Les Misérables: Damien Bonnard, acteur-puzzle
Le nouveau visage le plus excitant du cinéma français a déjà 41 ans et un improbable parcours derrière lui. Damien Bonnard impressionne en flic novice dans Les Misérables de Ladj Ly. Interview-portrait d’un comédien éparpillé façon puzzle.
« Tu veux une chouquette? » Enfoncé dans un luxueux fauteuil du petit salon d’un hôtel de prestige normand, Damien Bonnard y fait figure de délicieuse anomalie alors qu’on le retrouve en septembre dernier en marge du Festival du cinéma américain de Deauville, où il officie au sein du jury Révélation. Avec sa gueule un peu cassée, son cou rentré dans les épaules et l’oeil qui pétille sur un sourire en coin, l’acteur est occupé à siffler une bonne mousse qu’on lui a servie accompagnée d’un plateau en argent débordant de pâtisseries soufflées. Il se marre, légèrement moqueur, en fait tomber une qui roule sous la table, se plie en deux et l’époussette à peine avant de l’engouffrer d’un seul coup. Peu porté sur les conventions, le garçon a de l’appétit. Et pour cause…
Depuis 2016 et son rôle de berger dépouillé qui a vu le loup dans le formidable Rester vertical d’Alain Guiraudie, Damien Bonnard est partout: chez le franc-tireur punk F.J. Ossang (9 doigts) comme chez le petit maître de la comédie française intelligente Pierre Salvadori (En liberté!), en militaire chez les soeurs Coulin (Voir du pays) ou en homme des bois chez Anne Fontaine (Blanche comme neige), quand il n’apparaît pas carrément chez Christopher Nolan (Dunkirk) ou Roman Polanski (D’après une histoire vraie, J’accuse). À l’affiche aujourd’hui des Misérables de Ladj Ly (lire la critique), ce natif d’Alès, dans le Gard, y explose littéralement de tout son talent, fin prêt pour embarquer dans l’aventure du prochain Wes Anderson, The French Dispatch. Toujours là où on ne l’attend pas? L’énigme Damien Bonnard n’en est que plus belle. On tente de la percer avec lui.
Tu confesses volontiers que tu as eu une vie un peu en puzzle avant de faire du cinéma…
C’est-à-dire que je me suis beaucoup cherché. Et bon, là, je ne sais même pas si on peut dire que je me suis trouvé, mais en tout cas je me sens plutôt heureux en ce moment. J’ai passé énormément de temps à ne pas trop savoir ce que je voulais faire. J’ai arrêté mes études très tôt. Sans brevet, sans rien, j’ai enchaîné les petits boulots, puis à un moment je me suis dit que j’allais faire les Beaux-Arts. Mais comme je n’avais pas le bac, ça a posé problème. Ils ont quand même fini par me prendre. J’ai fait ça pendant six ans. Ensuite, je suis parti à Bruxelles avec une peintre belge incroyable, Marthe Wéry, qui est décédée aujourd’hui mais qui était très influencée par tout l’art minimaliste abstrait américain des années 60 et 70, façon Ellsworth Kelly ou Rothko. J’ai été son assistant pendant quatre ans. C’est-à-dire qu’à aucun moment je ne suis intervenu sur son art, mais comme c’était une femme qui travaillait en permanence et qu’elle avait beaucoup d’arthrite dans les mains, je facilitais la mise en place de sa production, je portais tout ce qui était lourd et, en retour, elle m’apprenait des choses. On discutait des heures entières. Elle m’a offert un toit. J’étais son assistant mais elle m’a pas mal assisté au final (sourire). Je vivais à Molenbeek. J’ai adoré. Bruxelles m’est apparue comme un endroit très libre artistiquement, une ville où on ose faire ce qu’on a dans la tête.
Toi, à l’époque, tu peignais aussi?
Je peignais encore un peu, oui. Je faisais des peintures que je liais avec de la narration. Je confrontais de l’abstraction avec des textes très réalistes que j’écrivais, et je questionnais le rapport entre ces deux extrêmes-là. Parce que j’ai toujours eu l’impression que l’abstraction dit des choses plus vraies que le réalisme. Donc je m’amusais avec tout ça, et puis j’ai fini par revenir en France, où j’ai bossé sur des chantiers. Ensuite, je suis parti au Canada pour aller ramasser des fougères et faire de la pêche. Je voulais construire un bateau mais je n’avais plus d’argent, alors je suis rentré. J’envisageais de faire la marine, mais je suis devenu coursier à Paris. Je livrais pour des boîtes de production de cinéma et je me suis dit que ça avait l’air chouette, quand même, ce métier. À l’époque, je vivais chez une amie qui s’appelle Françoise, dans une grande maison où il y avait plein de DVD. Je me suis beaucoup nourri de ça. J’ai réalisé que le métier de comédien, ça pourrait être quelque part la somme de tous mes plaisirs. Une multi-vie vraiment sympa.
Donc tu commences à jouer des petits rôles vers la trentaine, c’est ça?
J’ai commencé vers 28 ans, oui. J’ai dû faire de la figuration pendant quatre ans. Ça me permettait d’avoir le statut d’intermittent. La boîte de coursier me laissait libre de partir quand j’avais une ouverture et de revenir après. Peu à peu, j’ai commencé à faire des silhouettes parlantes et j’ai été m’inscrire dans des écoles de cinéma pour jouer dans des courts métrages. J’en ai fait beaucoup, puis j’ai grappillé des petits rôles d’un jour ou deux sur des longs, et ainsi de suite. Ça fait seulement trois, quatre ans, maintenant, que je joue des rôles plus importants.
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Depuis Rester vertical d’Alain Guiraudie…
Oui. J’avais vu un de ses films, Le Roi de l’évasion. Et j’avais été vachement touché par des scènes de cauchemar filmées comme des scènes réelles. Il y avait toute une histoire de drague autour d’un tracteur dont il fallait choisir la couleur, aussi. Alors j’ai envoyé une lettre à sa production en disant que son cinéma m’intéressait et que j’étais même prêt à jouer un buisson qui parle ou à mourir dès le premier plan écrasé par un tracteur bleu ou jaune. Bon, il m’a dit par la suite qu’il ne l’avait jamais reçue, cette lettre… Mais il se trouve qu’après j’ai aussi été colleur d’affiches dans Paris, et que toutes les affiches de son Inconnu du lac c’est moi qui les ai collées. C’est étrange parce que j’avais une moustache et certaines personnes me demandaient si c’était moi sur l’affiche. C’était un peu comme des pré-rendez-vous manqués, je crois (sourire). La vraie rencontre ne s’est faite que deux ans plus tard. Grâce à un casting que j’avais raté pour Les Combattants de Thomas Cailley.
Guiraudie incarne une façon très libre de faire du cinéma. Le film t’a valu une nomination pour le César du Meilleur espoir masculin alors que tu avais déjà 38 ans. Cette année, tu étais nominé pour le César du Meilleur acteur dans un second rôle pour En liberté! de Pierre Salvadori, une pure comédie pour le coup, qui donne le sentiment que tu es vraiment à l’aise dans tous les registres…
Disons que je passe un peu mon temps à brouiller les cartes, à aller vers des tas d’endroits différents, parce que c’est ça qui m’éclate, en vrai, dans ce métier. Je suis vraiment dans ce truc d’enfant qui consiste à se déguiser et à s’inventer des vies. L’imaginaire appelle l’imaginaire, et je crois que c’est bien de le nourrir. Je n’ai pas envie de m’enfermer dans ce que je sais faire.
Drame policier en prise sur la réalité violente de la banlieue, Les Misérables de Ladj Ly est un film qui, aujourd’hui, n’est pas dans le jugement, mais pointe une réalité. Est-ce que tu penses que le cinéma peut contribuer à éveiller les consciences, et même à faire un peu bouger les lignes?
Bien sûr. Avec Ladj, on a d’abord tourné le court métrage Les Misérables, avant d’en faire un long. C’était juste après Rester vertical. Le grand écart complet, donc. J’aimais bien ça (sourire). L’idée des Misérables, c’est de faire un film-constat. Mon personnage de flic, je l’ai beaucoup travaillé sur le regard, parce que c’est à travers ses yeux qu’on découvre la banlieue dans le film. Le constat de Ladj, c’est que le regard qu’on porte sur quelque chose induit souvent un jugement mais conduit parfois aussi à des actes. Du coup, si on change notre regard, notre jugement change et donc possiblement nos actes aussi. Les gens ne se résument pas à ce que l’on en voit très succinctement. Il faut éviter de les enfermer dans des boîtes. Le film, c’est ça. Et penser un possible espoir, même s’il doit passer par la révolte. La fin du film laisse de la place au spectateur, l’invite à pousser plus loin sa réflexion sur la vie dans une cité comme celle-là. Derrière la violence, il y a aussi des choses envisageables.
Fertile en découvertes, la dernière édition du festival de Cannes aura notamment révélé Ladj Ly, dont le premier long métrage, Les Misérables, non content d’avoir secoué la Croisette, en sera reparti avec un Prix du jury amplement mérité. Le réalisateur français y revisite le film de banlieue avec une vigueur que l’on n’avait plus vue depuis La Haine, le brûlot de Matthieu Kassovitz qui fit, pour lui, office de déclencheur. Au point de l’inciter à fonder, avec ses amis Kim Chapiron et Romain Gavras, le collectif Kourtrajmé, au sein duquel il signera, en 1997, le court métrage Montfermeil Les Bosquets. Ladj Ly devait se multiplier par la suite, sur le terrain documentaire surtout, livrant notamment, au lendemain des émeutes de 2005, 365 jours à Clichy-Montfermeil. « Depuis que j’ai 16 ou 17 ans, j’ai une caméra numérique et je filme tout ce qui se passe. J’ai un rapport très particulier avec l’image, la caméra, filmer me passionne. »
L’avenir de la France
Montfermeil, où il vit toujours, prête aujourd’hui son cadre aux Misérables, un film dont l’homonymie avec l’oeuvre de Victor Hugo ne doit bien sûr rien au hasard. « Une partie du roman s’y déroule. Depuis l’enfance, à l’école, on nous parle de cette histoire: la maison des Thénardier est là, la fontaine où Cosette allait chercher de l’eau, le lavoir où elle se rend pour laver son linge. Et puis, un siècle plus tard, la misère est toujours bien présente, et j’ai voulu faire un clin d’oeil au bouquin. » Cette réalité, Ladj Ly l’embrasse sans faux-fuyants, le film semblant pris sur le vif, comme tourné à l’arrache: « Tout y est vrai, martèle-t-il. Dans le cinéma, je m’inspire de ma réalité, de ma vie, de ma ville, de mes proches qui vivent dans ces quartiers. De la coupe du monde à la scène finale, qui est quelque chose que j’ai vécu, le scénario n’est tiré que d’histoires vraies. » Jusqu’au personnage de Buzz, le gamin filmant la cité avec un drone, dont il a confié l’interprétation à son fils, Al-Hassan, qui est inspiré de sa propre expérience de « filmeur ».
Nul sentimentalisme pour autant, et le réel que donne à partager le réalisateur est âpre et tendu, au bord d’une implosion attisée par les tensions entre les différents groupes du quartier et les interventions de la Brigade Anti-Criminalité. « Aujourd’hui, ce n’est clairement que rapports de force, poursuit-il. À mon époque, on essayait quand même de discuter avec les policiers. La police de proximité était là, et il y avait un minimum de dialogue. Aujourd’hui, on a affaire à des brigades spécialisées qui ne sont là que pour casser. » Quant à esquisser ce qui ressemblerait à un avenir? « Je pense qu’il y a de l’espoir dans ces banlieues: cette jeunesse constitue l’avenir de la France, mais il faut, à un moment donné, apporter des solutions. On ne va pas me faire croire qu’un pays comme la France est incapable de régler le problème des quartiers, c’est juste qu’il n’y a pas de volonté politique. Si Macron décide de faire un vrai plan des banlieues, on peut faire bouger les choses (…). Mon film est un cri d’alarme: la prochaine révolution partira des banlieues françaises. Donc, entendez-nous, et essayons de discuter pour trouver des solutions… »
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