Pleasure de Ninja Thyberg: plongée sans filtre dans l’envers du décor de l’industrie du X
Traquant la dimension humaine sous le stéréotype, la réalisatrice suédoise Ninja Thyberg explore les coulisses de l’industrie pornographique à travers le regard d’une jeune Européenne débarquant à Los Angeles dans le but d’y faire carrière.
La Suédoise Ninja Thyberg a infiltré durant de longues années le milieu du porno américain avant de signer Pleasure, son premier long métrage, plongée sans filtre dans l’envers du décor de l’industrie du X, dont elle souligne et déconstruit tous les stéréotypes avec un aplomb teinté d’humour caustique. Entre salutaire sororité et violence insidieuse d’un milieu hyper hiérarchisé et concurrentiel, le film trouve le ton juste pour raconter la résistible ascension d’une jeune actrice ambitieuse (Sofia Kappel, dans son tout premier rôle à l’écran) bien décidée à gravir les échelons à la force de son poignet. Primé à Göteborg et Deauville, Pleasure a le bon goût d’être bien plus qu’une simple fable morale ou un énième film-choc convoquant les excès qu’il entend fustiger.
En 2013, vous tournez déjà un court métrage appelé Pleasure et situant son action dans les coulisses d’un film pornographique. Huit ans plus tard, vous en signez la version XXL en convoquant les codes du récit initiatique…
Ça fait 20 ans aujourd’hui que je m’intéresse au sujet de la pornographie. C’est-à-dire qu’à l’âge de seize ans, j’ai vu pour la première fois un film X. C’est mon petit ami de l’époque qui me l’avait montré. Très vite, je suis devenue une activiste anti-porno. Mais, en m’intéressant de près aux études de genre et à la pornographie féministe, j’ai réalisé, au fil du temps, qu’il y avait mieux à faire que de se contenter de critiquer le « male gaze » (concept désignant le fait que la culture visuelle dominante impose au public d’adopter une perspective d’homme hétérosexuel, NDLR). J’ai alors décidé de moi-même produire des images, pour retourner le regard, en quelque sorte, sur cette problématique. J’ai beaucoup lu, fait énormément de recherches et de rencontres… Aujourd’hui, ce premier long métrage est le résultat d’un très long processus. Bien sûr, à l’avenir, je compte bien réaliser d’autres films (Ninja Thyberg vient de signer pour une nouvelle adaptation des Sorcières d’Eastwick , NDLR), mais je crois que jamais plus dans ma vie je ne consacrerai autant de temps et d’énergie à un autre projet que celui-là. Ce film a fait partie de moi de manière très intime et personnelle durant toutes ces années.
Le regard que vous portez aujourd’hui sur le milieu du porno est-il très différent de celui qui était le vôtre il y a 20 ans?
Il a beaucoup évolué. Bien sûr, aujourd’hui, je ne pourrais plus dire que je suis anti-porno, par exemple. Ce qui est problématique, c’est le quasi-monopole, ou en tout cas l’écrasante prédominance du regard de l’homme sur le corps de la femme, qui est le plus souvent réduite à l’état de simple objet sexuel. Il y a quelque chose de très violent et de très dégradant là-dedans… Et il y a toujours aujourd’hui une énorme hypocrisie autour de ça. C’est-à-dire que la plupart des hommes de ma génération consomment du porno en masse. Mais personne ne semble vouloir vraiment en parler. J’en ai donc fait une espèce de mission personnelle. En infiltrant ce milieu, beaucoup de choses ont changé dans ma façon de voir les choses. J’ai compris que les gens qui travaillent dans le X ne sont bien souvent que de simples travailleurs qui donnent au public ce qu’il veut. Un jour, je me trouvais sur un plateau où ils s’apprêtaient à tourner une scène entre deux mecs noirs baraqués et une jeune fille blanche et frêle qui n’avait pas la moitié de leur âge. Le réalisateur était occupé à donner ses dernières instructions à l’actrice. Il lui disait qu’il fallait qu’elle ait l’air quasiment effrayée à la vue de ces deux énormes membres noirs qui allaient se dresser dans sa direction. Je prenais des notes et le réalisateur s’est tourné vers moi en ironisant, faisant mine de s’adresser aux futurs consommateurs de cette scène: « Mais c’est quoi votre problème, les gars? Pourquoi est-ce que vous nous faites faire cette merde? » Et en effet, ce genre de scène très emblématique d’un certain porno n’existe que parce que beaucoup de gens en sont friands. À bien des égards, c’est le résultat de la culture au sein de laquelle on baigne. J’ai peu à peu compris à quel point le porno fonctionne comme une allégorie de la société dans laquelle on vit. Il faut l’envisager de manière systémique, surtout pas comme un phénomène isolé.
N’est-ce pas aussi un peu l’histoire de l’oeuf et la poule? Si le désir des gens modèle le porno, le porno modèle aussi le désir des gens en retour…
Les deux s’alimentent, c’est un fait. Je pense qu’un autre problème à prendre en considération tient au fait que le porno est le seul endroit où l’on peut représenter le sexe tel qu’il est vraiment, en un sens. Il n’est pas réellement possible, en effet, de montrer du sexe de manière honnête ailleurs que dans le porno. Dès lors, il y a une responsabilité très grande qui pèse sur celui-ci quant à la manière dont les jeunes, notamment, vont commencer à envisager la sexualité, quant aux représentations qu’ils vont assimiler. Culturellement, nous avons urgemment besoin de sortir le sexe de son ghetto, de l’intégrer davantage à nos vies et à nos représentations autrement qu’à travers la seule pornographie. Il y a quelque chose à digérer collectivement. On ne peut plus continuer à assimiler le sexe, qui est tellement important dans nos existences, à une sorte de tabou ou d’interdit. Ce refoulement du sexe dans nos sociétés conduit à une forme d’obsession qui n’est pas saine.
Dans Pleasure, vous évitez le piège de la fable morale pour vous intéresser davantage à la dimension humaine…
Oui, c’était très important pour moi de montrer aussi la beauté qui, comme dans n’importe quel milieu, peut germer au quotidien. L’entraide, la camaraderie, la chaleur humaine, l’humour également… Ce sont des choses que j’ai beaucoup pu observer.
Pour autant, vous n’évitez pas de vous confronter à la violence et à la toxicité de certaines situations…
Bien sûr. Et d’ailleurs, cette violence, l’héroïne du film va elle-même être amenée à se l’approprier dans une scène-clé. C’est aussi une manière de montrer que la toxicité n’est pas que l’apanage de la masculinité. Le gode ceinture fonctionne évidemment dans cette séquence sur le mode du symbole phallique. Il est utilisé comme une arme, comme quelque chose de menaçant. C’est une façon également de déconstruire ce mythe du phallus immense et triomphant. Un phallus, c’est tout petit. Il faut en finir avec cette absurde construction sociale de l’énorme pénis, qui n’existe que pour reconduire des rapports de pouvoir et de domination institués hors de la sphère de la sexualité.
Pensez-vous qu’il soit possible qu’un porno féministe se développe à grande échelle à l’avenir?
Je l’espère. C’est une tendance qui prend en tout cas un peu d’ampleur. Je pense à quelqu’un comme Erika Lust, par exemple, une réalisatrice suédoise qui travaille dans le sens d’une représentation plus positive de la sexualité féminine. Étymologiquement, on notera, et c’est regrettable, qu’il y a presque une contradiction en soi entre les termes féminisme et pornographie. Ce dernier désignant l’action de dépeindre des femmes de mauvaises moeurs. On voit donc bien que le côté dégradant et inégalitaire est présent dès la racine du mot. Or, je crois profondément qu’une vraie pornographie féministe pourrait contribuer à changer les mentalités, à modifier les fantasmes. Encore une fois, ce qui nous excite est en grande partie affaire de construction.
Dans Pleasure, l’envers de l’industrie du X fait aussi, et plus généralement, écho à l’envers du rêve américain…
Oui, c’est d’ailleurs pour ça que j’utilise dans le film une musique très épique, très opératique. Il y a une dimension quasiment héroïque dans le désir de cette fille d’atteindre les sommets dans son domaine. Pleasure est presque construit comme un film de guerre, un divertissement à la Rocky. Pour devenir une star, elle va devoir écraser la concurrence. Comme beaucoup d’autres milieux, le milieu du X est très pyramidal, en effet. L’opéra apporte aussi une sorte de contrepoint ironique au porno. C’est la rencontre façon clash entre la culture noble et la culture des bas-fonds. Entre une culture reconnue, valorisée, et une culture cachée, presque honteuse.
Pleasure. De Ninja Thyberg. Avec Sofia Kappel, Revika Reustle, Evelyn Claire. 1 h 45. Sortie: 03/11. ****
Entretien avec Sofia Kappel
À 23 ans, c’est la première fois que vous apparaissez à l’écran. Le cinéma a-t-il toujours fait partie de vos plans?
Absolument pas. J’ai rencontré Ninja, la réalisatrice de Pleasure, en Suède via une amie commune. À cette époque, je suivais une thérapie pour cause de dysmorphophobie (un trouble psychologique caractérisé par la crainte obsédante d’être laid ou malformé, NDLR). Ninja m’a proposé d’auditionner pour le film qu’elle était occupée à préparer et ma première réaction a été de dire non. C’était hors de question pour moi. Mais il se trouve que le processus thérapeutique dans lequel j’étais engagée consistait notamment à tenter de faire face à des situations qui me semblaient inconfortables ou effrayantes. J’ai donc fini par me rendre à cette audition et je dois dire que Ninja m’a tout de suite fait sentir que j’étais en sécurité avec elle. Très vite, j’ai trouvé du plaisir à mettre de la distance avec moi-même et investir émotionnellement un personnage.
Que faisiez-vous avant ça?
J’ai fait pas mal de choses. Mais juste avant d’auditionner pour ce rôle, je travaillais chez Zara. Aujourd’hui, je bosse toujours dans la vente. J’aime assez ça, je dois dire. Ça implique de toujours jouer un rôle, en un sens. Ça me convient plutôt bien. Bien sûr, à l’avenir, j’aimerais pouvoir percer en tant qu’actrice. Mais j’aime l’idée de gagner ma vie par ailleurs, pour avoir la liberté de ne m’impliquer que dans les projets qui me parlent vraiment.
Qu’avez-vous appris en tournant Pleasure?
Ma confiance en moi était en dessous de tout quand j’ai rencontré Ninja. Je ne croyais absolument pas en moi. Le tournage de ce film m’a beaucoup appris sur moi-même, mais aussi sur des questions féministes. J’ai réalisé que, ayant grandi avec Internet et le porno, ce dernier avait beaucoup influencé mes relations et ma vie sexuelle. Et je pense qu’il est très important de parler de ça aujourd’hui. Il ne s’agit pas de déterminer si l’industrie du X est bonne ou mauvaise. C’est davantage une question de spectre. Rien n’est tout blanc ni tout noir. Mais il serait certainement temps d’arrêter de ségréguer ce milieu, et les travailleuses et travailleurs du sexe en général.
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