Victoria, Justine, Sybil et Virginie

S'éloigant de ses premiers rôles, Virginie Efira confirme dans Sibyl son affection pour les personnages cachant "un gouffre, une vulnérabilité beaucoup plus dense".
Jean-François Pluijgers
Jean-François Pluijgers Journaliste cinéma

Virginie Efira retrouve Justine Triet, la réalisatrice de Victoria, pour Sibyl, le nouveau portrait d’une femme perdant pied. Un emploi à déclinaisons variables dans lequel la comédienne excelle.

2016 restera comme une année charnière dans le parcours de Virginie Efira, que l’on vit coup sur coup dans Elle de Paul Verhoeven et Victoria de Justine Triet, deux films qui devaient, le second surtout, modifier sensiblement son image, réorientant sa carrière dans la foulée. Trois ans plus tard, Continuer de Joachim Lafosse, une adaptation de Laurent Mauvignier initiée par ses soins, Un amour impossible de Catherine Corsini, d’après le roman de Christine Angot, et Le Grand Bain de Gilles Lellouche sont venus étoffer sa filmographie, tout en témoignant d’un art maîtrisé du grand écart. Ce que confirme aujourd’hui Sibyl, le film de ses retrouvailles avec Justine Triet, à savoir le portrait contrasté d’une femme au bord de la rupture avec ce que cela suppose comme embardées envoyant valdinguer des apparences par trop policées. Un rôle complexe dont l’actrice s’acquitte avec un aplomb appréciable, et qu’elle s’apprête à venir défendre sur la Croisette: l’histoire aimant repasser les plats, c’est à Cannes que le film prendra son envol, le duo Triet-Efira, qui avait illuminé la Semaine de la critique avec Victoria, ayant cette fois les honneurs de la compétition. Ce qui valait bien une conversation téléphonique avec l’actrice, évoquant leur relation privilégiée…

« Entre Justine et moi, les retrouvailles n’étaient pas programmées, ça aurait été une idée un peu triste qu’il y ait une sorte de contrat implicite disant: « Sache que l’on va faire le prochain ensemble aussi. » Surtout que nous avons tissé un lien d’amitié assez fort, il ne fallait pas que ça intervienne. Je craignais d’ailleurs, après Victoria , que Justine ne me raconte pas ce qu’elle voulait faire si je n’en étais pas, de peur de me chagriner. Donc, je n’arrêtais pas de lui dire  » Ce serait super que tu travailles avec machine, ou truc » , énumérant toutes les actrices de France et de Belgique, et lui disant « pas moi, pas moi… » Je voulais également, et c’est ce que nous avons réussi à faire, que l’on trouve une entente en dehors du cinéma et de l’idée de travailler ensemble. Après, Justine, dans son processus de création, aime creuser, chercher au même endroit sans reproduire. Ça aurait pu être dans un autre film, plus tard, mais c’était là. J’ai lu le scénario, et au tournage, il a fallu savoir comment on allait utiliser le fruit de cette intimité-là pour avancer et chercher, sinon plus loin, en tout cas ailleurs… »

Au bord du gouffre

Si Victoria et Sibyl présentent incontestablement un air de famille, les deux films sont différents à bien des égards. Alors que le premier s’engageait, par des chemins détournés s’entend, du côté de la comédie romantique en faisant l’économie du sucre l’enrobant le plus souvent, remplacé par un sens aiguisé du décalage, le second arpente, sous couvert d’excentricités diverses, ludique et grave à la fois, une veine plus ouvertement dramatique. Pour faire le lien, deux femmes confrontées à la même angoisse de perdre pied, registre dans lequel Virginie Efira excelle. « Tant dans Victoria que dans Sibyl , on se trouve dans une situation où en apparence, les choses paraissent parfaitement en place, avec une femme ayant des enfants, un travail qui a fait suite à ses études, le cheveu propre. Et puis, derrière, il y a un gouffre, et une vulnérabilité beaucoup plus dense. C’est intéressant à jouer, des choses en deux temps, d’avoir quelqu’un semblant tout maîtriser et de voir que ce qui s’inscrit derrière est pratiquement l’inverse. Ce ne sont pas des personnages d’un seul bloc. » Qualité déteignant sur deux films qui, parmi d’autres mérites, résistent à toute qualification réductrice, drame et comédie s’y chevauchant dans une partition aussi stimulante que bien réglée.

La réalisatrice Justine Triet (au centre) a libéré le jeu de Virginie Efira:
La réalisatrice Justine Triet (au centre) a libéré le jeu de Virginie Efira: « C’est comme si, tout à coup, elle avait déverrouillé des choses chez moi ».

Celle de Sibyl voit donc l’actrice incarner une psychanalyste qui, en dépit du scepticisme de son éditeur, décide un jour de revenir à ses premières amours, l’écriture en l’occurrence. Un élan qui n’ira pas sans divers accrocs, a fortiori dès lors qu’elle ne renonce pas totalement à sa pratique professionnelle, conservant quelques patients auxquels vient bientôt s’ajouter Margot, une actrice en prise à des problèmes inextricables, celle par qui le déraillement va, inexorablement, s’opérer. Matière féconde dans laquelle Virginie Efira s’engouffre non sans délectation, embrassant jusqu’aux situations les plus improbables avec un naturel irrésistible. Et de l’interroger sur la part d’elle-même projetée dans Sibyl…: « Dans la manière de travailler de Justine, on fait avec sa propre matière. On a tous, vous comme moi, des moments où l’on ne sait pas si le sens de sa vie est juste; où, pendant que l’on est en train de vivre une chose, on pense à une autre; où une histoire vécue précédemment se manifeste intensément dans le souvenir et donne une résonance à un autre moment. Ce sont des éléments comme ceux-là qui font que l’on retrouve quelque chose de soi, parce que nous ne sommes pas tous sur des rouages, parfaitement sûrs de nos actes, avec les repères nécessaires. Tout le monde peut éprouver un vide existentiel, ne plus comprendre exactement pourquoi on avance. C’est donc plus abstrait que concret. Jouer, c’est une manière d’explorer ce que l’on est en amplifiant certains endroits, mais c’est à l’intérieur de soi qu’on trouve. Le personnage, je n’ai pas le sentiment qu’il soit très loin, mais il faut aller le chercher. »

Pas dans le préfabriqué

À cet égard, la rencontre avec Justine Triet aura constitué un déclic – « c’est comme si, tout à coup, elle avait déverrouillé des choses chez moi »-, libérant au passage le désir réel de jouer de la comédienne. Non sans la débarrasser des complexes qu’elle pouvait nourrir, de son propre aveu, pour n’avoir pas suivi la filière classique du conservatoire ou d’une école spécialisée, son CV s’étant dans un premier temps décliné à la télévision. « À un moment, tu te dis qu’il faut arrêter de te juger en permanence. Mais il faut aussi des regards qui te le permettent, et celui de Justine était très fort dans l’idée d’assumer plus profondément ce que l’on est. » Ce premier cap, intime, franchi, la suite coulerait presque naturellement de source: « J’ai eu accès à des rôles assez denses, complexes, plus sombres, plus sexués, parfois plus retors, ça s’est vraiment élargi. C’est une perception concrète vraiment chouette: tu sais que tu ne seras plus dans le préfabriqué, mais que tu peux aller également vers un cinéma qui, je l’espère, est resté généreux, et pas complètement soumis aux codes commerciaux, tout en ayantquand même le souci du public. »

Un cinéma respectant les spectateurs et leur intelligence, en somme, et un modèle dont Sibyl pourrait apparaître comme une sorte de prototype. Non contente de s’y mettre à nu, dans différentes acceptions de l’expression – « la représentation de la sexualité au cinéma est vraiment quelque chose qui m’intéresse », souligne-t-elle, référence aux scènes d’amour assez crues que Justine Triet a essayé de filmer comme des scènes d’action-, elle s’y multiplie sur les fronts les plus divers. Ainsi, par exemple, d’un film dans le film où, débarquée impromptu pour ainsi dire, elle aura l’occasion de faire l’expérience de la facette la plus névrosée du milieu. « Franchement, ça peut fort varier d’un film à l’autre. J’ai vécu des films où j’avais envie de prendre des notes tellement il se passait des choses absurdes, drôles, folles… C’est particulier: il faut pouvoir, dans ces moments assez courts, capter la vie avec la caméra, ce qui peut tout de suite créer des choses vaguement hystérisées… » Ainsi pour Never Talk to Strangers, le tournage mouvementé sur lequel Margot l’appelle à son chevet, et qui a pour cadre l’île de Stromboli. C’est dire si le film charrie un imaginaire cinéphile, convoquant le souvenir de Roberto Rossellini et Ingrid Bergman. Constat que Virginie Efira s’efforce de nuancer: « On ne marchait pas dans leurs pas, en ce sens où le Stromboli n’est pas le cadre du film de Justine, mais bien celui de l’un de ses personnages, Mika. Si l’on avait dû tourner nous-mêmes notre film à Stromboli, ça aurait été trop écrasant. Là, c’est intéressant et assez juste, parce que c’est le tournage qui s’y déroule, et visuellement, avec le volcan en ébullition, le magma, on y trouve un tas de choses, tourner dans des endroits pareils est assez dément. Et effectivement, il y avait dans le village la petite maison où vivait Rossellini avec Bergman. Ça se rejoint aussi à un autre niveau: il y a eu beaucoup de choses autour de ce tournage. Ingrid Bergman écrit à Rossellini, une très belle lettre d’ailleurs, où elle lui dit qu’elle voudrait tourner avec lui. Ils tombent amoureux, et il la sort de cet endroit hollywoodien où elle était célébrée pour l’emmener vers un cinéma complètement neuf, néoréaliste, et ça prend tout de suite. Le film raconte ça aussi avec une femme qui arrive de quelque part à Stromboli où il n’y a rien… J’aime bien que les histoires qu’il y a en dehors se reflètent sur le tournage, mais cela aurait été malvenu que notre propre film se fasse là.  » Question de distance, mais aussi d’élégance…

Sibyl, de Justine Triet. Avec Virginie Efira, Adèle Exarchopoulos, Gaspard Ulliel. Sortie le 29/05. Critique dans Focus du 30/05.

Victoria, Justine, Sybil et Virginie

Femmes au bord de la crise de nerfs

Découvert en 2016 à la Semaine de la Critique, Victoria, le second long métrage de Justine Triet ( La Bataille de Solférino), réinventait Virginie Efira, trouvant là un rôle à la mesure d’un talent qui n’attendait, à l’évidence, qu’à se libérer. Soit Victoria Spick, avocate en passe de perdre le contrôle de ses vies privée comme professionnelle, la première jetée en pâture sur un blog par un ex indélicat; la seconde compliquée par une suspension de barreau. Confusion à laquelle ajouteront encore la défense d’un ami dans un procès avec un chien pour principal témoin et la réapparition d’un ancien client dealer dont elle fera son baby-sitter. Soit une femme au bord de la crise de nerfs, et l’emploi qui réorientera la carrière de l’actrice, ajoutant ici au tempo et à l’abattage de la comédie une intensité dramatique insoupçonnée.

Trois ans plus tard, le duo Justine Triet-Virginie Efira est reconstitué pour Sibyl, une comédie dramatique ayant les honneurs de la compétition cannoise. La comédienne y campe une psychanalyste décidant de revenir à ses premières amours, l’écriture, non sans garder quelques patients -un sevrage, sur la route de l’abstinence. Moment où elle reçoit un appel à l’aide de Margot (Adèle Exarchopoulos), une actrice plongée dans une profonde détresse qu’elle va accepter de recevoir, mettant ce faisant le doigt dans un engrenage qui lui échappe aussitôt. La parenté avec Victoria est évidente, mais la partition s’enrichit encore. Et si le film tangue, de manière parfois incertaine, entre drame intime et satire (avec notamment un film dans le film pas piqué des hannetons), Virginie Efira s’y acquitte, pour sa part, avec brio d’un numéro d’équilibriste. À voir dès le 29 mai…

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