[Le film de la semaine] La Pazza Gioia, graines de folie

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Matthieu Reynaert Journaliste cinéma

Remarqué lors de la dernière quinzaine cannoise, « La Pazza Gioia » embarque Valeria Bruni Tedeschi dans un road-movie aux allures de fable où la folie est surtout prétexte à faire sauter les verrous de la bienséance.

Paolo Virzì, le réalisateur
Paolo Virzì, le réalisateur© DR

« Comment les autres réalisateurs font-ils pour distinguer le drame de la co- médie? La vie est à la fois si drôle et si dure. C’est l’industrie qui nous a dicté de séparer ces deux genres, et je me demande bien pourquoi! », s’exclame Paolo Virzì, lorsque survient l’inévitable question du mélange des genres dans son dernier film. Il faut lui reconnaître une grande maîtrise du changement de registre, il nous fait glisser sans heurt du rire aux larmes, tout comme s’installe en arrière-plan de son film un propos engagé que le réalisateur cherche cependant à nuancer. « J’essaie de rester à l’écart de la politique, elle est trop confuse. Mais je suis né et j’ai grandi à Livourne, la ville où est né le parti communiste italien, alors ça me rattrape… Peut-être que je deviens vieux, ou juste cynique, mais aujourd’hui j’ai tendance à penser que les politiques devraient se contenter de limiter les dégâts qu’ils ont faits. Je m’implique pour certaines causes, comme l’environnement ou les droits de l’homme, mais au fond de moi il y a toujours une petite voix qui dit: « Qu’est-ce que tu fais? Ça ne sert à rien! »

« Quand on observe les migrants qui débarquent par milliers sur nos côtes, poursuit-il, on ne peut qu’y voir la tragédie de toute l’espèce humaine. Quand une partie du monde doit fuir et que l’autre partie se met à avoir peur pour ses privilèges… J’espère qu’au final les réfugiés nous rendront meilleurs, qu’ils pourront nous rapporter quelque chose que nous avons perdu. »

Ce pessimisme, qu’il affiche entre deux rires tonitruants tout au long de notre entretien, Paolo Virzì en infuse son film, utilisant la liberté de ses personnages pour contrebalancer leur noirceur. Valeria Bruni Tedeschi surtout, dans le rôle de Beatrice Morandini Valdirana (caricature, on le devine rien qu’à travers le choix de ce nom, de son image publique) affiche une assurance aveugle à la fois admirable et exaspérante. « Moi je n’ai pas cette confiance en moi, ni en mon travail. Je suis comme un ballon crevé, il faut sans cesse me regonfler! À la fin du tournage, les vrais patients d’asiles psychiatriques qui ont participé au film m’ont fait un cadeau: une prescription! Ils m’ont dit: « Paolo, tu dois apprendre à maîtriser tes sautes d’humeur, prends 300 mg de Dépakine par jour! » À travers cette anecdote, on comprend mieux le rapport qu’entretient Virzì avec son sujet et qui lui permet de rire avec les « fous » plutôt qu’à leurs dépens. « Je me sens autorisé à rire de leur maladie parce que je me sens proche d’eux. Devenir artiste, c’est se mettre en quête de la Vérité, et pour ça il faut être un peu cinglé! Et puis il y a tellement de gens qui nous regardent de haut et nous disent comment faire, qui nous vendent des traitements pour chaque problème. C’est épuisant. Aromathérapie, musicothérapie, des cachets, des injections… D’une certaine façon, Beatrice est comme cela. Elle a un avis sur tout, elle corrige sans cesse les autres. Mais comme elle parle sans filtre ça devient très drôle. »

Sur les routes

Pour construire Beatrice et sa comparse de fortune Donatella, et rendre leur univers le plus crédible possible, Virzì est comme elles parti sur les routes. « Avec ma co-scénariste Francesca Archibugi, nous avons beaucoup voyagé avant d’écrire, et visité de nombreux asiles et hôpitaux psychiatriques. La Villa Biondi que l’on voit dans le film n’existe pas, c’est un composite de plusieurs endroits très différents, de l’hôpital privé à l’institution religieuse en passant par des prisons qui ne disent pas leur nom. C’est une vision idéalisée, car certains des lieux que nous avons visités faisaient vraiment froid dans le dos. » Le film en donne d’ailleurs un triste aperçu dans son troisième acte. « Pendant le tournage, une loi est passée pour fermer les sinistres hôpitaux psychiatriques d’État que l’on y découvre. Mais dans la pratique, il n’y a pas de place ailleurs! Alors les patients restent enfermés dans des institutions qui n’ont plus d’existence légale! » Qui est le plus fou des deux?

Mais malgré ces constats, Virzì reste fidèle à son objectif: rendre son film vivant et optimiste. Pour cela, il peut se reposer sur le talent de ses deux actrices principales. « Les acteurs, ou dans ce cas les actrices, sont toujours ma première préoccupation. Je veux tout mettre en place pour qu’ils puissent donner le meilleur d’eux-mêmes. Chaque acteur est différent, et j’adapte ma technique de travail. J’ai poussé Valeria à ne jamais avoir peur d’exagérer, à faire des étincelles. Beatrice est très provocatrice, et je ne suis pas comme elle. Elle semble raciste, mais elle ne l’est pas vraiment, elle est juste coupée du monde. Elle vient d’un milieu très privilégié qui soudain la rejette, nous devions l’accepter dans toutes ses dimensions et comprendre quels sont ses automatismes et ses peurs. Une fois que Valeria s’est lâchée, cela a donné lieu à des improvisations hilarantes dans lesquelles j’ai malheureusement dû beaucoup couper car le premier montage du film faisait 2 h 45! »

« Micaela (Ramazotti, qui tient le rôle de Donatella, NDLR) devait elle travailler dans l’intériorisation. Comme elle est devenue mon épouse depuis la dernière fois que nous avons collaboré, j’avais peur que nous soyons mal à l’aise, mais finalement nous nous sommes très bien compris sur le plateau. J’aurais dû m’en douter parce que nous partageons les mêmes insécurités! »

Ce rapport aux acteurs, mais plus simplement aux autres en général, semble bien être au coeur de la démarche du réalisateur. « J’ai travaillé comme story-boarder pour la télévision, puis comme scénariste, mais ce sont des métiers trop solitaires. Depuis l’enfance j’aime raconter des histoires, sous quelque forme que ce soit, mais je suis devenu réalisateur pour travailler avec les autres. Quand je suis seul, je déprime, je vois tout en noir, il me faut une équipe autour de moi. » Ce brin de névrose, encore.

Et lorsqu’on l’interroge sur l’avenir hélas précaire du cinéma de son pays, Virzì conclut d’une façon dont on sait désormais qu’elle lui ressemble bien, optimiste et pessimiste à la fois: « Chaque année, on nous annonce la mort du cinéma italien. Et chaque année, nous nous réjouissons de le voir revivre. C’est une fête permanente! »

Rencontre – Matthieu Reynaert, À Cannes

PSY-NEMA

Vol au-dessus d'un nid de coucou
Vol au-dessus d’un nid de coucou© DR

Haut lieu du fantasme, le 7ème art ne pouvait que s’intéresser de près à l’univers psychiatrique… qui le lui rend bien!

On ne compte plus les publications universitaires abordant le thème des rapports entre les disciplines « psy » et le cinéma. Ce dernier n’a bien sûr pas manqué d’exploiter le riche potentiel humain -et spectaculaire- de la maladie mentale, prise du point de vue du patient, du soignant et du cadre institutionnel, mine de situations extrêmes et de drames bouleversants. Et les psychiatres et psychanalystes ont eux-mêmes nourri les échanges. Certes pour commenter la vision que le 7e art peut avoir d’eux et de leur pratique, mais aussi pour analyser ce que le cinéma, en soi et en général, peut révéler de rapports avec l’inconscient, le fantasme, les névroses et psychoses qui font leur terrain d’étude et leur quotidien. Une réciprocité singulière, traduisant la richesse « psy » du cinéma dans les films mais aussi dans son processus lui-même (que n’a-t-on pas pu dire et écrire sur la salle obscure où l’écran lui donne vie, par exemple?)

Célébration vibrante de l’amitié entre deux femmes pensionnaires d’une institution dont elles s’échappent ensemble, La Pazza Gioia de Paolo Virzì s’inscrit dans un sous-genre aussi passionnant que diversifié, loin de films abordant la psychanalyse d’un point de vue théorique…

Vous avez dit « asile »?

In The Mouth Of Madness
In The Mouth Of Madness© DR

Du Cabinet du docteur Caligari (1920) à Shutter Island (2010) et Stonehearst Asylum (2014) en passant par Spellbound (1945) d’Hitchcock et l’incontournable Vol au-dessus d’un nid de coucou (1975), le théâtre exacerbé de l’institution psychiatrique aura servi de décor à des films parfois réalistes comme celui de Milos Forman, mais le plus souvent orientés vers l’effroi et le crime, façon expressionniste (le premier cité) ou généralement gothique (les deux plus récents). Cette dernière approche ayant été celle de beaucoup de films d’épouvante, qui font de l’asile de fous une geôle où médecins et gardiens sont souvent aussi dangereux, si pas plus, que les malades mentaux qu’ils ont sous leur (ir)responsabilité. Du Bedlam de 1946 avec le grand Boris Karloff au… Bedlam de 2015 -pas un remake!, la liste est longue, qui comprend notamment Asylum Erotica (1971, avec Klaus Kinski), Asylum de Roy Ward Baker (1972), Disturbed (1990, avec Malcolm « Orange mécanique » McDowell), Gothika de Mathieu Kassovitz (2003) et The Jacket avec Adrien Brody (2005), ainsi que -last but not least- deux films du grand John Carpenter: The Ward en 2010 et surtout le formidable In the Mouth of Madness réalisé six ans plus tôt.

Le chef-d’oeuvre qu’est Vol au-dessus d’un nid de coucou domine évidemment l’ensemble de la production « sérieuse », celle qui dépeint -ici sur les pas d’un rebelle joué par Jack Nicholson- l’univers de l’institution psychiatrique pour questionner la société, son rapport à la folie et sa propension à imposer la norme. Le bouleversant Family Life de Ken Loach est lui aussi remarquable, traçant en 1971 le portrait d’une jeune fille schizophrène, livrée aux électrochocs. Le héros de Morgan, autre film britannique réalisé en 1966 par Karel Reisz avec David Warner, est tout aussi incompris et son extravagance le fait enfermer à tort. Le cinéma « mainstream » n’a, lui, que rarement accouché d’une oeuvre significative (peut-être Girl, Interrupted avec Winona Ryder et Angelina Jolie)…

Certains documentaires ont également su porter haut une thématique sensible. Le renommé San Clemente (1980) de Raymond Depardon, tourné dans l’hôpital psychiatrique de Venise, bien sûr. Mais aussi les plus fragiles et en même temps lumineux La Porte d’Anna (Patrick Dumont, François Hébrard) et La Devinière du Belge Benoît Dervaux, consacré à un lieu dont la chaleur et l’ouverture à la différence rendent au terme « asile » son sens premier et fort.

Louis Danvers

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