Un film peut-il agir directement sur la politique?

Mark Ruffalo incarne Rob Bilott, "l'avocat qui devint le pire cauchemar de DuPont".
Louis Danvers
Louis Danvers Journaliste cinéma

Avec Dark Waters, Todd Haynes renoue avec le thriller politique des années 70 tout en interpellant sur d’inquiétantes réalités bien d’aujourd’hui. Rencontre.

On s’interroge parfois et même souvent au sujet de l’impact potentiel du cinéma sur la vie réelle, sur la société. Un film, même politique, même engagé, n’est-il jamais qu’un film? Ou peut-il provoquer une prise de conscience, avoir un effet direct sur le cours des choses? La présentation de Dark Waters au Parlement européen voici quelques jours et l’invitation à s’y exprimer publiquement faite à son réalisateur, son acteur principal et l’homme dont s’inspire son scénario, sont une forme de réponse pour ce film narrant le combat de l’avocat Robert Bilott au nom des victimes d’une pollution causée par le géant de la chimie DuPont aux États-Unis. Bilott, Mark Ruffalo qui l’incarne et le réalisateur Todd Haynes ont ainsi pu témoigner d’une démarche citoyenne autant que cinématographique, Ruffalo dénonçant non seulement les dangers liés aux produits chimiques (singulièrement le Téflon, présent dans notre organisme) mais aussi ceux que fait courir l’exploitation du gaz de schiste chère à Donald Trump. De l’impact direct, Dark Waters (lire également notre critique) en avait déjà eu à sa sortie aux États-Unis, faisant chuter le cours de l’action de la société visée…

Éveiller les consciences

« Bien sûr que les films peuvent être un outil, offrir un point de connexion pour relater des histoires. Et certainement faire s’élever la conscience des spectateurs à propos de certaines questions. Ça a été prouvé à travers tellement de films sur la justice sociale produits à Hollywood ou ailleurs« , commente Todd Haynes. Le cinéaste met en exergue Erin Brockovich (2000), le film de Steven Soderbergh narrant la lutte -réelle- d’une jeune mère de famille (jouée par Julia Roberts) pour prouver les ravages causés par des rejets industriels toxiques sur les habitants d’une petite ville de Californie. « Le grand écho provoqué par le film a tellement éveillé les consciences qu’un changement de législation a eu lieu à sa suite« , rappelle-t-il, revenant à Dark Waters pour dire à quel point « notre espoir à tous, à Mark Ruffalo, aux producteurs et à moi, était clairement d’attirer l’attention sur cette histoire et ses implications, sur le cheminement sordide et compliqué de DuPont pour nier les dégâts causés par ses unités de production de Téflon« . « C’était la motivation première de Mark quand il m’a amené le projet en tant qu’acteur et producteur. Ce fut celle aussi de Participant Media, déjà attaché au projet quand on me l’a proposé. Ce studio s’est donné pour mandat de produire des films évoquant les questions de justice sociale par le biais de documentaires et de films dramatiques. »

Un film peut-il agir directement sur la politique?

Le réalisateur de Carol et de Far from Heaven reconnaît que ce n’est pas nécessairement sa première inclination en tant que metteur en scène, mais il a trouvé l’histoire « tout à la fois remarquable, choquante », elle l’a « mis en rage, en tant que consommateur, membre du public, victime involontaire de ce genre de pratique liée aux produits chimiques répandus dans nos vies quotidiennes« . Le matériau était somme toute très neuf pour lui sur le plan créatif, mais Todd Haynes avait « toujours aimé ces films sur les lanceurs d’alerte (« whistle blowers ») réalisés durant l’âge d’or du cinéma américain que furent les années 70, particulièrement la trilogie d’Alan J. Pakula: Klute, The Parallax View et All the President’s Men ». Pour lui, Dark Waters offrait « les voies et moyens d’évoquer ce sens de trouble psychologique et émotionnel, cette manière de questionner les relations d’un individu avec la société, avec les différents systèmes de pouvoir auxquels il se trouve confronté, que proposaient avec tant de force ces films que j’adore et que je revois régulièrement. Que les faits concernés soient si récents (le début des années 2010, NDLR) ajoutait à l’excitation de pouvoir renouer avec le style de mise en scène des années 70 que j’admire tellement! »

Ça m’a mis en rage, en tant que consommateur, membre du public, victime involontaire de ce genre de pratique liée aux produits chimiques répandus dans nos vies quotidiennes.

Un pont, des tranchées

« C’est comme jouer avec des instruments différents, explique le cinéaste à propos de son travail sur Dark Waters, mais en même temps, j’avais déjà cette habitude d’opérer des recherches très fouillées à propos des milieux et des époques où se déroulaient mes films précédents, comme celle du glam rock des seventies pour Velvet Goldmine ou la vie de Bob Dylan pour I’m Not There. Je basais toujours mes libertés créatives sur un fond de réalité. Cette fois, bien sûr, j’ai pu aller sur les lieux mêmes où les faits se sont déroulés et m’en imprégner. J’y ai trouvé un remarquable potentiel visuel et dramatique. J’avais à ma disposition une merveilleuse boîte à outils pour raconter cette histoire. Et tous ces gens autour de nous qui avaient vécu les événements, qui nourrissaient notre travail. À commencer bien sûr par Rob Bilott, qui était toujours disponible et dont la présence sur le set fut précieuse. Et puis je tournais à Cincinnati, une ville que j’aime beaucoup et que j’avais déjà utilisée pour reconstituer le New York des années 50 dans Carol »

La sortie de Dark Waters a certes suscité le débat aux États-Unis, mais les positions des uns et des autres ne semblent guère évoluer entre pourfendeurs des abus de l’industrie et défenseurs de l’entreprise avant tout, souvent climato-sceptiques par-dessus le marché… « Il est triste de constater que les partisans de telle ou telle option ont creusé des tranchées dont ils ne sortent plus pour débattre vraiment, regrette Todd Haynes. Le pays est divisé en deux, et dans chaque camp on ne s’intéresse qu’aux informations (vraies ou fausses) qui alimentent une conviction déjà faite. Franchement, un de ces camps vit dans l’illusion d’un passé révolu, s’accroche désespérément à un monde qui n’existera plus dans le futur et n’existe déjà plus en bonne partie. Il nie la réalité. C’est un parti entier qui est captif de ce tyran qui occupe la Maison-Blanche. » Le cinéaste ne perd pas espoir pour autant. « Je pense qu’un sujet tel que celui soulevé par Dark Waters peut et doit dépasser les blocages partisans. Mais ça ne sera pas facile. Un projet de loi a été introduit au Sénat, mais parce qu’il l’a été par Bernie Sanders, il n’a aucune chance de passer, les Républicains étant majoritaires. Mais bon, une conversation est entamée, dont j’espère qu’elle va mener à des résolutions. L’électorat se préoccupe de ces questions et les candidats aux élections ne pourront plus l’ignorer. Notre film a reçu des réactions positives de spectateurs se définissant comme conservateurs. J’ai voulu qu’il soit équilibré dans sa manière de présenter la Virginie-Occidentale, la ville de Cincinnati qui penche assez clairement du côté conservateur, dont elle fut un bastion idéologique dans le passé. La religion n’est pas attaquée dans le film mais présentée comme un lien entre les gens, indépendamment de leur classe sociale. En plus, le héros de l’histoire est dans le mauvais camp, au début. Il est avocat pour les industriels et défend leurs intérêts. De quoi faire de lui un « passeur » crédible et acceptable quand il change de perspective. Je pense que Dark Waters est un pont, apte à enjamber quelques tranchées… »

Le syndrome chinois

Un film peut-il agir directement sur la politique?

Todd Haynes avait tout juste 18 ans quand sortit The China Syndrome, film qu’il cite aujourd’hui comme celui d’une prise de conscience personnelle… et une source lointaine de son engagement pour Dark Waters. Produit par la Columbia, réalisé par James Bridges, le film de 1979 voit une journaliste (Jane Fonda) visiter une centrale nucléaire en Californie et être témoin, avec son équipe de tournage, d’un emballement du réacteur et des efforts des techniciens pour y remédier. Les autorités souhaitent bien sûr garder l’incident secret, mais la journaliste veut en savoir plus. Interrogé par elle, le responsable de la centrale (Jack Lemmon) finira par lui révéler que le danger est en fait énorme… Présenté au Festival de Cannes, où Lemmon obtint le prix du meilleur acteur, The China Syndrome allait remporter un très grand succès et déclencher le débat sur les dangers du nucléaire. Ce qui était conçu comme un thriller catastrophe un brin dénonciateur devint le point de départ d’une prise de conscience collective, et d’une tendance cinématographique durable, dont Dark Waters est le dernier exemple en date. La signification du titre? Le « syndrome chinois » désigne le plus grave effet d’une fusion du coeur d’un réacteur nucléaire, quand les éléments combustibles percent les barrières de confinement et s’enfoncent sous terre sans pouvoir être arrêtés…

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