Sean Penn, l’interview exclusive

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Dans This Must Be The Place, Sean Penn campe un rocker dépressif engagé dans un étrange road movie à la recherche d’un criminel nazi. Interview exclusive.

Entre Sean Penn et le festival de Cannes, il y a une longue histoire d’amour, entamée avec le prix d’interprétation obtenu en 1997 pour She’s so Lovely, et qui n’a guère souffert d’interruption depuis. D’hommage ( Indian Runner, en 2000) en présidence de jury (en 2008), sans même parler de ses diverses présences en compétition, comme comédien ou en tant que réalisateur (pour The Pledge), on ne compte plus les occasions où le Festival lui a déroulé le tapis rouge. Barry Levinson ne s’y est d’ailleurs pas trompé qui, dans What Just Happened, découvert en clôture à… Cannes, faisait jouer son propre rôle à l’acteur, sésame ouvrant les portes de la sélection à une production médiocre, Fiercely.

2011 restera toutefois comme un millésime particulier, puisque Penn avait fait le déplacement méditerranéen pour accompagner non pas un, mais deux films: The Tree of Life de Terrence Malick et This Must Be the Place de Paolo Sorrentino, lesquels connaîtront des fortunes diverses tout en ayant en commun d’avoir divisé les observateurs. Sean Penn est un homme occupé. Et l’on ne parle pas, en l’occurrence, d’un emploi du temps hollywoodien qu’il gère à l’évidence à sa main, tournant peu, mais bien en général. Depuis janvier 2010, et le tremblement de terre qui a frappé Haïti, l’acteur s’y est engagé sans compter, créant, avec Diana Jenkins, l’ONG J/P HRO (Jenkins-Penn Haïtian Relief Organisation), et payant largement de sa personne. Toujours en cours, l’action de l’ONG pour l’accueil des réfugiés et la reconstruction haïtienne a été unanimement reconnue, et Libération, qui avait pu suivre le comédien sur le terrain en novembre 2010, n’hésitait pas à parler de « son meilleur rôle« . Qu’il débarque pour quelques heures à Cannes n’empêche d’ailleurs pas l’interprète de Harvey Milk de garder le sens des priorités. L’acteur ne donne les interviews qu’au compte-goutte. Il a veillé, en outre, à ce que chaque journaliste appelé à le rencontrer ait à disposition quelques informations sur ses activités humanitaires, histoire, en définitive, de joindre l’utile au futile. Dont acte.

Le tourneur de pages

Là, pour l’heure, on est donc une quinzaine d’heureux élus à l’attendre dans un salon trop vaste d’un palace de la Croisette. Les chaises ont été soigneusement alignées, et l’on se sent, l’espace d’un instant, l’âme d’un paroissien guettant avec quelque anxiété le moment redouté du sermon. Atmosphère proche du recueillement que, arrivé sur ces entrefaites, il déride d’un « Hi, how are you? » amical, avant de s’installer. L’objet de la rencontre, c’est This Must Be The Place, film de Paolo Sorrentino où il campe Cheyenne, un ex-rocker fracassé, bientôt parti pour un road movie étasunien incertain. « Paolo a un regard profondément original. Tant en termes de sujets que de l’approche qu’il en a, son cinéma est unique et stimulant. Je lui ai dit un jour, en forme de boutade, qu’il faisait des films rapides sur des gens lents, et des films drôles sur la tristesse. » Ce qui, jusqu’à un certain point, pourrait définir le cadre de This Must Be The Place, encore que la drôlerie y soit, pour le coup, accidentelle. Les amateurs d’euphémismes diront de Sean Penn qu’il est un acteur génial; ceux de lieux communs ajouteront l’un des meilleurs de sa génération, voire toutes générations confondues. Et c’est vrai qu’il est tout cela à la fois, lauriers glanés de Colors en Dead Man Walking; de Mystic River en Milk, et on en passe, soit autant de films irradiant d’une intensité rare. A ce point d’ailleurs, qu’il arrive qu’elle échappe à tout contrôle. Ainsi, dans le cas qui nous occupe où, pour donner forme à Cheyenne, Sean Penn n’a pas fait les choses à moitié, se servant dans la garde-robe et la trousse de maquillage de Robert Smith, à quoi il a ajouté quelques ingrédients de son cru -une voix de crécelle, et une démarche poussive en particulier. En quoi l’acteur explique pourtant s’en être remis, pour l’essentiel, à son réalisateur: « Paolo Sorrentino avait une idée très claire de ce qu’il voulait. Il m’a montré des photos de Robert Smith, et de quelques autres, ainsi que des vidéos. Et le personnage a pris forme petit à petit: nous avons eu longtemps pour en parler, le temps que nos plannings s’accordent. Nous avons notamment évoqué différentes questions liées à la dépression, et à la manière dont une dépression peut avoir un impact sur le physique de quelqu’un. Travailler avec un réalisateur ayant une vision aussi précise des choses est un plaisir rare. C’est un peu comme si Paolo était le pianiste, et moi, le tourneur de pages. »
Voire. A le contempler, à l’écran, sous ses attributs de corbeau gothique flapi, impossible, la stupeur passée, de ne pas se poser la question du comment savoir ne pas aller trop loin. Une crainte dont il vous assure qu’elle ne l’a aucunement tenaillé. « Ce qui ne veut pas dire que l’on ne puisse pas échouer. Que cela fonctionne ou non, c’est quelque chose que je laisse à l’appréciation de chacun. » Interrogé derechef sur sa façon d’accéder à un personnage, il vous répond: « par tous les moyens nécessaires« , non sans préciser que chaque film requiert un processus différent. Et d’évoquer les outils auxquels il retourne au stade de la préparation, mais aussi une confiance accrue dans les possibilités du moment: « Je suis un acteur qui aime utiliser l’espace de travail comme une zone exploratoire. J’aime, par exemple, faire beaucoup de prises. Mais si vous travaillez avec quelqu’un comme Clint Eastwood, vous êtes en présence d’un jazzman. Comme en jazz, on a 4 ou 5 personnes sur scène, en train de jammer, et quelque chose de magique en sort. A un moment, pensant pouvoir faire mieux, l’un des musiciens va demander qu’on recommence. Mais s’il va mieux jouer, en effet, la magie sera partie. Cela pour dire que dans un cas comme celui-là, on se prépare non pas pour explorer, mais pour arriver à cette osmose avec les autres acteurs, sachant que ce qui guide Clint, c’est le jazz -c’est ce qu’il est. Et avec quelqu’un d’autre, vous procéderez autrement. Il s’agit de trouver l’angle approprié et de veiller à toujours jouer à la balle avec le réalisateur. »

Une lutte constante

Dans un glissement maladroit, This Must Be The Place confronte le rocker déphasé avec la tragédie du XXe siècle, l’Holocauste, lorsque Cheyenne se lance dans la chasse improbable au criminel nazi qui avait persécuté son père. Le futile rencontre alors l’indicible, en un basculement dont Sean Penn avance une lecture toute personnelle: « Ce thème et celui de la vengeance sont là pour montrer que l’on ne peut avancer dans la vie sans être jamais confronté avec ses ancêtres, ses racines, son histoire intime, les relations et les traditions au sein de sa famille, les relations dans son pays. Je pense que nous ressentons toujours, aux Etats-Unis, les effets du génocide des Indiens d’Amérique, qui n’a jamais été totalement reconnu. En l’état, c’est quelque chose qui reste là, comme un élément corrupteur. Et, d’une manière ou d’une autre, cela peut s’appliquer à n’importe quelle culture, n’importe quel pays. Cheyenne se cherche lui-même. Cette quête est une façon pour lui d’arriver là où il lui faut aller. »
On en revient dès lors à ce qui était le n£ud premier du film, la crise existentielle d’un individu refusant de se soumettre aux règles du showbiz. Cheyenne pourrait, à certains égards, apparaître comme le miroir d’un Sean Penn évoluant à la lisière du système hollywoodien, et qui, à l’époque de Into the Wild, évoquait ses envies d’ailleurs. « Quelle que soit l’idée que l’on se fait de l’art, il n’y a finalement pas tant de gens pour s’exprimer avec créativé tout en restant authentiques. Dans un environnement gouverné par la publicité, c’est une lutte constante avec votre conscience, afin de savoir jusqu’où c’est vraiment vous qui vous exprimez. Tout le monde lutte. Et ce combat ne tient pas uniquement à la célébrité, au show-business ou à ce genre de choses. Même si nous vivions dans un monde équitable, où on payait les professeurs comme les acteurs, et où un acteur, de théâtre ou de cinéma, était rémunéré pour la performance délivrée et rien d’autre, on serait en lutte à partir de sa première prestation. Un acteur est toujours piégé par son propre corps, sa propre nature, son propre rythme, des choses qui peuvent être redondantes ou répétitives. Il faut toujours vivre plus pour pouvoir alimenter quelque chose de nouveau: c’est une obligation vis-à-vis de soi, du public, et c’est un combat supplémentaire quand on sait que l’on est reconnu pour son bagage, avec l’effet pervers que cela génère… » De quoi éclairer la piste de Cheyenne d’un jour nouveau: on ne pourra certes pas faire le reproche à Sean Penn de n’avoir pas essayé de se réinventer .

RENCONTRE JEAN-FRANÇOIS PLUIJGERS, À CANNES.

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