Pablo Larrain s’attaque brillamment au biopic de Jackie Kennedy

Natalie Portman est Jackie dans le film du même nom, portrait magistral de la first lady signé Pablo Larrain. © DR
Jean-François Pluijgers
Jean-François Pluijgers Journaliste cinéma

Avec Neruda, consacré au poète et prix Nobel de littérature, et Jackie, portrait de la mythique First Lady américaine, Pablo Larrain vient d’aligner coup sur coup deux biographies filmées. En y mettant toutefois la manière et le point de vue.

Le phénomène n’est pas nouveau, mais il a pris une ampleur sans précédent: des « biopics », il s’en tourne désormais par dizaines, comme si les biographies filmées avaient définitivement pris le pas sur les livres d’Histoire. Se sont ainsi succédé sur nos écrans ces dernières semaines Neruda, consacré au poète chilien, prix Nobel de littérature en 1971, The Happiest Day in the Life of Olli Mäki, retour vintage sur le parcours d’un boxeur finlandais candidat au titre mondial des poids plumes dans les années 60, Dalida, portrait de la chanteuse disparue il y a 30 ans, et, aujourd’hui, Jackie, redessinant le profil de Jackie Kennedy, ex-First Lady restée dans les mémoires. Il y en a, à vrai dire, pour tous les goûts, et les spectateurs français ont pu, dans le même temps, se plonger dans la vie de Chet Baker, au coeur de Born to Be Blue, ou, tant qu’à faire, redécouvrir le destin de la reine Kristina de Suède, incarnée en son temps par la divine Garbo pour Rouben Mamoulian, et désignée ces jours-ci comme La Reine garçon. N’en jetez plus, la coupe est pleine: on nous promet encore, tout prochainement, un film consacré à Ray Kroc, fondateur de l’empire McDonald (The Founder), tandis que la Berlinale s’ouvrira dans une dizaine de jours sur Django, retraçant l’existence de Django Reinhardt.

Distance critique

En matière de biopic, la qualité est souvent question de point de vue, comme l’illustre l’exemple de Yves Saint Laurent, objet, en 2014, de deux biographies « concurrentes » à quelques mois de distance, un YSL mimétique, mais on ne peut plus scolaire réalisé par Jalil Lespert, et un Saint Laurent sensoriel et raffiné, son pendant lysergique autrement stimulant griffé Bertrand Bonello. En l’espèce, la licence artistique est souvent bonne conseillère, comme l’a fort bien compris Pablo Larraín, auteur coup sur coup de deux biographies on ne peut plus originales, s’emparant de la vie de Pablo Neruda comme le poète aurait pu l’écrire, avant d’envisager le mythe Kennedy à l’aune de la postérité dans l’étincelant Jackie, sur les écrans mercredi prochain.

Le Chilien Pablo Larraín signe avec Jackie son premier film américain.
Le Chilien Pablo Larraín signe avec Jackie son premier film américain.© DR

L’Histoire, Larraín n’a cessé de s’y frotter avec une distance critique tout au long de sa filmographie, mettant en perspective les années Pinochet de sinistre mémoire dans la trilogie Tony Manero Post Mortem No, avant de questionner les abus de l’Église chilienne dans El Club. Loin de l’hagiographie attendue, son Neruda se veut un film « nérudien » dans sa texture même -qualité « fusionnelle » à laquelle se prêtent idéalement les biographies d’artistes, comme on a encore pu l’observer récemment, de Bright Star de Jane Campion à Mr. Turner de Mike Leigh. Le cinéaste y envisage l’itinéraire du poète-diplomate-homme politique à la tombée des années 40, dans le contexte miné de la guerre froide, alors que le gouvernement populiste de Gabriel González Videla les condamne, lui et ses amis communistes, à la clandestinité. Le point de départ d’une longue fuite où s’invite un inspecteur borné semblant sorti d’un roman de gare, et poursuivant une traque aussi vaine qu’inlassable, pour apparaître bientôt comme une Némésis venue nourrir la légende de l’écrivain. Histoire et fiction font ici excellent ménage, Pablo Larraín ne faisant d’ailleurs aucun mystère de ses intentions pour laisser l’une et l’autre s’épanouir en miroir. Et saluer, au-delà de l’icône (qu’il ne se fait faute au passage de bousculer quelque peu), le pouvoir de l’imaginaire et des mots, forçant les portes de la mémoire collective chilienne. Si les amateurs de biographie didactique en sont pour leurs frais, c’est bel et bien l’esprit du poète qui se trouve ravivé pour le coup, emportant cet « anti-biopic« , suivant l’expression du cinéaste, en des territoires particulièrement féconds: « Nous n’avons jamais songé à prendre au sérieux l’idée de brosser le portrait du poète, tout simplement parce que c’est impossible. C’est pourquoi nous avons décidé de faire un film fondé sur l’invention et le jeu« , soulignait-il encore. Pour un résultat que l’on ne saurait mieux qualifier que de magistral…

La légende de Camelot

La démarche sous-tendant Jackie, son premier film américain -hérité d’un projet de Darren Aronofsky, qui en resté le producteur- est somme toute voisine, dans l’esprit tout au moins. Plutôt qu’un portrait encyclopédique, Larraín et son scénariste, Noah Oppenheim, s’en tiennent à une approche circonscrite dans le temps mais pas dans l’ampleur, que le scénario présente en ces termes: « Après l’assassinat de John F. Kennedy, la First Lady tente de surmonter la douleur et le traumatisme pour retrouver sa foi, consoler ses enfants et mettre en lumière l’héritage politique du président.« Une simple phrase semblant se décliner à l’écran en une multitude de possibles, le portrait audacieux d’une femme tenant à la fois de l’icône et du mystère (et interprétée dans un luxe de nuances et de sophistication par Natalie Portman) étant porté par une méditation sur la foi, la perte, l’Histoire et la mythologie -après tout, c’est à Jacqueline Bouvier qu’il revint de raccrocher la geste des Kennedy à celle de Camelot et du roi Arthur, trait de pur génie (médiatique mais pas seulement) ayant largement contribué à la pérennité du mythe.

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Suivant une méthode désormais éprouvée, le cinéaste chilien jongle avec maestria avec les faits et leur interprétation, s’appuyant sur les premiers, connus de tout un chacun, comme pour mieux s’en détourner. Et de s’attacher notamment au paradoxe de Jackie Kennedy qu’il décrit, dans sa déclaration d’intentions, comme l' »une des femmes les plus photographiées et documentées du XXe siècle, mais sur qui, en définitive, nous savons fort peu de choses. Jalouse de son intimité et impénétrable, elle est peut-être la femme célèbre la moins connue des Temps modernes« . C’est dire aussi l’étendue du champ ouvert par le film qui, s’il recrée avec un souci manifeste d’authenticité A Tour of the White House with Mrs. John F. Kennedy, un documentaireréalisé en 1962 pour la télévision américaine, tout en puisant dans l’interview de la First Lady réalisée pour le magazine Life par le journaliste Theodore H. White (simplement désigné ici comme « le journaliste ») mais encore dans la mémoire du fait divers tragique, les transcende dans le même élan. Et le film de procéder par juxtaposition de supports divers, de fragments, d’images, mais aussi d’émotions et de réflexions, pour s’aventurer en terrain fécond, s’affranchissant des carcans par trop réducteurs du biopic illustratif pour se raccrocher à la légende et ses fondements, fussent-ils inconscients. Du grand art, en tout état de cause. Dans L’Homme qui tua Liberty Valance, John Ford signifiait, par James Stewart interposé: « Quand la légende dépasse la réalité, imprime la légende. » Précepte qui trouve, devant la caméra de Pablo Larraín, la plus stimulante des interprétations…

4 biopics sortant du cadre

Ivre de femmes et de peinture, Im Kwon-Taek, 2002

Pablo Larrain s'attaque brillamment au biopic de Jackie Kennedy

S’appuyant sur la vie de « Ohwon » Jang Seung-up, peintre coréen du XIXe siècle, Im Kwon-taek signe une magnifique allégorie sur la création, son film n’épousant que timidement les contours de la biographie stricte, à quoi il préfère ceux, idoines, d’un tableau. Soit une exploration en finesse du processus créatif, et de ce moment où, comme surgie du néant, jaillit l’oeuvre d’art. Et le portrait fascinant d’un peintre à l’exigence jamais rassasiée, évoluant entre abîme et moments de souverain accomplissement. Grisant.

Bright Star, Jane Campion, 2009

Pablo Larrain s'attaque brillamment au biopic de Jackie Kennedy

Au sujet du poète romantique anglais John Keats et de sa relation avec Fanny Brawne, Jane Campion a eu cette phrase: « Je suis tombée amoureuse de leur histoire amour.« Elle a inspiré à la cinéaste néo-zélandaise un film éblouissant, où elle filme la passion avec une rare élégance, pour en restituer l’intensité comme la pure beauté. Non sans s’affranchir du cadre étroit de l’époque -le XIXe- et réussir à traduire la poésie à l’écran, capturant jusqu’au moindre frémissement des vers de Keats. Magique.

Saint Laurent, Bertrand Bonello, 2014

Pablo Larrain s'attaque brillamment au biopic de Jackie Kennedy

Portrait kaléidoscopique du styliste, le Saint Laurent de Bertrand Bonello tient du voyage sensoriel et mental, s’insinuant dans l’esprit, tourmenté, du génial créateur le temps d’une décennie charnière courant de 1967 à 1976. Il en ressort un film élégant et racé, où l’euphorie se voile insensiblement d’une ombre funèbre, tandis que la fin d’une époque apparaît en surimpression d’une décade prodigieuse renvoyant l’acronyme YSL à une signification amère: « YSL pour Yves est seul… » Raffiné et sensuel.

Steve Jobs, Danny Boyle, 2016

Pablo Larrain s'attaque brillamment au biopic de Jackie Kennedy

Avec le concours du scénariste Aaron Sorkin (The Social Network), Danny Boyle s’attèle moins à une biographie qu’à un portrait impressionniste de Steve Jobs, le fondateur d’Apple, articulé dans une dramaturgie en trois actes, correspondant à autant de moments-clés de son parcours. Soit la vision en mouvement d’un génie contrasté auquel Michael Fassbender confère une dimension toute shakespearienne, le film s’insinuant par ailleurs avec bonheur dans les rouages de la révolution numérique. Fort.

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