Soul Kitchen: la cuisine de Fatih Akin

Jean-François Pluijgers
Jean-François Pluijgers Journaliste cinéma

Le cinéaste allemand, réalisateur de Auf der anderen Seite, fait un tour du côté de la comédie avec Soul Kitchen, composant, au départ d’ingrédients savoureux, une recette euphorisante. Et se met à table pour Focus…

Le Lido, à quelques heures de la fin de la Mostra. Alors que les festivaliers affichent les traits tirés du cinéphile en manque de sommeil comme de lumière, Fatih Akin déborde, pour sa part, d’une énergie consciencieusement entretenue à coup de cafés serrés. « No coffee, no interview », s’esclaffe-t-il au moment de gagner la terrasse où se déroule l’entretien, tirade qu’il ponctue d’une autre: « A une époque, Scorsese avait coutume de dire: no cocaïne anymore? No interviews anymore! Pour moi, le café suffit… »

Il plane sur la rencontre comme un doux sentiment d’euphorie. Présenté la veille au public -exigeant- de Venise, Soul Kitchen y a reçu un accueil enthousiaste, ce qui n’était pas gagné d’avance, le film consacrant la première incursion d’Akin dans le champ de la comédie. « La soirée d’hier constituait un moment historique pour nous; c’est là que nous avons découvert que le film pouvait vraiment fonctionner et faire rire les gens. Ma peur principale, au départ, était que Soul Kitchen n’apparaisse pas drôle au-delà de Hambourg; une crainte que partageait mon distributeur qui est un ami, mais n’est pas un grand fan du film. Il n’arrêtait pas de me demander si je trouvais cette histoire vraiment drôle. » Et d’imposer au réalisateur l’équivalent allemand d’une projection-test, un « pay-after » où le public découvre un film-surprise et paie après la séance, en fonction de son degré de satisfaction. « Il a organisé cette séance à Fribourg, très loin de Hambourg: on y parle différemment, le temps n’est pas le même, la nourriture non plus, tout est différent, mais à la fin, il y a eu une standing ovation, et les gens ont payé plus qu’ils ne l’avaient fait depuis 8 ans. Dans la foulée, il m’a appelé, enthousiaste, convaincu que le film allait marcher en Allemagne; restait à voir comment il serait accueilli ailleurs. »

Inscrit dans la réalité hambourgeoise, dont il déborde toutefois allègrement, Soul Kitchen a pour point de départ l’histoire de Zinos, un restaurateur devant faire face à des lendemains incertains. Soit un contexte qui doit beaucoup à Adam Bousdoukos, acteur de Gegen die Wand que l’on retrouve ici dans un rôle s’inspirant de sa propre expérience, puisqu’il cumula, pendant une dizaine d’années, les métiers d’acteur et de tenancier d’un restaurant. « L’idée était là depuis un moment déjà, poursuit Fatih Akin, il fallait toutefois la laisser mijoter. Avec Adam, nous n’avons jamais cessé d’y travailler, mais peut-être l’heure n’était-elle pas encore venue de tourner ce film, en raison notamment du succès et de ce qu’il implique » -allusion à l’Ours d’or glané par Gegen die Wand, en 2004, suivi, 3 ans plus tard, par le Prix du scénario obtenu à Cannes par Auf der anderen Seite. A cet égard, Soul Kitchen a des allures de respiration pour Fatih Akin, engagé, avec ces 2 films, dans sa « love, death and devil trilogy » –ne lui reste donc plus qu’à s’acoquiner avec le diable.

Soul Kitchen: la cuisine de Fatih Akin
© DR

A quoi s’ajoute que le film vient désormais à point nommé: « C’était presque trop tard. C’est un film sur ma génération et le portrait d’un style de vie dont chaque jour qui passe m’éloigne un peu plus. Je vieillis, j’ai un enfant, et je ne peux plus vivre à ce rythme. La vie de clubs cède la place à une autre, mais je ne veux pas, à 50 ans, tourner un film sur mon passé, l’époque où j’étais jeune, et toute cette merde sentimentale. Je le tourne donc maintenant. Et puis, le timing est sans doute parfait à cause de la crise, mais aussi parce que tout le monde, moi compris, a besoin de rire, et de faire un break par rapport à mes films antérieurs et à ceux que je ferai dans le futur. Soul Kitchen m’a aidé à appréhender comment envisager le futur, j’y ai trouvé matière à une leçon de vie, en rapport avec mes peurs et cette crainte du qu’en dira-t-on dans laquelle j’ai grandi. »

Un chef hystérique

Au-delà, le résultat est rien moins qu’enthousiasmant, et appelle forcément les métaphores culinaires, Fatih Akin semblant avoir procédé tel un chef-coq qui assaisonnerait différents ingrédients pour composer une recette inédite. « On peut voir les choses de la sorte, acquiesce-t-il. Soul Kitchen est un plat composé d’aliments très goûteux, d’autres plus légers, du sel, du poivre avec, au milieu de tout cela, un chef hystérique. Le plus difficile a été de trouver le timing. Et de créer, comme dans une recette, l’équilibre entre tous ces acteurs. »

Autre composante de la cuisine du chef Akin, la musique occupe ici une place prépondérante. « Le film a été conçu comme un DJ set. Le défi était de mixer des morceaux, sans que le public réalise quand un nouveau morceau avait débuté, et de composer un mix de 90 minutes. » Musique et nourriture font ici excellent ménage, des sonorités diverses, de Curtis Mayfield aux Isley Brothers, baignant un film ressemblant par moments à une trépidante jam session où des musiciens de tous bords apporteraient inspiration et énergie. Soit la bande-son imparable d’un film qui est aussi un hommage à Hambourg: « J’aime les villes, qui sont pour moi l’expression de l’humanité. J’ai toujours voulu faire un film dont une ville serait le coeur. Je suis né et je vis à Hambourg, et je voulais voir si je pourrais filmer ma propre ville avec un regard exotique, sans être pour autant touristique. J’aime cette ville qui, parfois, me fait penser à une femme, et dont j’avais le sentiment qu’elle devenait un peu jalouse du fait que je ne l’avais pas encore montrée à l’écran -là-bas, on n’arrêtait pas de me dire: tout cela est fort beau, mais pourquoi ne fais-tu pas un film sur Hambourg? »

Puisant sa dimension universelle dans ce contexte local -voilà une oeuvre qui réaffirme bien haut les valeurs de l’amitié et de la solidarité-, Soul Kitchen dispense des arômes euphorisants. Non sans compléter le cercle du cinéma de Fatih Akin: « Si vous considérez les héros de mes films, depuis le tout début, il s’agit de personnages en quête d’un chez soi. Qu’ils aillent en Turquie, pour essayer de le trouver, ou qu’ils reviennent, ce sont des gens à la recherche de leur identité. Pour la toute première fois, mes personnages ne questionnent pas ce à quoi ils appartiennent, ils le savent, mais ils essayent de le protéger. En un sens, c’est une boucle qui est en train d’être bouclée. »

Soul Kitchen

DE FATIH AKIN, AVEC ADAM BOUSDOUKOS, MORITZ BLEIBTREU, BIROL ÜNEL. 1H39. SORTIE: 31/03. ****

Film modeste en apparence, mais pas moins essentiel pour autant, Soul Kitchen voit Fatih Akin faire un tour De l’autre côté de la comédie. Ce, à travers l’histoire de Zinos (Adam Bousdoukos), un jeune restaurateur hambourgeois traversant une triple mauvaise passe: intime (sa copine part pour la Chine), physique (son dos le fait souffrir le martyre) et professionnelle (la clientèle de sa gargote ne goûte que fort modérément aux trouvailles de son gourmet de nouveau chef). Soit autant de circonstances fâcheuses, encore aggravées par le retour envahissant de son frère Illias (Moritz Bleibtreu), libéré de prison sur parole. Placé dos au mur, Zinos devra faire appel à des trésors d’ingéniosité, à moins d’une recette miracle. La fantaisie culinaire est un genre en soi, que Fatih Akin assaisonne à sa façon, baignant sa kitchen d’un maximum de soul, et d’à peine moins de music. Le résultat est tout bonnement épatant qui, à la manière du Ken Loach de Looking for Eric, réaffirme bien haut les valeurs de l’amitié et de la solidarité. En phase également avec un quotidien mouvant, voilà un film qui se déguste avec un plaisir gourmand.

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