Le cinéma en mode viral

Les Combattants
Jean-François Pluijgers
Jean-François Pluijgers Journaliste cinéma

Depuis les origines, les épidémies ont constitué un combustible inépuisable pour le 7e art, contaminant les genres les plus divers, au confluent de la fiction et de la réalité. Diagnostic.

La scène intervient après une demi-heure. Lancée dans un trip survivaliste, Adèle Haenel y va d’un laïus catastrophiste: « J’ai pas peur du chômage et de la crise. Il y a bien pire qui se prépare. Mais comme on se focalise sur des choses minimes, on ne le voit pas arriver. » Et d’énumérer les raisons qui pourraient conduire à une fin prématurée de l’aventure humaine: les émeutes de la faim, les guerres de religion, la sécheresse, le dérèglement climatique, une centrale nucléaire qui explose, tout y passe, et jusqu’au… coronavirus. Bien que cette dernière hypothèse n’ait pas ses faveurs, Les Combattants, l’excellent premier long métrage de Thomas Cailley, prend, à six ans de distance, une dimension sinon prophétique, du moins objectivement troublante; en prise, en tout état de cause, sur l’air anxiogène du temps.

Épidémies et clonage

Si fiction et réalité convergent plus que jamais, le cinéma n’a pas attendu le Covid-19, loin s’en faut, pour trouver dans les épidémies de tout poil un combustible pratiquement inépuisable. Les exemples abondent depuis un siècle de films, classiques ou nanars, en ayant fait leur ressort narratif, la contagion se prêtant il est vrai à d’innombrables déclinaisons, réalistes, catastrophistes voire même poétiques. Murnau, déjà, adosse la progression de Nosferatu (1922), affrêtant un voilier chargé de cercueils remplis de terre à destination de Wisborg, à celle de la peste que le vampire propage dans son sillage. Le fléau traversera l’Histoire du cinéma, que l’on retrouve encore chez Ingmar Bergman, en toile de fond du Septième Sceau (1956), comme plus tard chez Jacques Demy, dans The Pied Piper (1971), adapté -avec Donovan dans le rôle-titre!- du Joueur de flûte de Hamelin, un conte cruel situé dans une petite ville de l’Allemagne médiévale. Elia Kazan l’ancre pour sa part dans un décor contemporain à la faveur de Panic in the Streets (1950), lançant Richard Widmark et Paul Douglas -un médecin et un policier- dans les rues de La Nouvelle-Orléans pour un contre-la-montre éprouvant après que la victime d’un meurtre crapuleux, porteuse de la peste bubonique, a infecté ses assassins.

Invasion of the Body Snatchers
Invasion of the Body Snatchers

Il est évidemment commode de voir dans cet excellent film noir auquel Kazan a veillé à conférer une facture réaliste une parabole sur le communisme. Il n’en ira pas autrement, quelques années plus tard, du non moins remarquable Invasion of the Body Snatchers de Don Siegel (1956), venu gonfler la vague des productions de science-fiction surfant sur le climat de guerre froide, avec la peur du péril rouge consécutive. Adapté du roman Graines d’épouvante de Jack Finney, le film, un modèle d’économie et d’efficacité, se situe dans une petite ville de Californie dont les habitants semblent avoir changé insensiblement, jusqu’à être dénués de toute émotion. Et pour cause, ils ont été remplacés par des entités extraterrestres ayant pris la forme de cosses avant de cloner l’apparence de leurs victimes, et s’apprêtant à essaimer par camions entiers, promesse d’une contamination à grande échelle.

Derrière son titre français trompeur – L’Invasion des profanateurs de sépulture-, le film de Siegel traite avec acuité de la paranoïa, mais aussi de la perte d’identité et de la déshumanisation. Non content de transcender son cadre de série B, il traversera allègrement les époques, engendrant, contagieux jusque dans ses répliques successives, une série de remakes. À savoir dans l’ordre: Invasion of the Body Snatchers de Philip Kaufman (1978), Body Snatchers d’Abel Ferrara (1992) et The Invasion d’Oliver Hirschbiegel (2005), ce dernier soulignant, signe des temps, le caractère épidémiologique du fléau frappant le genre humain.

Les zombies prolifèrent

Tourné dans la seconde moitié des années 60, Night of the Living Dead, de George A. Romero, est un autre exemple de série B à l’impact surmultiplié, le film étant à l’origine d’une descendance nombreuse, tout en ayant montré la voie à ce qui deviendra le sous-genre peut-être le plus fécond du cinéma de contagion, le film de zombies. Barricadés dans une maison isolée de la campagne pennsylvanienne, une poignée de survivants y subissent les assauts incessants de pantins voraces à la démarche mécanique et incertaine. « Des morts non-enterrés revenus à la vie et cherchant des victimes humaines », comme l’apprendra l’un des nombreux bulletins d’informations émaillant un film qui retrace dans les conditions d’un direct effarant une épidémie aussi fulgurante que dévastatrice, l’humour noir de Romero voulant que les confinés soient aussi sous la menace d’une milice de citoyens « exemplaires » à la gâchette facile. On est aux États-Unis après tout, et le propos incite d’autant plus à une lecture politique que le réalisateur fait d’un jeune Afro-Américain (l’excellent Duane Jones) sa figure centrale -rien d’anodin dans le contexte de 1968.

Night of the Living Dead
Night of the Living Dead

Le cinéaste, qui s’était notamment inspiré du roman fondateur I Am Legend, de Richard Matheson (adapté à diverses reprises, de The Last Man on Earth, avec Vincent Price, en 1964, au film éponyme avec Will Smith en 2007, en passant par The Omega Man, avec Charlton Heston, en 1971), donnera plusieurs suites à l’affaire, dont le génial Dawn of the Dead (1979), en forme de critique virulente de la société de consommation. Les zombies, d’ailleurs, prolifèrent, et avec eux les pandémies de tout poil, que l’on retrouvera, au fil des ans, devant la caméra de Danny Boyle (28 Days Later, 2002, où un virus incurable frappe la Grande-Bretagne), Juan Carlos Fresnadillo (28 Weeks Later, suite du précédent sortie cinq ans plus tard), Edgar Wright (le parodique Shaun of the Dead, en 2004) ou Marc Forster (World War Z, en 2013, ou l’apocalypse zombie à l’heure de la mondialisation). Et beaucoup d’autres encore, comme Jim Jarmusch (The Dead Don’t Die, 2017, et son horizon référencé, potache et nihiliste), ou Sang-ho Yeon dans le mémorable Train to Busan (2016) avec ses passagers tentant de survivre au virus qui s’est déclenché en Corée.

Rabid
Rabid

L’amour au temps du choléra

Le train comme espace de confinement avait déjà inspiré George Pan Cosmatos en 1976 pour The Cassandra Crossing, l’un de ces films catastrophes avec aréopage de stars (Sophia Loren, Ava Gardner, Burt Lancaster, Martin Sheen…) tels qu’ils fleurissaient à l’époque. La guerre bactériologique et une bavure américaine servent de toile de fond à une production à grand spectacle à l’intérêt (fort) relatif, les années 70 constituant du reste un terreau fertile pour les virus cinématographiques. C’est l’époque notamment où David Cronenberg signe l’infesté Rabid (1977), petit bijou d’épouvante annonçant ses obsessions futures. Une jeune femme victime d’un accident de moto y fait l’objet d’une greffe de peau sans pour autant que la plaie qu’elle présente sous l’aisselle ne cicatrise; mieux même, un dard en sort qui se repaît du sang de ses victimes, mutant à leur tour en créatures sanguinaires. Rage et vampirisme fusionnent avec bonheur devant la caméra du cinéaste canadien, qui orchestre avec jubilation cette pandémie organique à laquelle les autorités n’ont que leur désarroi et la loi martiale à opposer, le plus souvent avec un temps de retard et en pure perte encore bien; l’on devine la suite, aussi féroce que jubilatoire.

Mauvais Sang
Mauvais Sang

Visconti, pour sa part, avait fait d’une épidémie de choléra la toile de fond de Mort à Venise (1971), lumineuse adaptation de Thomas Mann où Gustav von Aschenbach, un compositeur débarqué dans la Sérénissime pour une cure de repos, va rencontrer l’incarnation de la beauté sous les traits du jeune Tadzio. Et bientôt se consumer de tout son être, dans une procession dont le romantisme funèbre s’épanouit au son de Gustav Mahler. On trouve un même absolu romantique quinze ans plus tard chez Leos Carax, dont le Mauvais sang (1986) imagine un virus inédit venu frapper ceux qui font l’amour sans s’aimer. Deux bandes rivales s’en disputent le vaccin, jeu trouble au milieu duquel se trouve bientôt un jeune prestidigitateur qui s’éprend de la maîtresse de l’un des truands. On peut voir bien sûr dans la mystérieuse pandémie habitant le film une allusion au sida -au coeur d’une filmographie abondante, qui courrait des Nuits fauves de Cyril Collard au définitif 120 battements par minute de Robin Campillo, en passant par le métaphorique Dracula de Coppola; Carax y trouve aussi la manière à un film noir intensément poétique dont les fulgurances -et notamment le travelling fameux accompagnant Denis Lavant sur Modern Love de David Bowie- transcendent une esthétique estampillée années 80. Jusqu’au final, de toute beauté, marqué du sceau des amours impossibles.

12 Monkeys
12 Monkeys

Rien ne se propage comme la peur

Terry Gilliam donnera également à son 12 Monkeys (1995) une coloration romantique. L’action se situe en 2035, quelque 40 ans après qu’un mystérieux virus a décimé cinq milliards d’individus, les survivants se terrant sous terre, et décidant d’envoyer un repris de justice dans le passé afin de tenter de prévenir la catastrophe. S’inspirant de La Jetée, le réalisateur de Brazil fait de la pandémie le moteur d’un brillant échantillon de science-fiction spéculative, emprisonnant ses protagonistes dans un ruban de Moebius en forme de funeste présage. La même année, Wolfgang Petersen s’inspire du virus d’Ebola pour signer l’efficace Outbreak, où l’armée envisage des mesures radicales pour enrayer une virulente pandémie venue d’Afrique et frappant une petite ville américaine. Rien de tel qu’une réalité anxiogène pour alimenter les pandémies cinématographiques les plus diverses, précepte qu’appliqueront encore, dans les années 2000, les Jaume Balagueró (REC, et son confinement qui dérape), Fernando Meirelles (Blindness et son épidémie frappant les victimes de cécité) ou David Mackenzie, dont l’éthéré Perfect Sense met en scène un virus s’attaquant successivement aux cinq sens.

Outbreak
Outbreak

Jusqu’à plus ample informé, l’exposition au Covid-19 altérerait pour sa part le goût et l’odorat. Si Steven Soderbergh n’en a pas fait l’un des arguments de Contagion (2011), ce thriller choral accompagnant une pandémie dévastatrice déferlant sur la planète au départ de Hong Kong n’en a pas moins une résonance assourdissante avec le présent. Croissance exponentielle du nombre des victimes, vent de panique soufflant à la surface du globe, confinement et restrictions aux libertés fondamentales… Tout s’y trouve, ou peu s’en faut, anticipé avec un luxe de précision résultant en un film à l’humeur paranoïaque contagieuse – « Rien ne se propage comme la peur », en rappelait l’affiche- où la différence entre fiction et réalité, plus que jamais, s’estompe. Prenez soin de vous…

Contagion
Contagion

L’ensemble des titres mentionnés sont disponibles en DVD et/ou sur les plateformes de streaming.

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