« Les films normaux deviennent atypiques aujourd’hui »

Entre le maire (Fabrice Lucchini) et sa conseillère philosophe (Anaïs Demoustier) se construit un face-à-face basé sur la parole mais aussi sur les non-dits.
Nicolas Clément
Nicolas Clément Journaliste cinéma

Avec Alice et le maire, son deuxième long métrage, le Français Nicolas Pariser réussit une comédie politique enlevée où la parole et l’action croisent le fer sur fond de double crise: intime et démocratique. Rencontre.

Ancien critique passionné de politique, auteur de courts aux titres éloquents (Le Jour où Ségolène a gagné, La République, Agit Pop), Nicolas Pariser signait il y a quatre ans déjà un premier long métrage, Le Grand Jeu, où Melvil Poupaud incarnait un écrivain largué que sa rencontre fortuite avec une éminence grise conduisait au carrefour de nombreux mystères. Évoquant la surveillance dont les groupuscules contestataires peuvent faire l’objet, ce thriller politico-romanesque atypique, prix Louis-Delluc 2015 en France, installait son intrigue et ses personnages comme on dispose des pièces sur un grand échiquier. Plus affirmé, moins opaque, Alice et le maire procède aujourd’hui d’une façon comparable. Dans un premier temps, du moins. Soit, au coeur des préoccupations plus ou moins routinières qui agitent les élus de la ville de Lyon, la rencontre étonnante entre son maire, Paul Théraneau, homme pressé et à court d’inspiration, et une jeune philosophe, Alice Heimann, engagée pour le stimuler intellectuellement. D’abord difficile, le dialogue qui se noue entre eux ne va pas manquer de les rapprocher, ébranlant peu à peu les certitudes de l’un et les habitudes de l’autre…

Présenté en mai dernier à Cannes, le film, qui voit Fabrice Luchini et Anaïs Demoustier se donner la réplique à grands coups de dialogues brillantissimes dans les coulisses du pouvoir, y fit se gondoler comme rarement le public de la Quinzaine des Réalisateurs. « C’était merveilleux, se réjouissait Nicolas Pariser sur une plage voisine au lendemain de la projection. Moi, dans l’idée, c’est sûr que je voulais faire une comédie, à la base. Sauf qu’il n’y a pas de purs gags dans le film. Je n’ai pas écrit des bons mots pour des bons mots, ce genre de choses. Et donc, en fait, personne ne trouvait ça très drôle à la lecture du scénario. Je dois bien avouer que je me sentais quand même un peu comme le type qui tente blague sur blague mais fait un bide à chaque fois (sourire). Du coup, quand j’ai tourné, je n’ai plus du tout cherché la comédie. Une fois le film fini, je ne savais pas trop ce que j’avais entre les mains, si c’était bon ou nullissime. C’était très étrange. On a vu le film plusieurs fois avec l’équipe. J’étais satisfait mais personne ne trouvait ça drôle. Tout au plus cela faisait-il sourire. Et puis à la première ici à Cannes, il s’est passé un truc un peu fou, une espèce de retournement assez délirant. J’avais l’impression d’être à une projection de La Chèvre. Les gens riaient, applaudissaient en pleine scène de discours. Sur la fin, c’était digne d’un match de foot. »

Nicolas Pariser à l'écoute d'Anaïs Demoustier sur le plateau.
Nicolas Pariser à l’écoute d’Anaïs Demoustier sur le plateau.

Un film normal

S’il n’aligne pas les gags à proprement parler, le film n’en joue pas moins d’un comique de situation récurrent, multipliant notamment les gros plans sur le visage d’un Luchini asthénique pas loin de faire 20 mètres de long. À l’origine, Nicolas Pariser avait imaginé ce projet comme une suite exclusive d’échanges entre Alice et le maire. « Oui, j’ai d’abord embrayé sur cette idée de ne filmer que des discussions entre deux personnages pendant 90 minutes. Très vite, je me suis dit que mon producteur allait faire un peu la gueule et puis surtout qu’en faisant ça j’allais me priver d’un de mes plus grands plaisirs, qui est le romanesque. J’adore les comédiens, les dialogues, les scènes longues, mais j’aime aussi qu’on sente le monde vivre autour. Et puis je me méfie beaucoup des concepts. Je ne pense pas être capable de m’épanouir dans la radicalité. Ça peut être une facilité, parfois. Parce que plus on est radical, moins on prend de risques, au fond. C’est-à-dire qu’on prend un risque au début, et puis ça passe ou ça casse. On se protège derrière un seul choix. Moi je n’ai pas de filet: chaque scène est un obstacle à franchir. Je voulais faire un film normal, en quelque sorte (sourire). »

Un film normal qui est pourtant très atypique de par son sujet, les lieux qu’il investit. Si Pariser se revendique ouvertement de l’influence d’Éric Rohmer, et plus particulièrement de L’Arbre, le maire et la médiathèque avec, déjà, Fabrice Luchini (1993), son film arpente en effet un territoire très peu balisé, et en tout cas fort peu fréquenté par le cinéma français récent. C’est à peine si l’on pourra ponctuellement rapprocher Alice et le maire d’un Quai d’Orsay de Bertrand Tavernier, voire par endroits de L’Exercice de l’État de Pierre Schoeller. « C’est-à-dire que les films normaux deviennent atypiques aujourd’hui. C’est un peu tout le discours de James Gray sur le cinéma classique. Donc oui, quelque part, j’ai tout de même conscience d’avoir fait un film un peu différent. Vous savez, c’est un processus très lourd et très fatigant de financer et mettre en branle un long métrage de cinéma. Donc si je me lance, j’ai besoin de sentir que ça en vaut la peine. C’est un peu un cliché mais je ne fais rien d’autre que les films que j’ai envie de voir en tant que spectateur. Et ces films-là, j’ai bien conscience qu’aujourd’hui, en France, si je ne les fais pas, je ne les verrai pas. Ce qui m’intéresse sur le terrain politique, c’est quelque chose que je trouve dans Reds de Warren Beatty, par exemple, un très beau drame un peu oublié qui est l’un de mes films de chevet. C’est-à-dire cette articulation très particulière entre l’intime et l’Histoire collective. Je cherche à être très rigoureux, très précis, sur les affects, les relations qui lient les personnages, et en même temps à me montrer pertinent sur ce qu’on vit aujourd’hui, qui n’est pas selon moi une crise du politique mais une crise de la démocratie, des formes plus civilisées, plus humanistes, du politique. »

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Le plein et le vide

Oeuvre bavarde, ou qui repose en tout cas beaucoup sur la parole, Alice et le maire n’en fait pas moins la part belle à la suggestion et aux non-dits, laissant à imaginer tout un monde d’idées et d’émotions quelque part en latence, dans les marges d’un récit pourtant mené tambour battant. « Je sais qu’Alain Resnais faisait des fiches pour chacun de ses personnages, qui expliquaient leur passé, leur background, qui ils étaient profondément. Je ne procède pas de cette manière. Je considère qu’un bon comédien n’a pas besoin de ça, il va s’exprimer en incarnant un texte précis, une situation donnée. Et c’est à moi de raconter l’histoire avec ça. Sur le tournage du Grand Jeu , par exemple, André Dussollier ne comprenait rien au film, mais étant donné qu’il maîtrisait parfaitement son texte, il n’avait pas besoin d’en saisir les enjeux. Pareil avec Fabrice, qui a joué une scène-clé d’Alice et le maire avachi devant la télé, sans bien saisir de quoi il retournait au juste. Le fond du travail, pour moi, c’est le texte. Le cinéma, c’est un art du présent. C’est répondre à la question: « Qu’est-ce que je fais maintenant, dans telle situation? » »

En résulte un film sur l’action politique, et parfois même plutôt sur l’inaction politique, qui emporte le spectateur dans son espèce de ferveur intranquille. À son propos, Nicolas Pariser aime d’ailleurs à parler d’une « comédie inquiète« . Dans Alice et le maire, ceux qui agissent ne pensent pas et, a contrario, ceux qui pensent n’agissent pas, suivant en cela un jeu malin d’oppositions toujours susceptibles de s’invaginer. Ainsi par exemple du lien privilégié qui unit ses deux protagonistes: quand Alice arrive dans la vie du maire, ce dernier n’a pas de temps pour lui, tandis qu’elle n’a elle-même aucun plan de vie. Une dynamique du plein et du vide appelée à se renverser au fil du récit, et qui culmine dans un magnifique plan-séquence, une scène d’écriture de discours très longue, très subtile aussi, avec une attention toute particulière portée sur les mains des comédiens. « À l’écriture, je ne pense pas du tout au découpage. Mais là, il se trouve qu’on était dans les derniers jours de tournage entre Anaïs et Fabrice, ils étaient déjà bien aguerris et je voyais qu’ils en étaient complètement capables. Parce que ce n’est pas à la portée de n’importe quels comédiens de réussir quelque chose comme ça, sur plusieurs minutes. D’une manière générale, l’économie de moyens m’intéresse. C’est-à-dire que ce qu’on peut faire en trois plans, je ne vais pas le faire en six. Mais là je pense que ça apporte une intensité. Découper cette prise, ça n’aurait fait que la déforcer. C’était une manière de casser la logique du champ-contrechamp, aussi, qui renvoie chacun dans son coin. D’englober les deux personnages dans un espace vraiment commun, qui est aussi l’espace de la pensée. »

Alice et le maire. De Nicolas Pariser. Avec Anaïs Demoustier, Fabrice Luchini. 1 h 43. Sortie: 02/10. ****

3 questions à Anaïs Demoustier

Dans Alice et le maire, vous incarnez une normalienne sans attaches censée combler le déficit d’idées qui touche un politicien en perdition. C’est un peu la rencontre de l’eau et du feu, non?

Oui, Alice n’a aucune vocation. Alors que lui évoque en permanence sa carrière qui l’obsède. Elle a passé tout son temps à penser, à apprendre des choses, à réfléchir, elle est d’une nature très mesurée, ce n’est pas quelqu’un qui s’emballe, qui se laisse emporter. Lui n’est que dans l’action. Cette opposition est perceptible jusque dans leur rythme de parole. Ils se répondent l’un l’autre comme deux instruments de musique relevant de deux familles très distinctes.

Qu’est-ce qui vous a attirée dans la proposition de Nicolas Pariser?

Son cinéma prend le spectateur au sérieux, le traite avec respect, et en même temps est capable de légèreté. Moi ce qui me plaît le plus dans Alice et le maire, et qui je trouve contraste avec le paysage français actuel, c’est sa non-hystérie et son refus du culte de l’émotion. Nicolas ne cherche pas à nous filmer dans tous nos états. Il tend vers quelque chose qui est au-dessus de ça. Il n’est pas du tout dans cette mode de mise en scène coup de poing, de cinéma tape-à-l’oeil, de personnages pleins de morve et de bave. Il y a une sorte d’élégance dans le film qui fait beaucoup de bien et qui en fait, selon moi, presque déjà un classique.

En aviez-vous d’emblée perçu tout le potentiel comique?

Absolument pas. Nicolas m’avait parlé d’une comédie, mais quand j’ai lu le scénario j’ai trouvé ça très mélancolique. J’ai vraiment été très surprise par le niveau de comédie du film. On oscille constamment entre le rire et une certaine profondeur, qui se manifeste parfois de façon un peu surprenante. J’aime beaucoup ça.

Dixit Céline Sciamma

« Je suis très attentive au cinéma de ma génération. Nos dialogues, nos points communs, les endroits qu’on investit. Ça nous rend complémentaires, donc solidaires. Il ne s’agit pas d’être unanimes sur les façons de faire. Je pense qu’on manque d’électrochocs, mais je n’ai pas tellement envie de distribuer les bons points à un moment où on manque de radicalité. Je suis attentive au cinéma politisé. Parce qu’en plus je déteste cette sorte de soupçon selon lequel il y aurait dans les images politiques un sous-art, ou un art qui serait un art purement militant. Le soupçon qu’il y aurait quelque chose de programmatique dans les films qui ont des convictions, alors qu’ils sont là pour déjouer certains programmes inconscients. Ce qui m’intéresse, c’est la circulation des idées, des solutions contradictoires. »

>> Céline Sciamma rédac’ chef: le making of

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