Michael Cimino: la route cahotante du paradis

Heaven's Gate © DR
Jean-François Pluijgers
Jean-François Pluijgers Journaliste cinéma

Plus de 30 ans après, Heaven’s Gate, le chef-d’oeuvre mutilé de Michael Cimino, est enfin visible dans sa version d’origine -la seule ayant l’assentiment absolu du réalisateur. L’occasion d’un entretien, rare et exclusif, avec un cinéaste légendaire…

Michael Cimino est décédé ce samedi 2 juillet. Cet article est initialement paru dans le Focus du 22 novembre 2013.

« Etre infâme n’a rien d’amusant. » Invité, en septembre 2012, à présenter la version restaurée de Heaven’s Gate au public de la Mostra de Venise, Michael Cimino se fendait d’une formule lapidaire mais explicite. Allusion, évidemment, à l’opprobre dont il allait être l’objet à la suite de l’échec d’un film qui, amputé de plus d’une heure et d’une part de sa chair lors de sa sortie, en 1981, devait être atomisé par la critique américaine, avant de se voir tenu pour responsable de la faillite de la United Artists, pas moins. Mais aussi, parmi d’autres dommages collatéraux, signifier la fin de la parenthèse (dés)enchantée qu’avait constitué le Nouvel Hollywood dans l’Histoire du cinéma américain. Dans la foulée, en effet, les studios décidaient de reprendre la main aux cinéastes/auteurs, Cimino entamant pour sa part une longue traversée du désert, sa carrière étant dès lors moins affaire de coups d’éclat (il y eut certes L’année du dragon) que de pointillés -son dernier long métrage, The Sunchaser, remonte à 1996, depuis quoi il n’a plus tourné qu’un segment du film collectif Chacun son cinéma, intitulé No Translation Needed.

Tomber, et toujours se relever

Trente ans plus tard, le temps a fait son oeuvre. Et tandis que Heaven’s Gate a été rendu à sa splendeur d’origine (lire la critique du film dans le Focus du 22 novembre), Michael Cimino navigue pour sa part entre passé et présent, portant sur le premier un regard volontiers caustique -il faut lire, dans Conversations en miroir, la relation, hilarante, qu’il fait de sa perception par les médias américains, prompts à le qualifier tour à tour d’homophobe, de fasciste, de marxiste de gauche (sic) ou encore de spiritualiste New Age, et ne s’embarrassant donc guère, en tout état de cause, de contradictions. Lui porte, sur la question, le sourire de celui qui en a vu d’autres, ce même sourire que l’on devine encore, derrière ses inamovibles lunettes de soleil, lorsqu’on lui rappelle, dans le calme irréel du Salon Royal du Palais des Beaux-Arts qu’il habite de sa frêle présence, sa réflexion vénitienne, pour l’entendre la compléter: « Being famous or being infamous is not fun… »

Entamer un film, c’est comme monter sur un ring.

On serait pourtant bien en peine de déceler, chez Cimino, la moindre trace d’amertume. Lui demande-t-on s’il voit comme la fin d’une malédiction la redécouverte du film, conforme à sa vision, par une nouvelle génération de spectateurs, qu’il précise: « Je ne l’ai jamais ressenti comme une malédiction, pas plus que je n’éprouve un sentiment de revanche, ni de justification. Entamer un film, c’est comme monter sur un ring. Si vous êtes expédié au tapis, vous ne pouvez en imputer la responsabilité qu’à vous-même. Vous avez choisi de monter sur le ring, et vous devez être prêt à tout, à gagner comme à perdre. Il ne faut pas prendre toutes les attaques personnellement. Je n’ai pas éprouvé de ressentiment, mais plutôt un choc, un peu comme si vous conduisiez une voiture splendide et que tout d’un coup, quelqu’un vous fonçait dedans, et que votre véhicule en ressortait à l’état d’épave. Vous êtes juste choqué, et désolé de le voir ainsi réduit en miettes… » Et puisque l’homme aime filer la métaphore sportive, il ajoute encore, à toutes fins utiles: « Vous connaissez le football américain? John Elway, le légendaire quarterback des Broncos de Denver, a déclaré un jour: « Ce n’est pas le nombre de fois où l’on tombe qui importe, mais combien de fois on se relève. » Cela dit tout, et c’est l’attitude que j’ai adoptée. Il faut être conscient que l’on se met en danger et que tout est possible, y compris l’éventualité de ne jamais retravailler… » A défaut de tourner, Cimino ne désarme d’ailleurs pas, qui écrit désormais -outre le Conversations en miroir susnommé, on lui doit le roman Big Jane-, sans désespérer de donner le « Moteur » à son adaptation de La Condition humaine, d’après Malraux, l’un de ses nombreux projets restés lettre morte, au même titre qu’un Yellow Jersey qui aurait dû voir Dustin Hoffman sillonner les routes du Tour de France.

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En marge, comme ses protagonistes

Des raisons ayant conduit au lynchage dont fut l’objet Heaven’s Gate au moment de sa sortie américaine, on en a avancé de nombreuses, et notamment politiques. Après tout, voilà un film qui, revenant sur un épisode particulièrement sombre de l’Histoire états-unienne -la guerre du comté de Johnson- bat en brèche l’idéal d’un American Dream accessible à tous. Cimino, pourtant, se refuse à abonder dans ce sens: « Je ne suis pas politique », martèle-t-il. Et d’y voir, plutôt, le résultat d’une animosité personnelle à son endroit ayant enflé du simple fait qu’il était ce qu’il était -en marge, définitivement, à l’instar des protagonistes de l’ensemble de ses films, du Lightfoot du Canardeur au Stanley White de L’année du dragon, et l’on ne citera que pour mémoire James Averill (Heaven’s Gate) ou Mike Vronsky (The Deer Hunter). « J’attribue cela à l’envie. Quand je suis venu en Californie pour la première fois, je n’avais pas l’intention de faire du cinéma. Mes amis, qui vivaient à Laguna Beach, étaient des surfeurs, des motards, des gens qui montaient à cheval ou qui pilotaient des avions. On allait dans le désert de Mojave, on mettait les avions en cercle et on allumait un grand feu de joie où cuire nos steaks. Steve McQueen faisait partie de la bande -c’était un pilote de moto incroyable. Il participait notamment à la Barstow-Vegas Run, 300 miles à travers le désert. Il y a intérêt à être devant, sans quoi on se retrouve dans un nuage de poussière, au risque de foncer dans un obstacle. Et lui était toujours au premier rang. Le samedi soir, on se retrouvait chez l’un ou l’autre, à boire des bières en regardant des vidéos de courses de moto. J’aimais cette culture, on vivait à l’extérieur, c’étaient des gens magnifiques et différents. J’adorais me rendre en Californie, j’y avais une petite amie cascadeuse, je faisais des allers et retours depuis New York. Quand je suis finalement venu m’y installer, j’avais déjà connu le succès dans la publicité. J’avais tout ce à quoi la plupart aspiraient, et même plus: je roulais en Rolls Royce décapotable, la première de ce modèle que l’on ait vue à Beverly Hills, tout le monde devenait dingue sur son passage, j’avais une maison dans un quartier très fermé, les gens ont commencé à éprouver du ressentiment du fait que je n’avais besoin ni d’argent, ni de rien. Le monde du cinéma ne savait pas quoi faire de moi… »

Mon arrivu0026#xE9;e dans le monde du cinu0026#xE9;ma a u0026#xE9;tu0026#xE9; purement accidentelle.

Il n’aura d’ailleurs besoin de personne, réussissant à convaincre Clint Eastwood, superstar du box-office, à tourner dans son premier film, Thunderbolt & Lightfoot. La suite entrelace histoire et légende. Et le voit, jeune réalisateur de pas même 40 ans, porté au pinacle dès son deuxième long métrage, The Deer Hunter, le film qui l’installe aux côtés des plus grands, et même ceux qu’il considère comme la Sainte Trinité: Ford, Kurosawa et Visconti. Ce à quoi il persiste à dire que rien ne le prédestinait pourtant: « Je suis issu du monde des arts, de la peinture, mon arrivée dans le monde du cinéma a été purement accidentelle », répète-t-il, évoquant une possible erreur, considération qu’il étouffe aussitôt dans un rire. Et à laquelle toute sa personne oppose un démenti éloquent -il suffit, pour se convaincre de la passion qui continue à l’animer, de l’entendre évoquer avec ferveur, le temps de l’une de ces nombreuses digressions dont il aime rythmer la conversation, sa première rencontre avec Umberto Tirelli, le légendaire tailleur de Visconti, avec qui il allait collaborer pour The Sicilian. Et qui lui dira, furieux, et après s’être fait quelque peu prier, ce qu’il assimile à un compliment équivoque: « Putain de merde, je m’étais juré de ne plus jamais travailler aussi dur après la mort de Luchino. »

Et puis, il y a les films. Certains, comme The Deer Hunter ou Heaven’s Gate, parmi les plus beaux qu’ait jamais produits le cinéma américain, dont l’ampleur, la démesure même, n’ont pas peu contribué à sa « mythitude », suivant son propre néologisme. Clint Eastwood, encore lui, avait ainsi loué son « sens de l’immensité ». Revoir La porte du paradis, c’est en avoir l’éclatante démonstration, si besoin. A se demander, d’ailleurs, si un tel film serait encore possible aujourd’hui. La réponse est négative, bien sûr… « Et cela pour diverses raisons. La première tient aux nombreux artisans auxquels il a fallu faire appel pour le film: des fabricants de selles, d’autres de roues de chariots, des wranglers, tous ces gens qui ont aujourd’hui disparu. On ne croise presque plus, de nos jours, de cow-boys en Amérique. Il en reste quelques-uns, mais pour l’essentiel, les gens ne trouvent plus de fierté dans le travail de cow-boy. A la télévision, on peut voir des rodéos dont les participants montent des taureaux. Certains d’entre eux ne savent même pas monter à cheval, ils vont dans une école spéciale où on leur apprend comment enfourcher un taureau. Ils ne portent plus de chapeaux de cow-boys, ils ont des casques, comme au football. De toute façon, il n’y a pas que les artisans qui aient disparu: il serait très difficile de trouver aujourd’hui des acteurs disposés à y consacrer tant de temps, et à prendre des leçons d’équitation, de tir ou de patins à roulettes, et qui soient prêts à s’engager pour la durée et le type d’horaires que nous leur avions soumis à l’époque… » A ces raisons, on en ajoutera une autre: on ne voit guère quel studio serait prêt à se lancer dans une telle aventure, à l’heure où la production hollywoodienne est dominée par les franchises de super-héros. Mais qu’à cela ne tienne, Cimino poursuit sa route, fut-elle cahotante, dont on espère qu’elle le ramènera un jour derrière une caméra…

  • HEAVEN’S GATE, WESTERN DE MICHAEL CIMINO. AVEC KRIS KRISTOFFERSON, CHRISTOPHER WALKEN, ISABELLE HUPPERT. 1980. 3H37. ED: CARLOTTA. DIST: TWIN PICS.
  • MICHAEL CIMINO, LES VOIX PERDUES DE L’AMÉRIQUE, DE JEAN-BAPTISTE THORET, ÉDITIONS FLAMMARION, 350 PAGES.

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