Tenet: Christopher Nolan, le maître du temps
Avec Tenet, Christopher Nolan revient à l’une de ses obsessions, le temps, manipulé film après film, de Memento à Interstellar. Et dont il propose, dans ce blockbuster convoquant la physique quantique, de modifier la direction…
Du temps, Stanley Kubrick considérait qu’il était peut-être le bien le plus précieux à disposition d’un cinéaste. Et de s’appliquer à en faire son allié, peaufinant ses projets avec un soin maniaque des années durant -il s’en écoulera douze entre Full Metal Jacket et Eyes Wide Shut, ses deux derniers films. Disciple du cinéaste américain, dont il supervisait en 2018 la restauration du 2001: A Space Odyssey, Christopher Nolan a, pour sa part, entrepris de faire du temps son jouet. Une intention esquissée dès son premier long métrage, Following, un polar malin bousculant habilement la chronologie (en plus de rendre un hommage grinçant au maître, Bill, le personnage central de l’histoire, nourrissant ses rêves d’écriture à l’ombre d’une photo de Jack Torrance/Jack Nicholson dans The Shining), et qui n’a cessé depuis d’irriguer sa filmographie. Tout juste déboulé sur les écrans après une sortie moult fois différée, Covid oblige, Tenet en apporte aujourd’hui une nouvelle démonstration, le film s’appuyant sur un concept audacieux où le temps n’est plus nécessairement unidirectionnel, la notion d’inversion, suggérée par son titre palindrome, trouvant à l’écran des expressions multiples. Ainsi, déjà, d’une bande-annonce où, parmi d’autres images fortes, une balle retrouvait le canon de l’arme dont elle était sortie après l’impact sur sa cible.
Cette scène, l’ouverture de Memento, le thriller qui révélait Nolan il y a tout juste 20 ans, en constituait en quelque sorte le brouillon, rembobinant pareillement la trajectoire d’une balle à l’issue d’une fusillade sanglante. Nul effet gratuit cependant: le cinéaste britannique y mettait en scène un homme tentant de venger l’assassinat de sa femme, dessein contrarié dès lors qu’il souffrait d’amnésie antérograde, se souvenant de détails de son passé, mais étant dénué de mémoire à court terme. À quoi il tentait de remédier à grand renfort de tatouages aide-mémoire et de polaroïds dûment annotés, la narration progressant à rebours, manière la plus efficace d’épouser la condition du protagoniste principal. « On peut tenter un rapprochement avec l’approche fractionnée du temps d’un Nicholas Roeg, nous confiait à l’époque le réalisateur, qui citait également The Offence, de Sidney Lumet, pour sa structure. Mais j’ai surtout essayé d’appliquer des principes que l’on trouve dans la littérature. Graham Swift, avec son travail sur les lignes du temps qu’il enchevêtre, m’a beaucoup impressionné. Il explore de nouvelles expériences narratives, inconcevables en s’en tenant à la stricte chronologie. »
Nolan saura s’en souvenir qui, après Insomnia –un thriller où le temps semble se dilater jusqu’à s’estomper cette fois, sous l’effet conjugué des insomnies d’Al Pacino et du jour permanent enveloppant l’Alaska-, The Prestige et ses tours de passe-passe, et la relance concluante de la franchise Batman, s’attèlera, avec Inception et Interstellar, à des puzzles narratifs reposant sur la déconstruction de l’espace comme du temps. Une entreprise audacieuse, pour des films transcendant allègrement leur profil de blockbuster hollywoodien par leur ambition -jusqu’à convoquer des notions de physique quantique, pas moins. Si Memento était la matrice de l’oeuvre, Inception en apparaît comme le premier aboutissement, le film où les obsessions récurrentes du réalisateur ont trouvé une traduction visuelle résolument ébouriffante. Le scénario s’appuie sur un concept gonflé: maître en espionnage industriel, Cobb (un patronyme qu’il partage avec un margoulin à l’oeuvre dans… Following) est spécialisé dans l’extraction des secrets les plus précieux dans l’inconscient de ses victimes, qu’il infiltre à la faveur de leurs rêves. Moment où, devenu un fugitif, il se voit confier une ultime mission pour solde de tout compte, à savoir non pas dérober mais implanter une idée dans l’esprit de l’héritier d’un empire industriel, l’invitant… à le démanteler.
Le point de départ d’une intrigue à tiroirs aspirant les protagonistes (et le spectateur à leur suite) dans trois niveaux de rêves successifs assortis de temporalités différentes, en un voyage aussi passionnant que labyrinthique, construction mentale défiant les lois de la physique tout en ménageant son lot de frissons -voir Paris littéralement se replier ressortit à la pure magie cinématographique. Sans oublier un climax en apesanteur, les rêves s’emboîtant en quelque architecture complexe et limpide à la fois, laissant les personnages suspendus dans un espace où la réalité, aléatoire, semble se dérober, à moins que… Ou comment concilier grand spectacle et réflexion spéculative dans un film de hold-up à la mécanique aussi inédite qu’imparable. « Si j’apprécie tout particulièrement le thriller, c’est notamment parce que la nature cinématographique de l’expérience est acceptée et même requise, avec tout ce que ça ouvre comme perspectives en termes de mise en scène et de mixage sonore par exemple. C’est très grisant d’un point de vue technique », observait encore Nolan, dont le moins que l’on puisse dire est qu’il a su en exploiter les possibilités comme peu d’autres.
Le concept dicte l’action
S’il poursuit des marottes toutes personnelles, le réalisateur se frotte, dans Interstellar, à un autre genre emblématique du cinéma, l’aventure spatiale. Le film s’ouvre alors que, déjà confrontée à une pénurie alimentaire, la Terre fait face à un désastre écologique imminent. Perspective funeste que pourrait toutefois contrebalancer la découverte d’un nouveau trou de ver dans l’espace-temps, faille vers laquelle va être envoyée une expédition de la dernière chance pour tenter de trouver dans une autre galaxie une planète habitable par l’homme. À charge bientôt pour Cooper, l’astronaute à la tête de la mission, de transmettre à sa fille depuis le futur les informations quantiques nécessaires à l’opération. Et l’occasion pour Nolan de témoigner de sa maestria coutumière, le film faisant du temps une dimension physique dont il arpente les couloirs dans un ballet cosmique que rythment d’impressionnantes visions -l’on n’a pas oublié, bien sûr, la vague-montagne s’abattant au ralenti sur l’équipage du vaisseau spatial, résultat d’un glissement temporel s’imposant aux protagonistes.
Le concept dicte ici l’action, et c’est sans doute là la différence principale entre Tenet et ses prédécesseurs. Le cinéaste y questionne notre perception du temps, et la notion classique communément admise voulant que celui-ci suive un cours unidirectionnel, où passé, présent et futur se succèdent. À quoi il substitue l’idée qu’une inversion de la courbe du temps soit de l’ordre du possible, suivant les principes physiques de l’entropie. Et de le parcourir en tous sens, conformément à un concept certes ingénieux mais quelque peu brumeux, peinant à se matérialiser à l’écran autrement que par divers gimmicks plus ou moins spectaculaires. Et prétexte, en quelque ultime paradoxe non temporel celui-là, à un film plus balisé en définitive que ce à quoi Nolan avait habitué auparavant -jusqu’à Dunkirk, qui revitalisait magistralement le film de guerre, fondant ses trois points de vue en un unique tourbillon bousculant la narration-, le réalisateur s’engageant sur les traces d’un James Bond en quelque héritage cinématographique totalement assumé du reste. Pour un résultat en tous points impressionnant, clinquant même, mais dénué de cette qualité immersive qui valait au spectateur de ses précédents opus d’oublier jusqu’à la notion… du temps.
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