Rencontre exceptionnelle avec James Ivory, l’Américain sans frontières

À 90 ans, le réalisateur de A Room With a View, Howards End et Remains of the Day semble aussi intemporel que ses films... © Getty Images
Jean-François Pluijgers
Jean-François Pluijgers Journaliste cinéma

En compagnie d’Ismail Merchant, son partenaire, James Ivory a signé l’une des plus belles pages de l’histoire du cinéma, 40 ans d’esprit et de raffinement au coeur d’une filmographie cosmopolite. Adapté de E.M. Forster, Maurice, un de leurs classiques, ressort aujourd’hui en version restaurée.

Paris, par une belle journée de mars. James Ivory reçoit dans un appartement des bords de Seine au décor minimaliste. Si sa biographie lui prête 90 printemps désormais, le temps n’a, de toute évidence, guère de prise sur lui et n’a pas entamé son énergie. Le réalisateur américain se multiplie ainsi sur les terrains les plus divers, qui raconte avoir mis la dernière main au script de The Judge’s Will (d’après l’oeuvre de Ruth Prawer Jhabvala, autrice des scénarios de 22 films de la paire Merchant-Ivory) pour Alexander Payne, avant d’embarquer pour la France. Et entend bien profiter de son séjour à Paris, où il va présenter Quartet, le film adapté de Jean Rhys qu’il y tournait en 1980 avec Isabelle Adjani, au festival Toute la mémoire du monde, pour se livrer à un travail d’archéologue -à savoir explorer les films rapportés d’Afghanistan quand il n’était encore qu’un jeune homme. « Un ami a retrouvé du matériel que j’y avais tourné il y a presque 60 ans sans avoir jamais eu l’occasion de le monter. J’ai 10.000 pieds de films 16 mm tournés en Afghanistan, avant les Russes, avant les Talibans, avant les Américains, quand il y avait encore un roi. J’ai conservé ce matériel sans jamais le monter, ce à quoi nous allons maintenant nous atteler, en ignorant ce que cela pourra donner. Étant en Inde à l’époque, je souhaitais me rendre dans un endroit qui soit plus frais. Je ne savais pas grand-chose de l’Afghanistan, si ce n’est que c’était un pays musulman et qu’il y faisait moins chaud qu’en Inde. J’y suis donc allé et j’ai filmé pendant tout un été, amassant ce matériel que je n’avais jamais eu l’occasion d’assembler… »

James Ivory se définit volontiers comme un « Américain international ». Et il y a du globe-trotter chez ce cinéaste dont la carrière s’est déployée aux quatre coins du globe: des États-Unis, où il est né en 1928 à Berkeley, à la Chine; de l’Inde à l’Argentine; de la France à l’Angleterre, où sont situés quelques-uns de ses films les plus fameux comme Maurice (1987), dont sort aujourd’hui la version restaurée. « Je m’intéressais déjà à l’Europe enfant, et j’y suis venu très jeune, à 22 ans, séjournant en France puis en Italie. J’appréciais la vie en Europe, et je ne m’en suis jamais coupé, n’ayant pas souhaité me concentrer exclusivement sur l’Amérique. Cela n’avait rien d’exceptionnel, beaucoup d’Américains venaient alors en Europe, des écrivains notamment qui y vivaient et rencontraient le succès, tout en restant de vrais Américains. »

La route des Indes

Des chemins détournés le conduiront pour sa part en Inde, où sa carrière prendra définitivement son envol au contact d’Ismail Merchant, compagnon et producteur inspiré. Son partenaire, James Ivory explique l’avoir toutefois rencontré à New York. « Il s’était rendu en Californie, pour y soumettre le court métrage The Creation of Woman aux Oscars. Le film a été nominé mais n’a pas remporté le prix, avant d’être sélectionné à Cannes, sous pavillon américain. Il était en chemin lorsque nous nous sommes rencontrés. Je lui ai montré The Sword and the Flute, un documentaire que j’avais tourné en Inde, il a été impressionné, et voilà comment tout a commencé… »

Hugh Grant et James Ivory tournant Maurice au King's College de Cambridge (1986)
Hugh Grant et James Ivory tournant Maurice au King’s College de Cambridge (1986)© Getty Images

Petite cause, grands effets, leur association se révélant l’une des plus fécondes de l’Histoire du cinéma, qui courra de The Householder, en 1963, à The White Countess, en 2005, date de la disparition d’Ismail Merchant, après quoi Ivory ne tournera plus que The City of Your Final Destination, tant il est vrai que la label Merchant-Ivory faisait autorité. « Cette oeuvre n’existerait pas sans Ismail Merchant. Je n’aurais pas pu faire tous ces films s’il n’avait pas été là, je n’en aurais eu ni l’énergie, ni les compétences. C’était un producteur fantastique, brillant dans chaque aspect de la profession, aussi bien au jour le jour sur le tournage (où, pour la petite histoire, il allait jusqu’à cuisiner pour l’équipe et les acteurs, NDLR), qu’au moment de négocier les contrats ou de discuter avec les agents des comédiens. J’ai eu la chance de le rencontrer: nous avons tourné quelque 25 films ensemble, je n’en aurais fait que dix sans lui. »

À ce duo illustre, il convient donc d’ajouter Ruth Prawer Jhabvala, scénariste d’origine allemande autrice des scripts d’une vingtaine de leurs films, à l’initiative de Merchant. « J’avais fait l’école de cinéma, mais je n’avais jamais pensé devenir réalisateur. En fait, à mes débuts, je ne savais pas vraiment en quoi consistait le travail d’un metteur en scène. J’ai commencé à tourner des documentaires, et j’ai donc appris sur le tas. Ismail, de son côté, avait toujours voulu faire des films de fiction. C’était son idée. Il voulait faire The Householder , et il a établi les règles, me disant de le mettre en scène, et à Ruth d’écrire le scénario, bien qu’elle n’ait jamais écrit auparavant. Il a balayé ses objections en lui disant: « Aucune importance, je n’ai jamais produit de film ». » Et leur association de faire florès, le réalisateur en détaillant les rouages, faits d’échanges épistolaires assortis, du moins le suppose-t-on, d’une solide dose de patience: « Le plus souvent, Ruth était en Inde, et moi à New York, où j’ai toujours vécu. Impossible de se téléphoner: on parlait trois minutes, et puis la communication était coupée. Nous échangions des centaines de lettres, on se rencontrait de temps en temps, et petit à petit, le scénario progressait. Quand elle pensait avoir terminé, elle me l’envoyait, je faisais mes commentaires et le lui renvoyais, pour qu’elle le retravaille. C’étaient des échanges permanents entre New York et Delhi, rythmés par nos rencontres occasionnelles en Inde, jusqu’au jour où elle est venue vivre avec son mari à New York. »

Ruth Prawer a largement contribué au succès du label Merchant-Ivory. Invité à circonscrire celui-ci, le réalisateur observe une réserve prudente: « Pour moi, il s’agit d’une collection de films, tournés dans différents pays, sur une vaste période, et variant par leurs sujets. S’ils ont quelque chose en commun, c’est la qualité de l’écriture, et la beauté de leur photographie. » On y ajoutera le souci du détail, le raffinement et une certaine légèreté, aussi sérieux les sujets soient-ils – « Cela me correspond, sourit Ivory. Je vous invite d’ailleurs à revoir The Bostonians, d’après Henry James, un film fort drôle sur un thème on ne peut plus sérieux, les droits des femmes. » Et l’une des multiples adaptations littéraires qui émaillent une filmographie où à James encore ( The Europeans, The Golden Bowl) répondent Jane Austen pour Jane Austen in Manhattan, ou E.M. Forster avec A Room with a View, Maurice et Howards End.

Rencontre exceptionnelle avec James Ivory, l'Américain sans frontières
© Getty Images

Incidemment, ces trois derniers et The Remains of the Day vaudront à James Ivory de devoir, à compter du mitan des années 80, se coltiner malgré lui la réputation de plus Anglais des cinéastes américains. « C’est une idée fausse, observe-t-il, un poil irrité. Je n’ai tourné que quatre films anglais sur 24, et je n’apprécie pas outre mesure que l’on me désigne de la sorte. Mais il y a une raison à cela, à laquelle je ne peux rien, c’est que ces quatre films ont été autant de grands succès. Tout le monde les a vus, et se souvient donc de moi en ces termes… » La rançon de la gloire en somme, le cinéaste ne trouvant pour autant pas d’explication rationnelle à l’excellence de l’accueil réservé à ces films: « Je pense qu’ils sont sortis au moment opportun, c’est tout. Peut-être ne rencontreraient-ils pas un succès comparable aujourd’hui? Et peut-être n’aurait-ce pas non plus été le cas plus tôt. J’imagine qu’à l’époque de A Room with a View , l’humeur du public était à une comédie romantique située en Italie. On a d’ailleurs assisté à un phénomène voisin dernièrement pour Call Me By Your Name (dont James Ivory est le scénariste oscarisé, NDLR): deux jeunes gens amoureux, un cadre idyllique, l’été, tout semble merveilleux, qui n’aurait pas envie de cela? Je suis plus étonné qu’un film plus amer et plus sombre comme The Remains of the Day ait connu un immense succès, tout comme Howards End , le plus long de nos films, avec des conversations sans fin. Je ne puis l’expliquer. »

Politique malgré lui

Deux ans après ce dernier, c’est au tour de Maurice de bénéficier aujourd’hui d’une ressortie, bénéficiant pour le coup d’une restauration exemplaire. Soit, réalisé, une fois n’est pas coutume, sans le concours de Ruth Prawer, accaparée par l’écriture de l’un de ses romans (« mais elle nous avait donné quelques bonnes idées », sourit James Ivory), le second volet de la trilogie « forsterienne » qu’avait ouverte A Room with a View en 1985. « Nous nous étions alors rendus au King’s College, à Cambridge, pour en obtenir les droits. Ils étaient surpris que nous ayons choisi ce roman, et non A Passage to India , qu’ils nous proposaient de porter à l’écran. Venant de faire Heat and Dust , qui était encore à l’affiche, nous n’avions pas envie de tourner un autre film du même genre, situé à la même époque. En outre, La Route des Indes était un livre tellement célèbre que l’adapter nous aurait certainement valu des problèmes. D’où notre décision de plutôt jeter notre dévolu sur A Room with a View , même s’ils en sont restés stupéfaits. » Les ayants droit ne seront guère moins surpris quand la paire Merchant-Ivory leur annoncera vouloir adapter Maurice deux ans plus tard, se montrant à nouveau hésitants pour des raisons sensiblement différentes toutefois. « Ils considéraient ce roman inférieur aux autres titres de Forster, estimant qu’il n’était pas aussi abouti. Ils craignaient que sa transposition au cinéma ne puisse nuire à la réputation littéraire de l’auteur. Nous avons toutefois réussi à les convaincre. » Sans égaler le succès de A Room with a View, le film bénéficiera d’un accueil chaleureux, son incontestable réussite artistique lui valant par ailleurs trois prix lors de la Mostra de Venise. Ivory y partagera le Lion d’argent avec Ermanno Olmi (pour Longue vie à la signora), tandis que Hugh Grant et James Wilby repartaient avec le prix d’interprétation, la musique de Richard Robbins étant également récompensée.

L’affichage de ce contenu a été bloqué pour respecter vos choix en matière de cookies. Cliquez ici pour régler vos préférences en matière de cookies et afficher le contenu.
Vous pouvez modifier vos choix à tout moment en cliquant sur « Paramètres des cookies » en bas du site.

Maurice est le récit d’une passion amoureuse, celle unissant deux garçons bien nés dans le contexte répressif et puritain de l’Angleterre édouardienne. « Forster n’avait pas autorisé la publication de Maurice de son vivant, parce qu’il avait certains doutes sur la qualité du roman, mais plus encore parce que son « happy ending » aurait pu lui valoir d’être poursuivi pour obscénité, souligne Ivory. Le livre a fini par être publié après sa mort, en 1971, je l’ai lu et apprécié, sans penser dans un premier temps à l’adapter au cinéma. Ce n’est qu’après A Room with a View , lorsque j’ai relu tous ses romans, que je me suis rendu compte combien ces deux ouvrages présentaient des similitudes. Il s’agissait, en quelque sorte, des deux faces d’une même pièce, un avertissement enjoignant à ne pas vivre un mensonge, mais à se fier à son amour et foncer, sans considération pour les classes sociales ou le qu’en-dira-t-on. Il n’y avait rien de politique dans ma démarche, mais connaissant des gens tourmentés par le fait de vivre dans un mensonge, tourner ce film m’a semblé être la chose à faire. » Sa dimension politique ne tarderait pas à le rattraper, des spectateurs par centaines venant confier au fil des ans au cinéaste combien la découverte de Maurice avait changé leur existence. Et de fait, baignant dans ce raffinement dont le duo Merchant-Ivory a fait l’une de ses marques de fabrique, le film est aussi (trans)porté par un élan souverain sur lequel les années n’auraient pas plus de prise que sur son auteur. « Cette histoire me semble intemporelle », conclut ce dernier. En quoi l’on ne saurait lui donner tort…

Maurice ****

Drame de James Ivory. Avec Hugh Grant, James Wilby, Rupert Graves. 2h23. 1987. Sortie: 19/06.

Rencontre exceptionnelle avec James Ivory, l'Américain sans frontières

Deux ans après le triomphe de A Room with a View, James Ivory signait, en 1987, une seconde adaptation de E.M. Forster avec Maurice, établissant au passage sa réputation de plus britannique des cinéastes américains, que viendraient conforter, par la suite, Howards End (d’après Forster, toujours) et The Remains of the Day. L’Angleterre édouardienne offre son cadre étriqué au récit, soit l’éveil au désir de Maurice Hall (James Wilby) et Clive Durham (Hugh Grant), étudiants à Cambridge au tournant des années 1910 s’éprenant l’un de l’autre et vivant une passion amoureuse feutrée, réprouvée toutefois par les conventions sociales d’alors. Une harmonie précaire d’ailleurs mise à mal lorsque l’arrestation de l’un de leurs camarades pour « conduite immorale » -l’homosexualité était alors considérée comme un délit en Angleterre- conduira Clive à opérer une courbe rentrante afin de ne pas compromettre sa future carrière, laissant Maurice en butte au climat répressif de l’époque.

Publié à titre posthume, le roman de E.M. Forster évoquait la difficulté d’assumer son homosexualité dans l’Angleterre puritaine du début du XXe siècle. L’adaptation qu’en livre le tandem Merchant-Ivory s’avère de toute beauté, ajoutant au soin et à la précision de la reconstitution, l’élégance et la fluidité de la mise en scène, mais aussi la finesse et l’intelligence de la narration, le feu de la passion s’y épanouissant dans un mélange de volupté et de retenue. À quoi le duo Hugh Grant (dans le rôle qui le révélait) et James Wilby (étonnamment disparu des radars du cinéma par la suite) ajoutait charme, esprit et alchimie électrique, sans même parler d’un souffle transcendant allègrement les époques. À 30 ans de distance, Maurice, où brille encore Rupert Graves tandis que Ben Kingsley y joue un… hypnotiseur, semble ne pas avoir pris une ride, sa pertinence et sa modernité restant intactes par-delà son incontestable réussite esthétique. Soit quelque chose comme le cousin du récent Call Me By Your Name, adapté pour l’écran, et cela ne doit bien sûr rien au hasard, par ce même James Ivory que l’on avait rarement connu aussi inspiré… À (re)découvrir dans une version restaurée en 4K lui restituant tout son éclat.

De Maurice à Call Me By Your Name

Rencontre exceptionnelle avec James Ivory, l'Américain sans frontières
© DR

Trente ans après avoir réalisé Maurice, James Ivory signait, en 2017, le scénario de Call Me By Your Name, adapté du roman éponyme d’André Aciman, et magistralement porté à l’écran par Luca Guadagnino. Soit l’histoire de la romance homosexuelle s’épanouissant entre deux jeunes gens (Armie Hammer et Timothée Chalamet) dans la chaleur bienveillante d’un été italien. Et un film délicatement touché par la grâce qui devait valoir à Ivory d’enfin décrocher un Oscar à 89 printemps bien frappés, après avoir été nominé au titre de meilleur réalisateur à trois reprises, pour A Room with a View, Howards End et The Remains of the Day.

Si entre Maurice et Call Me By Your Name, les points communs sont nombreux, il y a aussi une différence notable, n’ayant pas manqué de faire couler beaucoup d’encre d’ailleurs. À savoir la représentation frontale de la nudité masculine, naturelle et sans fausse pudeur dans le premier, absente du second. Signe des temps? « Elle figurait pourtant dans mon scénario, je peux vous le montrer, mais les garçons ne voulaient pas: leurs contrats stipulaient qu’ils n’avaient pas à apparaître nus frontalement. À l’époque de Maurice , cela n’avait posé aucun problème, mais il ne s’agissait pas d’acteurs américains, les Anglais ne voyaient pas d’objection à se déshabiller. Aujourd’hui, les contrats des acteurs américains regorgent de ce genre de détails. Après, je n’étais pas le réalisateur de Call Me By Your Name, et c’était à Luca de se débrouiller. La nudité était présente dans A Bigger Splash, son film précédent, sans que quiconque ne s’en soucie. Mais ici, c’était lié aux contrats d’acteurs américains. On m’incrimine, mais si vous lisez mon scénario, vous verrez, c’est assez évident

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content