Michaël R. Roskam dans la cour des grands
Du Limbourg de Rundskop au Brooklyn de The Drop, le rêve américain du cinéaste belge Michaël R. Roskam est devenu réalité.
Le « R » est pour Reynders, le nom inscrit sur sa carte d’identité, auquel il a préféré pour faire du cinéma celui de Roskam, que porte sa maman. Le natif de Saint-Trond a vu son premier long métrage, Rundskop, lui ouvrir les portes de l’industrie américaine du film. Avec pour effets immédiats un contrat dans une agence en vue, une invitation à rejoindre l’Académie qui vote pour les Oscars. Et surtout du travail sous la forme du pilote d’une série télévisée (Buda Bridge Bitch) produite par Michael Mann, et un film porté par Fox Searchlight et adapté (par lui-même) d’un texte de Dennis Lehane, l’auteur de Mystic River! The Drop confirme que les Américains ont vu juste. Les réels défauts de Rundskop sont oubliés au profit d’une tranche de film noir concentrée, intense dans le suspense comme dans une profondeur humaine que Tom Hardy et James Gandolfini incarnent avec force. La promotion du film a ramené Roskam au pays. Il donne ses interviews dans un café à la mode du quartier Dansaert, un établissement arborant le noir-jaune-rouge en devanture, et où la bière coule à flots pour un public bruxellois jeune, bilingue souvent. L’homme aime se vêtir de noir, porter un chapeau et la barbe. Il s’exprime dans un assez bon français, l’air tranquille et sûr de lui, même si le doute créatif (si nécessaire) ne l’abandonne heureusement pas dans son rêve américain éveillé…
« Si quelqu’un m’avait prédit ce qu’il m’est arrivé, je ne l’aurais évidemment pas cru, rit Michaël avec des étoiles dans les yeux. Mais c’est chaque fois un peu comme ça, avec moi: si on m’avait annoncé, quand j’avais 27 ans, que trois ans plus tard j’aurais réalisé un premier court-métrage et que les gens l’aimeraient, j’aurais répondu « T’es pas fou, je ne suis pas cinéaste, je suis peintre! » Et de même pour le deuxième, le troisième, le quatrième, puis le long… Je mesure ma chance, même si je travaille fort pour la mériter, et crois énormément en ce que je fais. » Les Américains apprécient cette confiance en soi, « cette volonté aussi d’obtenir ce qu’il y a de meilleur pour chaque projet: les meilleurs talents, le meilleur outil. » Tout cela, Roskam était persuadé qu’il le trouverait aux Etats-Unis. « C’est mon ambition: travailler avec les meilleurs pour m’améliorer. » Et de préciser utilement: « Je me savais capable de le faire, j’espérais l’occasion de le démontrer. »
Etre invité à Hollywood n’est pas chose rare pour un réalisateur européen, mais si l’expérience réussit à certains, elle s’avère bien cruelle pour d’autres, même aussi talentueux qu’un Thomas Vinterberg par exemple… Michaël R. Roskam reste lucide, mais ne craint pas que son rêve américain vire au cauchemar. « Tout va plus vite là-bas et peut devenir possible en bien moins de temps qu’ici. On a donc moins l’occasion de réfléchir, de peser le pour et le contre. Mais j’ai bien ancré, dans ma philosophie de vie, la conviction que tout avantage a ses inconvénients. Quand un truc ne marche pas, pourquoi perdre son temps à étudier les causes de l’échec ou à parler au conditionnel? Moi je passe tout de suite à autre chose. Sans discussion. Sans émotion. Sans prendre la situation de manière trop personnelle. J’ai appris -dans les moments pénibles que j’ai pu traverser, tout seul et déprimé, à New York, loin de ma famille et de mes amis- qu’il faut rester constructif, positif. Face à un studio, un producteur, qui n’est pas convaincu, je sais qu’il faut motiver, et motiver encore. C’est épuisant, mais qu’importe quand on aime ce qu’on fait. Quand les choses ne marchent pas, je ne le perçois pas comme une punition, je sens au contraire mon envie grandir encore. Et je repars de l’avant. Pour le plaisir. Et aussi par professionnalisme. Comme disent les Américains, « It’s the job! » C’est le boulot. Ne te plains pas, trouve un miroir, regarde-toi dedans et force-toi à sourire. Puis retourne bosser (rire)! C’est aussi simple que ça… »
Un conte, moins la morale
L’Atlantique ouvre un large espace entre Europe et Amérique. Mais le voyage n’a pas amené Roskam à oublier ses « fondamentaux ». The Drop exprime tout comme Rundskop le goût d’inscrire l’histoire dans une réalité précise (Brooklyn succédant au Limbourg) tout en y introduisant des éléments d’étrangeté, de menace. Et aussi ce vertige existentiel qu’implique la proximité palpable du bien et du mal, sans aucun manichéisme et sans non plus qu’une conclusion conventionnellement heureuse ne vienne tout résoudre in extremis. Le film noir se voyant coloré de roman russe… « Il n’y a pas de hasard, commente le réalisateur. Quand j’ai lu le scénario, j’y ai retrouvé mes thèmes, une cristallisation de l’analyse du monde, de l’Homme, que je partage entièrement avec Dennis Lehane. Le film noir est comme un conte. Un conte criminel, mais un conte tout de même. Sauf que dans les contes, il y a une morale à la fin. Et que dans The Drop vous n’en trouverez pas. Ce n’est pas un film immoral. C’est un film amoral. »
Quand il évoquait et défendait son implication dans le projet aux décideurs de Hollywood, puis à ses acteurs et collaborateurs, Roskam avait fait la trouvaille d’une formule choc: « Ce film, c’est Frank Capra qui fait Taxi Driver! L’optimisme, la foi dans l’humain, confrontés à une descente au plus profond, au plus sombre, de ce qui peut exister en nous. » Son sens du pitch percutant se double ici de l’hommage que le cinéaste belge veut rendre à deux de ses maîtres les plus influents. « Je suis un enfant de ce cinéma-là, celui qui est curieux de l’humanité. Sidney Lumet en est un autre exemple. Je l’adore comme j’adore Capra et Scorsese. Je suis leurs traces, tout en parlant avec ma propre voix. »
The Drop, poursuit notre interlocuteur, « n’est pas une rivière sauvage, il y fait si calme qu’on peut se demander parfois s’il y a même du courant… Et quand on s’aperçoit qu’il en a, c’est déjà trop tard! Tu devines que tu dérives vers la chute d’eau, mais tu ne sais pas où elle se trouve, ni quand tu vas faire le grand plongeon. Tu entends juste son bruit se rapprocher… » Le sens de l’image, Roskam l’a quand il filme, mais aussi quand il parle. Ses mots rejoignent cette caméra qu’il a voulue, pour The Drop, « animée par des mouvements de travelling très lents, tendant même parfois vers la fixité, sans jamais de prise de vue à l’épaule. Le maître mot étant la retenue. »
Schoenaerts, le « talisman »
Dieu voit peut-être tout… s’il existe (on ferme une église dans le film). La police voit sans doute beaucoup. Mais ni l’un ni l’autre ne peut empêcher la corruption, ni punir le mal. Dans The Drop, l’homme doit s’arranger avec sa propre ambiguïté, vivre avec sa propre ambivalence, « quelque chose qu’il ne peut pas fuir, aussi loin qu’il aille… » Michaël R. Roskam dit avoir « bénéficié d’une liberté à peu près totale », notamment pour une fin « laissant chaque spectateur en position de l’interpréter selon sa propre sensibilité, ses propres attentes et espoirs. »
Quel que soit l’accueil public de son film (les premières critiques sont d’ores et déjà positives), les aventures américaines du réalisateur belge ne sont pas prêtes de connaître une fin précoce. Verront-elles Roskam faire encore appel à l’excellent Matthias Schoenaerts, interprète principal de Rundskop et second rôle fascinant de menace dans The Drop? « Matthias, c’est mon copain, mon talisman, sourit le cinéaste, et il a tellement de talent que personne ne conteste mon choix de le prendre toujours avec moi d’un projet à l’autre. » Michaël R. Roskam n’est pas un dikkenek. Ce bosseur impénitent sait que le secret, au fond, « c’est de s’amuser, de rester curieux et de prendre du plaisir! » Le reste est affaire de préparation. « Et je suis toujours très préparé, conclut-il, même aux trucs les plus fous. Quoi qu’il arrive encore, je serai prêt! »
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