Manu Bonmariage: « La réalité est toujours spontanée. Si elle était dirigée, on sentirait la gêne »

Emmanuelle et Manu Bonmariage © DR
Louis Danvers
Louis Danvers Journaliste cinéma

Manu Bonmariage passe devant la caméra de sa fille Emmanuelle, pour un documentaire aussi beau qu’émouvant.

Manu Bonmariage déménage une pile de bobines. C’est lourd, des rouleaux de pellicule dans leur boîte en fer! Le réalisateur risque le lumbago mais mène la tâche à bien, lâchant au passage un mémorable « Si j’avais su, j’aurais pas fait cinéaste! » La scène date de 1980, elle se déroule à Barchon, lors du déménagement du contenu d’un garage suite au décès de la première épouse du cinéaste. C’est un des très nombreux moments drôles de Manu, le film consacré par Emmanuelle Bonmariage à son cinéaste de papa, un Manu Bonmariage qui passe, à 75 ans, devant la caméra, lui qui préférait -et préfère toujours- la tenir lui-même. Il se prête volontiers au jeu proposé par sa fille, pour un film qui plonge dans sa mémoire au moment où, frappé par la maladie d’Alzheimer, il est en train de la perdre.

Jamais sans ma fille

Un soleil matinal envahit peu à peu le jardin de la maison familiale à Laeken, faisant pénétrer dans la cuisine une lumière chaleureuse. L’atmosphère est joviale, le café excellent. Sous le regard d’une épouse et maman attentive, impliquée, le rapport complice de Manu et Emmanuelle s’exprime autour d’un film vraiment pas comme les autres. « Tout a commencé quand mon père a voulu se débarrasser de son avant-dernière caméra, une Sony EX3 assez imposante, avec laquelle il a tourné Chemin faisant vers Compostelle et en partie La Terre amoureuse , se souvient Emmanuelle. Il ne pouvait plus l’utiliser suite à une sale chute en vélo, qui lui avait complètement abîmé l’épaule. Il a acheté une caméra plus légère, avec laquelle il a tourné Vivre sa mort. La Sony, il me l’a donnée. Ma première caméra pro! Je ne suis pas du tout technicienne, je viens du théâtre, j’ai une formation de comédienne. Mais cette « passation de caméra » m’a fait immédiatement réagir. Je lui ai dit: « Papa, cette caméra, je la veux bien si je peux la retourner vers toi. Toi qui as filmé tant et tant d’êtres humains, de vies, dans tant de milieux sociaux, toi qui as aussi une vie trépidante, palpitante, je vais te filmer avec elle! »

« La caméra saisit la palpitation intérieure, elle en est complice, je suis devant mais aussi dedans« , confie un Manu Bonmariage qui décrit sa fille comme « l’enfant la plus complice de tous ceux que j’ai eus« . Emmanuelle était déterminée à ce que Manu « soit à son image, c’est-à-dire organique, physique, dans l’impulsivité. Je savais que j’allais avoir devant moi quelqu’un de très désobéissant, indocile, un peu provocateur, agitateur… Et puis tout à coup de très bonne volonté, très complice. Ce mélange devait exprimer ce qu’il est. Alors j’avais une structure, je savais vers où je voulais aller tout en étant prête à partir complètement ailleurs. »

Arbalète et arsenic

Manu rend compte d’une vie qui fut aussi spectaculairement mouvementée. Dès la prime jeunesse, quand un trait d’arbalète, décoché par un compagnon de jeu (un enfant recueilli par sa famille), priva définitivement Bonmariage de l’usage de son oeil gauche… Qu’il n’eut donc pas à fermer quand il filme comme le font les autres cameramen et réalisateurs (« Je voyais directement le cadre!« , sourit-il rétrospectivement). Et dans la force de l’âge, quand un repas assaisonné d’arsenic (on ne saura jamais par qui, Manu n’ayant pas voulu déposer plainte…) manqua de très peu de mettre un terme à sa vie. Deux épisodes narrés et pour le second illustré d’images d’époque dans le film d’Emmanuelle. Laquelle voulait « montrer le contexte familial, sa vie, ce qu’il est, tout en gardant au coeur du film le cinéaste, en utilisant les archives non pas comme une addition d’extraits mais comme quelque chose qui se mêle à l’histoire« .

Manu Bonmariage décrit le « cinéma direct » comme un cinéma « où il n’y a pas de mise en scène, mais une mise en montage« , signifiant que ce n’est qu’à ce stade postérieur au filmage qu’une forme est donnée aux traces de vie captées par la caméra. « La réalité est toujours spontanée. Si elle était dirigée, on sentirait la gêne« , commente-t-il. Sa fille, elle, l’a mis « en situation » pour certaines scènes de Manu, « mais au coeur de cette situation organisée tout pouvait arriver« . Emmanuelle assume cette différence en s’adressant directement à son père: « Toi, dans tes films, tu rejoins tes protagonistes au coeur même de ce qu’ils sont en train de vivre, sans intervenir du tout. » À quoi semble répondre un extrait du documentaire où Manu déclare: « La caméra est ma maîtresse. J’ai la sensation, en filmant les gens, de les caresser. »

« Manupilé »

C’est sans déplaisir que Manu Bonmariage a pu se sentir « manipulé, et même manupilé » lors du tournage du film de sa fille. « J’aime être pris au jeu, je me suis soumis à quelque chose à quoi je ne m’attendais pas« , commente celui qui se définit, dans l’expérience de ce film, comme « tribulent« , autre néologisme engendré par la contraction de « tributaire » et de « turbulent ». À l’heure où la mémoire lui joue des tours, la créativité du cinéaste bouillonne comme jamais.

Des 95 (!) heures de rushes générés par le tournage et la sélection d’images d’archives, Emmanuelle a réussi la gageure de monter un film de 95… minutes. En y intégrant une séquence passionnante où l’on voit Manu Bonmariage avec sa caméra, dans la rue, face à un homme qui refuse d’être filmé, alors que la caméra d’Emmanuelle tourne toujours et enregistre la situation. Plus qu’une mise en abyme, c’est carrément un condensé de questions sur le cinéma direct qui s’offre au regard. « Y compris les questions éthiques, souligne la réalisatrice. Nous avons beaucoup discuté, beaucoup recadré nos images aussi bien sûr. Ce jour-là, Manu était de mauvais poil. Dans ces cas-là, il fonce. Il est allé vers ce monsieur et il tombe sur un type qui refuse d’être filmé mais dit qu’il a tué des gens, qu’il a violé, torturé… Un truc de fou. Manu respecte. Nous on filme Manu en train de ne pas filmer le type. De quoi interroger toute cette histoire de cinéma direct, de documentaire, de cinéma du réel. Sans avoir de réponse mais en posant la question: Qu’arrive-t-il à la réalité des gens lorsqu’on les filme? Cette séquence, chaque fois qu’on la virait du montage, elle voulait revenir, elle s’imposait. Comme aussi celle où mon père et moi nous disputons. » Et Manu de préciser qu’en aucun cas il ne s’est mêlé du montage pour en enlever quoi que ce soit.

Tourbillon de la vie

Manu aurait aimé donner à un film le titre de la fameuse chanson tirée de Jules et Jim de Truffaut et chantée par Jeanne Moreau, Le Tourbillon de la vie. « Je vois la vie comme un tourbillon, qui me donne de l’espace, qui me donne de l’air! Et la chanson fait souffler cet air comme aucune autre« , commente le cinéaste, qui reste attaché à une liberté passant aussi par… les moyens de locomotion. Dans une scène de Manu, on le voit (en 1982) filmer Jean-Luc Godard chez lui, à Rolle, en Suisse. Le réalisateur d’ À bout de souffle et du Mépris lui lâche un peu prétentieusement, tout en conduisant sa voiture: « Je suis un train. Les autres sont des gares… » Manu Bonmariage, qui se déplace par tous les temps à bicyclette, serait-il pour sa part un vélo? Et au moyen de déplacement préféré d’un cinéaste correspond-il une manière de filmer en harmonie avec lui? Après un grand éclat de rire, Manu nous répond. « Quand tu roules à vélo, tu dois être vrai. Car tu es sujet de l’environnement, de ce que tu es, de ce que tu fais. Immanquablement, le vélo est une palpitation. Tout ton corps participe, en ressent le plaisir et en subit les conséquences. Tu n’es pas dans une boîte comme en voiture, tu es libre. Et cette jouissance est aussi une souffrance, que tu acceptes. Tu es en mouvement. Un mouvement total. Où il y a le corps mais aussi l’esprit, le souffle. Et ça te met automatiquement en communion avec le monde, avec les autres. » Emmanuelle compare le bruit des roues du vélo de son père avec celui du moteur de la caméra qu’on entend sur la pellicule des films qu’il a tournés autrefois. « Manu qui grimpe le mont Ventoux, le son du dérailleur de son vélo qui ressemble à celui d’un projecteur, de la pellicule qui tourne dedans… » Et s’adressant directement à son père: « J’y ai songé en mixant le son de mon film, en pensant aussi à tes premières expériences de spectateur quand tu étais gamin et que tu découvrais Jacques Tati sur un drap blanc au mur de la salle paroissiale, quand tu écoutais le son du projecteur… »

Et de comparer, entre le rire et l’émotion: « Manu, il a le cinéma en lui! On dit qu’il a fait plein de films, mais c’est comme les enfants: il en fait un, puis deux, puis d’autres. Jusqu’à ce qu’il y en ait huit, d’enfants… Et bien plus de films. Quand il en avait fini un, il ne tenait pas en place, à la maison. Il fallait qu’il sorte en faire un autre! » Le dernier mot revient à Manu, bien sûr. « La vie, je l’appréhende comme je le fais du cinéma. Ma façon de filmer, c’est ma façon d’être. D’être en liberté. »

Un regard chevillé au réel

Les Amants d'assises
Les Amants d’assises

La filmographie de Manu Bonmariage est aussi vaste que passionnante. Caméraman à la RTB (pas encore F), il y devient réalisateur, même si une bureaucratie coincée lui demande dès lors de… rendre sa caméra! Du beurre dans les tartines (sur les travailleurs d’une entreprise en restructuration, 1980) précède de nombreuses et marquantes contributions à l’émission Strip-Tease. Côté solo, les documentaires, tous remarquables, se succèdent, de J’ose (1983, sur un jeune en rupture) à Vivre sa mort (2015, sur la fin de vie) en passant notamment par Allô Police (1987, sur les rapports policiers-citoyens), Les Amants d’assises (1992, son plus grand succès, sur un couple criminel attendant son jugement), Baria et le grand mariage (2001, sur le mariage forcé d’une jeune Comorienne de Marseille) et Ainsi soit-il (2007, sur l’histoire d’amour d’un curé avec son assistante paroissiale). Un coffret de DVD paru en 2008 reprend les quatre derniers cités, témoignages d’un cinéma centré sur les gens, chevillé au réel et surtout à l’humain dans sa diversité, sa complexité, son originalité, que Manu Bonmariage, curieux, ouvert et solidaire, aime et sait si bien approcher, caméra sur l’épaule.

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