La Llorona: les âmes perdues du Guatemala

María Mercedes Coroy incarne Alma, énigmatique domestique indienne qui entre au service de la famille du général Enrique.
Jean-François Pluijgers
Jean-François Pluijgers Journaliste cinéma

Jayro Bustamante évoque le génocide au Guatemala dans un film empruntant à la légende pour mieux convoquer les fantômes. Une oeuvre puissante, inscrite au confluent du drame politique et du cinéma fantastique. Rencontre et critique.

Primé à Berlin en 2015, Ixcanul révélait Jayro Bustamante tout en plaçant le Guatemala sur l’atlas du cinéma mondial. Cinq ans plus tard, La Llorona ponctue magistralement ce qui, en chemin, s’est transformé en un triptyque portant un regard acéré sur la société guatémaltèque, le réalisateur passant au crible les discriminations à l’égard des indigènes (Ixcanul) comme des homosexuels (Temblores), avant de s’attarder, dans ce troisième opus, sur le génocide consécutif à la guerre civile ayant ravagé le pays de 1960 à 1996. « Même si à l’époque je n’ai pas parlé de trilogie, parce que je ne voulais pas que l’on croie que ces films allaient être similaires, j’ai pensé dès le départ à un triptyque composé de trois tableaux communiquant entre eux, mais qui, en dehors de cette étude de société, n’auraient rien à voir l’un avec l’autre, explique-t-il, dans un excellent français (conséquence de ses études au Conservatoire libre du cinéma français, à Paris), à l’occasion de la présentation de son film au festival de Gand. Je savais de quels sujets je voulais parler, tout en ignorant la forme que les films allaient adopter. Celle de Temblores ne s’est imposée qu’à la fin du tournage d’Ixcanul. Quant à La Llorona, il a mis plus longtemps à se dessiner, parce que je ne voyais pas comment aborder un sujet dont personne ne souhaite parler dans mon pays. Les documentaristes ont fait de l’excellent travail à ce propos, il existe également une littérature abondante, mais cela ne touche pas les jeunes générations. En me penchant sur ce que consommaient ces dernières en matière de cinéma, j’ai constaté qu’elles n’allaient voir que des films de super-héros ou d’horreur. Cela m’a incité à raconter cette histoire en la déguisant en film d’horreur pour toucher ce nouveau public. » Raccord, en tout état de cause, avec la dureté des faits.

Se réapproprier la légende

La Llorona prend donc ses racines dans la tragédie vécue par le Guatemala plus de trois décennies durant, période de guerre civile pendant laquelle la répression menée par la dictature militaire à l’encontre de la guérilla marxiste implantée sur l’altiplano peuplé d’Indiens mayas allait faire quelque 200.000 victimes, civiles pour la plupart, et plus de 40.000 disparus. Le film se réfère en outre au procès du général et ex-président Efraín Ríos Montt, condamné à 80 ans de prison en 2013 pour génocide et crimes contre l’humanité, jugement toutefois suspendu pour vice de procédure. À quoi Jayro Bustamante est donc venu greffer la légende de La Llorona, ou « la pleureuse », ancrée dans le folklore latino-américain. Si cette dernière représente, dans la croyance populaire, l’esprit d’une femme ayant noyé ses enfants, et condamnée en conséquence à une errance éternelle à laquelle ses lamentations donnent une tonalité terrifiante, le réalisateur a veillé à se la réapproprier. « J’avais en tête l’idée d’une métaphore de l’Amérique latine en général, un continent où ont germé de nombreuses dictatures ayant opté pour des lignes de conduite et des politiques voisines. J’ai donc envisagé l’Amérique latine comme une mère-Terre qui pleurait ses enfants, et La Llorona en a découlé spontanément. Mais j’y ai vu également la possibilité de reformuler cette légende. Parce que si elle reste fort importante pour nous, son message est opposé à celui que l’on souhaiterait aujourd’hui pour notre société: alors qu’elle est orientée vers la punition de la femme, j’y ai vu l’opportunité d’en faire une justicière. »

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Et le film de s’inscrire dans le courant fécond du réalisme magique, combinant avec bonheur acuité politique et dimension fantastique. De quoi donner à La Llorona une texture toute singulière, Bustamante pratiquant l’art de la suggestion avec une rare maestria. Mais aussi se prémunir contre les procès d’intention dont il s’attendait à faire l’objet. « Quelque part, j’ai voulu protéger le film, soupèse-t-il. Une partie de moi a été attentive au public international, et a veillé à la technique, au récit, à la forme, à la cinématographie, au langage. Une autre a fait attention au message, et à la façon dont La Llorona ne manquerait pas d’être pris pour cible. Au Guatemala, la première chose que les conservateurs de la droite extrême, les militaires et les religieux allaient dire, c’est qu’il s’agissait d’un film pro-guérilla. Et ils vont soutenir qu’il cherche à cliver encore un peu plus la société. D’où la nécessité de l’habiller d’une autre manière, de lui donner un air plus naïf. Voilà pourquoi je me suis complètement éloigné de l’ancien dictateur et de sa famille, des personnages qui, de toute façon, ne m’intéressaient pas. Je ne voulais pas que l’on m’attaque sur ce terrain. »

Ne pas céder à la facilité

C’est que, si la guerre civile est officiellement terminée depuis plus de 20 ans maintenant, les plaies, elles, sont toujours à vif, comme ne se fait faute de le souligner le cinéaste. « Le journal Le Monde a évoqué, il y a quelques mois, au sujet du Guatemala, une dictature sans dictateur. Je suis entièrement d’accord. La dictature est encore bien présente, et avec elle la peur du changement. Des politiciens défendent le pays en l’état, alors qu’il connaît un taux record d’illettrisme, qu’il s’agit de l’un des pays les plus dangereux pour les femmes et parmi les plus discriminatoires, le premier aussi en termes de malnutrition infantile chronique… Après, nous sommes souriants, colorés, il fait bon, et les touristes s’intéressent à nous parce que nous avons la chance d’avoir cette culture que nous renions. Mais le tableau d’ensemble est négatif. Il faut que les gens s’en rendent compte, et braquer les projecteurs sur cette situation. »

La Llorona: les âmes perdues du Guatemala

Jayro Bustamante s’y emploie donc film après film. Si Temblores avait pu paraître un brin trop démonstratif dans ses attendus, La Llorona renoue avec l’étrangeté de Ixcanul, évitant ainsi de se laisser phagocyter par ses enjeux. À quoi il préfère en effet happer le spectateur dans un environnement dont les contours se dérobent pour laisser le surnaturel s’y immiscer, relayé par un travail exemplaire sur le son, mais aussi une mise en scène ultrasensible. « Le fantastique est un genre fascinant, observe le réalisateur. Il offre tellement de possibilités que l’on pourrait vite devenir accro, tant susciter les réactions du spectateur, le faire sursauter par exemple, est simple. C’est précisément ce que nous avons voulu éviter: afin de créer le suspense, nous avons choisi de donner le temps aux plans, afin que le spectateur accède par lui-même à un certain état. Mais on ne va pas le forcer en faisant passer une ombre, ou des choses de cet ordre. L’idée, c’était plutôt de jouer avec le cinéma d’auteur, en utilisant les teintures du cinéma d’horreur. »

Triple négation

Manière, aussi, de faire passer son propos comme en contrebande, procédé dans lequel le réalisateur semble être passé maître, comme l’atteste l’exemple de Ixcanul. « Ce film a fait l’effet d’une bombe au Guatemala, les gens ne s’y attendaient pas. La discrimination propre à notre culture s’est alors déchaînée, en toute liberté, ce qui est terrifiant, avec des messages comme: « Je ne vais pas payer un centime pour aller voir des Indiens au cinéma, alors que je peux en voir tellement dans la rue », du racisme de base. Nous avons dû déposer des plaintes tant ces messages étaient nombreux et violents. Mais une fois que le film a remporté des prix, les gens se sont calmés, et l’ont apprécié, les deux comédiennes devenant les plus importantes du pays. Au point que María Mercedes Coroy a fait la Une d’un des magazines les plus connus au Guatemala, du jamais-vu. L’impact a été important. Temblores a été l’objet d’attaques directes, notamment d’une politicienne qui aspirait à devenir vice-présidente sous l’actuel gouvernement, et a lancé une campagne de diffamation contre le comédien principal et moi, soutenant que l’Union européenne m’avait payé un demi-million d’euros pour détruire la famille guatémaltèque au nom d’un agenda LGBT. Elle l’a modifiée ensuite, mais cela se passe dans un contexte où, au Guatemala, on étudie une loi interdisant les mariages homosexuels alors qu’ils ne sont pas autorisés. On utilise l’homophobie comme écran de fumée, parce qu’au fond, ce que dit la loi, c’est que la famille reconnue comme telle sera seulement celle composée de mère, père et enfant(s). On est en train de faire des pas vers un plus grand conservatisme, presque vers l’obscurantisme. »

Pour autant, Jayro Bustamante se refuse à désespérer, ni même à céder à la résignation. « La discrimination existe en raison de l’ignorance, une fois que les gens en prendront conscience, cela peut changer rapidement. Au Guatemala, pour être un homme, il y a trois règles à respecter: ne pas être Indien, ne pas être une femme et ne pas être homosexuel. La masculinité se construit sur ces trois négations, et la pression chez les hommes est donc très forte, on a normalisé la discrimination. Mais enlever cette peur n’est pas une utopie, il faut juste trouver des espaces où expliquer les choses. C’est normal que cela prenne du temps: la guerre s’est terminée en 1996, et encore… »

La Llorona

Drame/fantastique. De Jayro Bustamante. Avec María Mercedes Coroy, Margarita Kenéfic, Sabrina De La Hoz. 1h37. Sortie: 22/01. ****

La Llorona: les âmes perdues du Guatemala

Révélé en 2015 par le fascinant Ixcanul, Jayro Bustamante n’en finit plus, depuis, de passer la société guatémaltèque au crible d’un regard éminemment original. Ainsi, aujourd’hui de La Llorona, son troisième long métrage, empruntant à la légende latino-américaine de la « pleureuse » pour ranimer les fantômes de la guerre civile ayant déchiré le pays entre 1960 et 1996, et ceux des victimes du génocide perpétré par le régime militaire. L’histoire débute à la veille du procès du général Enrique (Julio Diaz), responsable du massacre d’innombrables Indiens mayas. Aux incantations des femmes répondent les conciliabules des militaires, mais si le haut officier est condamné, c’est pour voir le jugement aussitôt annulé par la cour constitutionnelle. L’homme n’en a toutefois pas fini avec son passé, à la rumeur des manifestants indignés agglutinés aux grilles de la confortable villa familiale s’ajoutant bientôt les voix qu’il se met à entendre avec insistance, lamentations ravivant le souvenir des disparus. Comme si la llorona était venue hanter le criminel sous les traits d’Alma (María Mercedes Coroy, déjà de Ixcanul), l’énigmatique domestique indienne fraîchement entrée au service de la famille, à moins qu’il n’ait été frappé de démence…

Empruntant à la tradition féconde du réalisme magique, le réalisateur de Temblores signe, avec La Llorona, une oeuvre d’une stimulante étrangeté, déployant avec une maîtrise impressionnante un dispositif narratif où le surnaturel vient s’insinuer, presque insensiblement, dans la réalité. Soit, porté par une mise en scène d’une fluidité lustrée prolongée par un remarquable travail sur le son, un drame psychologique combinant acuité politique et dimension fantastique, en quelque expression saisissante mais jamais complaisante de l’horreur. Une franche réussite, et la confirmation du talent de Jayro Bustamante, assurément l’une des voix les plus singulières du cinéma latino-américain.

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