Nanni Moretti: « Je ne crois pas qu’un film puisse constituer une thérapie pour son réalisateur »
Avec Mia Madre, Nanni Moretti renoue avec la tendance autobiographique irriguant une part de sa filmographie, la disparition de sa mère lui inspirant une oeuvre au féminin dialoguant avec la mort pour mieux sonder la vie.
Entre Nanni Moretti et le festival de Cannes, il y a une vieille histoire déjà, entamée en 1978 avec Ecce Bombo, et qui a valu, par la suite, au réalisateur italien de glaner le prix de la Mise en scène pour Journal intime, et la Palme d’or pour La Chambre du fils. « Cannes m’a toujours porté chance », sourit-il, alors qu’on le retrouve, par un soleil généreux, sur une terrasse surplombant les rues commerçantes de la ville. Un constat que viendra pourtant démentir le palmarès du 68e festival, dont Mia Madre se trouvera curieusement écarté; ostracisme qui, couplé à celui dont sera l’objet Youth de Paolo Sorrentino, aura le don de déchaîner l’ire de la presse transalpine, et on la comprend. L’auteur de Palombella rossa y fait preuve d’une parfaite maîtrise de son art, en effet; et si le film le voit renouer avec le registre de l’autofiction ayant nourri une large part de son oeuvre, il tend aussi à l’universalité, imprégné qu’il est de la perte et de la douleur ressenties à la disparition d’une mère, sentiments explorés en une multitude de dégradés et de contrastes.
Injections de réalité
« Ma mère est décédée alors que j’étais occupé au montage de Habemus Papam, explique Nanni Moretti. Une fois ce film sorti, j’ai voulu écrire une histoire s’inspirant de l’expérience que je venais de traverser. A l’écran, j’ai notamment utilisé des objets empruntés à mon vécu: les pulls que porte Giulia Lazzarini dans le film sont ceux de ma mère, les livres que l’on voit appartenaient à mes parents qui étaient tous deux professeurs. Et certaines des phrases qu’elle prononce sont tirées du journal que je tenais à l’époque où ma mère était hospitalisée, et dans lequel je prenais des notes sur ce qu’elle me disait. Retourner à ces journaux et les relire s’est avéré douloureux, mais cela me semblait nécessaire pour le scénario. J’aime procéder par injections de la réalité dans mes films. » En quête, pour le coup, d’une hypothétique résilience? « Non, malheureusement, je ne crois pas qu’un film puisse constituer une thérapie pour son réalisateur. Pour certains spectateurs peut-être, mais pas pour ceux qui le font… »
Si Mia Madre est, à bien des égards, un récit à la première personne, Nanni Moretti a toutefois veillé à quelque peu brouiller les pistes, laissant à la formidable Margherita Buy, déjà à l’affiche du Caïman et de Habemus Papam, le soin d’occuper le premier plan de l’histoire. L’actrice y compose une réalisatrice en butte tout à la fois au tournage contrarié d’un film social qu’elle sent lui échapper, et à des problèmes personnels inextricables, se découvrant notamment incapable de faire face à l’inexorable déclin de sa mère. « Je n’ai jamais envisagé de jouer ce rôle moi-même, assure Moretti, qui s’est réservé l’emploi de Giovanni, le frère et fils discrètement bienveillant. Mia Madre n’était pas censé se focaliser sur moi, ni comme acteur ni comme réalisateur. Il ne s’agissait pas d’étaler mon talent, mais de faire de l’humanité de ces personnages, de leurs émotions et de leur vérité le coeur du film. » Pour autant, il est évidemment commode de voir en Margherita son alter ego à l’écran, et pas seulement parce qu’elle exerce le métier de réalisatrice (« il ne fallait surtout pas qu’elle tourne un film à la Nanni Moretti, où elle parlerait de sa vie privée », ironise-t-il), mais plus encore en sa qualité de dépositaire du ressenti du cinéaste. « Quand ma mère est tombée malade, j’ai éprouvé distinctement le sentiment de ne pas être à la hauteur, poursuit le cinéaste. En ce sens, Margherita me ressemble beaucoup plus que son frère Giovanni, dans la mesure où elle ne réussit pas à accomplir ce qu’elle voudrait. Giovanni représente ce à quoi elle aspire. Margherita est une personne qui n’arrive pas à être en paix avec elle-même, elle est habitée par un sentiment d’inadéquation, et cela, aussi bien dans les sphères privée que publique ou professionnelle… »
Degré d’urgence
Cette extrême confusion conditionne aussi, indirectement, l’architecture narrative d’un film d’une porosité bienvenue. « Le rythme du film correspond à l’état émotionnel de Margherita, en qui cohabitent ses problèmes professionnels, les tracas occasionnés par sa fille et les soucis qu’elle se fait pour sa mère, avec les rêves, souvenirs et fantasmes qui en découlent. Tous ces éléments sont présents en elle avec un même degré d’urgence. Tant à l’écriture qu’au montage, j’ai veillé attentivement au mélange de ces différents niveaux. Que le spectateur ignore parfois si la scène qu’il regarde est un rêve, la vérité ou encore un fantasme n’est pas pour me déplaire… »
Le cadre ainsi (in)défini n’est certes pas étranger à la richesse et à la beauté de Mia Madre, la maîtrise de Moretti ouvrant, pour le coup, sur un champ propice aux questionnements intimes. Le réalisateur l’étoffe encore de réflexions à géométrie variable, distillées notamment à la faveur du film dans le film, l’histoire d’un conflit social allant s’envenimant. « Je tenais à ce que le film qu’elle met en scène soit fort différent de ce que l’on voit de sa vie privée. Margherita est pétrie d’incertitudes, et il me semblait donc approprié qu’elle s’attèle à un film fort péremptoire, ferme et structuré, où des bons et des mauvais se combattent », professe-t-il. Mia Madre n’y gagne pas seulement un ancrage social et politique fût-il détourné, c’est la teneur même de son propos qui se trouve bientôt allégée au gré des aléas du tournage. « Je ne pourrais pas tourner un film qui ne soit que dramatique ou, à l’opposé, une pure comédie, relève Moretti. Dès mon premier court métrage, il y a 40 ans de cela, ces deux facettes étaient présentes. Il ne faut pas y voir un programme esthétique, ni quelque chose de calculé, c’est simplement ma façon de raconter des histoires. »
L’acteur à côté du personnage
Cette disposition, Moretti l’a mise à l’épreuve d’une douzaine de longs métrages, qui ont vu son processus d’écriture évoluer en douceur. Après avoir longtemps travaillé seul, il aime désormais s’entourer, et le scénario de Mia Madre a ainsi été fignolé à six mains, en compagnie de Francesco Piccolo et Valia Santella –« écrire un script n’est pas seulement une aventure professionnelle, c’est aussi une aventure humaine », assure-t-il. Non sans confesser par ailleurs une certaine lenteur: « C’était plus facile et plus rapide quand j’étais plus jeune, mais je suis aussi devenu plus exigeant. » Ce que traduit éloquemment un film qui est aussi un modèle d’équilibre, ou, par endroits, de déséquilibre jubilatoire. Ainsi, en particulier, des dérapages d’un John Turturro campant un acteur-cabot n’ayant guère à envier en extravagance le Jesus de The Big Lebowski. Court-circuitant le film que tourne Margherita par son attitude de diva prompte à maudire dans un même élan « shit dialogue, shit scene, shit film » et tout ce qui s’ensuit, le comédien libère un potentiel tragi-comique offrant un contrepoint judicieux à une humeur d’ensemble contenue, cela non sans détenir aussi l’une des clés émotionnelles du film.
« On se connaissait un peu. A la lecture du scénario, il a immédiatement compris le personnage et ce qu’il pouvait lui apporter », observe le réalisateur, qui l’a laissé, privilège rare précise-t-il, improviser certains dialogues et autres rodomontades, au coeur d’un grand numéro. Et Nanni Moretti de s’attarder sur sa manière de procéder. « J’aime travailler avec les acteurs sur les nuances de jeu, mais j’évite de le faire avant le tournage, de crainte que le film ne se consume avant même d’avoir débuté. Une fois sur le plateau, je travaille beaucoup avec eux, mais sans théoriser, ni trop expliquer. J’aime ciseler les dialogues, et chaque réplique, mais je ne vais pas expliquer à un acteur le type d’enfance que son personnage est supposé avoir vécue, ou le traumatisme par lequel il est passé à l’âge de cinq ans. Par contre, je connais le ton que requiert une scène, et les nuances qu’appelle une réplique. Et je fais beaucoup de prises, jusqu’au moment où j’obtiens satisfaction. Il est faux de croire qu’on perd en authenticité en multipliant les prises. »
S’agissant de méthode, toujours, Margherita a pour habitude de répéter à un John Turturro/Barry Huggins n’y entendant pas grand-chose: « Je veux voir l’acteur à côté du personnage. » Un propos moins sibyllin qu’il n’y paraît en première lecture: « Je n’aime pas que les comédiens s’identifient au personnage au point de disparaître en lui et d’être annihilés, conclut Nanni Moretti. Ce type de performance plaît en général beaucoup au public et aux critiques, mais j’attends pour ma part autre chose. J’aime voir le personnage, mais aussi l’acteur qui l’interprète, ce dernier introduisant une légère distance avec ce qu’il fait. Je ne sais pas si les comédiens comprennent exactement ce que je veux dire, mais je finis toujours par l’obtenir… » Le résultat à l’écran n’exprime d’ailleurs rien d’autre, et il émane de ce portrait d’une femme au bord de la crise de mère un troublant et persistant sentiment de justesse…
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