincent Lindon dans La Loi du marché de Stéphane Brizé. © DR
Jean-François Pluijgers
Jean-François Pluijgers Journaliste cinéma

Vincent Lindon parle comme il joue: vrai. Il est épatant dans La Loi du marché, de Stéphane Brizé, où il incarne un ouvrier opposant sa dignité au système, un emploi lui ayant valu un prix d’interprétation largement mérité à Cannes.

On peut afficher quelque 30 ans de carrière, et n’être point blasé le moins du monde. Ainsi Vincent Lindon, dont la filmographie, déflorée en 1983 par Le Faucon, de Paul Boujenah, aligne désormais une bonne soixantaine de titres, jusqu’au dernier en date, La Loi du marché, de Stéphane Brizé, découvert il y a quelques jours à Cannes. L’entretien, chaleureux, s’est à peine achevé qu’il apprend l’excellent démarrage du film dans les salles françaises, où il est sorti au lendemain de sa présentation en compétition. Et le visage de l’acteur de s’illuminer, façon gamin déballant son cadeau de Noël, avant de partager son bonheur à la cantonade -réalisateur, attachées de presse, journalistes… De quoi donner tout son relief à une réflexion formulée en cours d’interview: « Je suis très heureux de faire des films comme La Loi du marché, cela renvoie à quelque chose que m’a appris mon père. Plus jeune, je soutenais Harlem Désir et son association, S.O.S. Racisme. Mais les choses n’évoluaient que fort lentement, et je me demandais « A quoi bon? » Mon père m’a alors dit que si Désir arrivait à faire changer d’avis ne serait-ce qu’une personne, son action aurait été utile. De même aujourd’hui: si une seule personne adopte une autre attitude après avoir vu ce film, je serai heureux. J’espère qu’il y en aura plus, mais une seule suffirait… »

Un citoyen politique

Comme nombre de ses choix, La Loi du marché n’a rien d’anodin. Inscrit dans le réel, le film de Stéphane Brizé (leur troisième en commun, après Mademoiselle Chambon et Quelques heures de printemps) respire au rythme de Thierry, un ouvrier à l’entame de la cinquantaine, sacrifié sur l’autel du profit. Et qui, après vingt mois de chômage, va accepter un travail de vigile le confrontant bientôt à un dilemme moral, question de dignité. Toute ressemblance avec des situations existantes (et tendant à se multiplier) n’est bien sûr nullement fortuite, le réalisateur signant là une oeuvre viscéralement engagée. « Ce qui m’attire chez Thierry, ce n’est pas tant son monde, que le monde, et sa façon de le regarder, relève Vincent Lindon. Etant un citoyen, ce monde est aussi le mien, et le vôtre. J’apprécie tout particulièrement que Thierry n’intime rien au spectateur, il ne dit pas comment il y a lieu de penser, mais montre une situation, et invite à y réfléchir, à se poser des questions en citoyen politique. Quand on pense au monde et à ses contemporains, on fait sa propre politique. Il y a 40 ans d’ici, on allait voir des films pour s’évader, et découvrir des histoires comme il ne s’en produit pas dans l’existence. Aujourd’hui, avec des gens comme les frères Dardenne, Ken Loach et d’autres, c’est un peu comme si on allait au cinéma pour scruter la vie réelle. »

L’affichage de ce contenu a été bloqué pour respecter vos choix en matière de cookies. Cliquez ici pour régler vos préférences en matière de cookies et afficher le contenu.
Vous pouvez modifier vos choix à tout moment en cliquant sur « Paramètres des cookies » en bas du site.

Voilà un bon moment déjà que cet ancrage social préside à un volet conséquent de la filmographie de Vincent Lindon, celui qui l’a conduit de Ma petite entreprise, l’un des cinq films qu’il a tournés avec Pierre Jolivet, à Welcome, de Philippe Lioret; de La Crise, de Coline Serreau, jusqu’au Pater d’Alain Cavalier, et l’on en passe. Pour autant, l’acteur récuse l’étiquette « engagé » que l’on serait enclin à lui accoler. « Je suis normal. Ce sont les gens qui ne sont pas engagés qui sont complètement dingues. » Et de faire un rapprochement avec une courtoisie pliant toujours un peu plus sous les assauts semblant vouloir la vouer à la désuétude. « Dans notre monde, quand on salue quelqu’un et qu’on lui demande comment il se porte, on dit de vous: « Il est tellement aimable, et poli. » Il n’y a pourtant rien de plus normal. Je ne suis pas un héros. Parfois, on me parle comme si j’avais sauvé 200 enfants, mais j’ai juste tourné un film. »

Sans surprise, l’acteur, passé maître pour transcender les hommes et les histoires ordinaires, revendique une certaine simplicité, question de cohérence. Et quand, par exemple, La Loi du marché le fait tourner entouré de non-professionnels dans leur propre rôle, lui n’y voit rien que du fort naturel: « Il ne s’agit pas de non-professionnels, mais bien d’acteurs qui jouent pour la première fois, ce n’est pas la même chose, nuance-t-il. Orson Welles n’était pas un professionnel quand il a fait Citizen Kane, c’était la première fois qu’il tournait… (rires) Cela s’est fait facilement: Stéphane sait nous mettre dans la disposition appropriée en nous disant, à moi comme aux autres acteurs, de prendre notre temps, dans le sens de s’accorder avec celui de notre personnage dans la vraie vie. Il nous demande d’essayer d’incarner, d’être, et cela ne tient qu’à ça: je ne me souviens pas m’être jamais dit que je jouais face à un non-professionnel, et je suis sûr que l’inverse était vrai également. J’étais Thierry, tout le temps, de la manière la plus naturelle qui soit. »

L’habit fait le moine

Le résultat à l’écran est d’ailleurs éloquent, et Lindon se révèle, comme bien souvent, d’une sobre et absolue vérité -une qualité qu’il affiche invariablement, qu’il soit maître-nageur dans Welcome, professeur en dermatologie dans La Permission de minuit ou encore jardinier séditieux dans Journal d’une femme de chambre. On l’interroge sur sa technique, il répond attitude: « Je suis tout simplement heureux d’être là, moi, Vincent, enthousiaste à l’idée de faire le film. Quand on est ravi de faire un boulot, cela libère quelque chose. Et puis, si l’on a coutume de dire que « L’habit ne fait pas le moine », pour moi, au cinéma, c’est le contraire: je me demande toujours comment je serai habillé, quelle sera ma voiture, et comment je vais bouger. Je passe par de nombreux détails, et si j’obtiens la forme, le fond va suivre. »

Ainsi va Vincent Lindon, dont la justesse à l’écran n’a d’égale que celle présidant à ses choix, pour composer un parcours nourri d’amitiés (Benoît Jacquot, Pierre Jolivet, Stéphane Brizé…) et de nouvelles rencontres, comme, tout récemment, avec Joachim Lafosse, avec qui il a tourné Les Chevaliers blancs. « Joachim et Stéphane ne travaillent pas du tout de la même manière. Leur rapport aux acteurs est différent. Joachim bâtit le film chaque matin sur le tournage, devant vous, tandis qu’avec Stéphane, la maison est déjà construite, et vous y ajoutez la peinture. Ce sont deux façons complètement différentes de procéder, et les deux me conviennent. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle je fais du cinéma: pouvoir aller d’une extrémité à l’autre. » Avec l’élégance d’un funambule…

Lire également notre critique de La Loi du marché.

Dans le Focus du 5 juin, toujours en kiosque, retrouvez également notre interview de Stéphane Brizé.

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content