L’Usine de films amateurs de Gondry à Bruxelles: « L’idée n’est absolument pas de singer les professionnels »

Michel Gondry dans les décors bruxellois de son Usine de films amateurs au Kanal-Centre Pompidou. © OLIVIER POLET / ISOPIX
Nicolas Clément
Nicolas Clément Journaliste cinéma

Jusqu’à juin, le Kanal-Centre Pompidou bruxellois accueille l’Usine de films amateurs imaginée par Michel Gondry. Discussion à bâtons rompus en compagnie de ce petit génie touche-à-tout revenu d’une série d’échecs cinématographiques en renouant avec l’enfance de son art.

« Avec ce projet, je voudrais permettre à chacun de concevoir son divertissement plutôt que de le consommer. » L’art et la culture comme vecteurs d’émancipation et d’expérimentation, c’est justement l’un des chevaux de bataille du Kanal-Centre Pompidou bruxellois depuis sa pré-ouverture brute en mai dernier. Sur un espace de 500 m2 s’y déploie aujourd’hui l’Usine de films amateurs conçue par Michel Gondry, le réalisateur culte de Human Nature, Eternal Sunshine of the Spotless Mind et La Science des rêves, dans un esprit très « do it yourself » qui rappelle immanquablement celui présidant à son Be Kind Rewind. Soit une approche fondamentalement ludique, mais aussi quasiment humaniste, de la création, qui invite les visiteurs à venir concevoir collectivement leur propre film dans un petit studio de cinéma reconstitué pour l’occasion en suivant un protocole simple.

Comment définiriez-vous votre concept d’Usine de films amateurs?

Il ne s’agit en rien d’une école de cinéma. Les films produits au sein de l’Usine ont de la valeur mais pas tellement dans un sens cinématographique. Ils ont de la valeur parce qu’ils représentent l’aboutissement d’un regroupement d’individus qui se connaissent ou pas -moi je préfère l’idée d’un groupe hétérogène d’inconnus à celle d’une bande de vieux amis, clairement-, et qui, trois heures durant, acceptent de partager leurs personnalités et leurs idées, prennent des décisions en commun pour arriver à l’élaboration d’un film qui doit à la participation de tous. On est davantage dans quelque chose de l’ordre de l’expérimentation sociale, de la gestion de groupe, pour en tirer le maximum de positivité et d’amusement. C’est une sorte d’atelier qui permet d’étudier les rapports entre les gens et de prouver que les individus peuvent s’entendre en communautés autogérées dans une perspective de créativité. Le cinéma permet ça parce qu’il est commun à tous. À des degrés divers, certes, mais si je dis « western », tout le monde sait instantanément de quoi il retourne.

Concrètement, comment se déroulent les choses?

Il s’agit de créer de l’invention à partir de rien. Il faut donc arriver dans l’Usine la tête complètement vide. L’inspiration naît alors de la dynamique entre les participants qui acceptent de s’imprégner de l’espace mis à leur disposition. Concrètement, on propose une série de décors, une quinzaine en tout -l’intérieur d’un appartement, un train, une voiture, un café, etc.-, où les groupes vont pouvoir inscrire les scènes de leur film. Celles-ci sont tournées dans l’ordre de l’histoire en suivant le procédé du « pause » – « rec », « pause » – « rec », etc., de ces bonnes vieilles caméras à bande magnétique où l’on découvrait la continuité du récit en visionnant la cassette telle quelle. C’est tourné-monté, il n’y a pas d’étape de post-production. Pour des raisons de simplicité, essentiellement. L’idée n’est absolument pas de singer les professionnels de la profession.

Au pied de l'Atomium ou dans un garage, toucher à la mécanique du cinéma.
Au pied de l’Atomium ou dans un garage, toucher à la mécanique du cinéma.

Quelles sont les étapes-clés du processus?

On décide d’abord du genre du film, ensuite du titre et puis seulement d’une histoire. Définir un genre, trouver un titre, c’est à la portée de tous, il n’y a pas de mauvaise proposition en soi. Commencer alors à imaginer une histoire à partir de là permet aux gens de s’exprimer plus facilement, c’est une limitation qui libère la créativité. Cette histoire se formule en une dizaine de phrases, chacune de ces phrases devenant une scène en soi. C’est donc très basique, encore une fois ce n’est pas du tout comme ça qu’on fait un film normalement, mais en revanche ça permet à tout le monde de participer. Ensuite, certains écrivent les dialogues, d’autres choisissent les costumes et les accessoires, le cadreur et les acteurs sont désignés, le plan de tournage est défini, etc. Et puis c’est parti pour l’aventure avec la caméra. Plus tard, il faudra encore concevoir la pochette du DVD. Puis vient la projection du film qui reste pour moi le meilleur moment parce que les gens rigolent beaucoup, essentiellement de leurs erreurs d’ailleurs. Tous les films tournés, d’une durée variable de cinq à quinze minutes, sont disponibles et visionnables dans le vidéo-club qui ouvre et clôture le parcours, et qui peut également servir de décor.

Comment s’assurer d’une participation égalitaire au sein du groupe?

Quand le groupe de cinq à quinze individus débute le parcours, il est encadré par un médiateur qui est là pour s’assurer que personne ne va sauter les textes d’explication à lire impérativement. Il s’agit d’un ensemble simplifié de règles destinées à faire fonctionner le fonctionnement si vous voulez, à éviter que l’un devienne un petit dictateur et les autres ses bas exécutants. Les décisions sont déterminées à main levée, par exemple. Plus jeune, j’étais assez timide, effacé, j’ai passé beaucoup de temps à observer ceux qui tendaient à prendre le dessus et à imaginer des solutions pour renverser ça (sourire).

Mais si quelqu’un choisit délibérément de ne pas participer, on ne peut pas non plus le contraindre à prendre la parole…

Figurez-vous que si. Il y a une règle pour ça. On a remarqué que les gens ont souvent du mal à trouver une fin à leur film. Nous avons donc imaginé avec mes collaborateurs une loi qui dit que celui qui ne s’est toujours pas exprimé jusque-là doit prendre la parole et décider de la fin du film. C’est intéressant parce que ça amène quelque chose de frais, d’inattendu. Quand j’ai participé à l’expérience avec un groupe à Beaubourg, on avait embarqué notre concierge avec nous. Comme elle n’a pas pipé un mot de toute l’activité, on s’est tournés vers elle au moment de boucler notre petit tournage. Elle a dit: « Oh moi, tant que j’ai ma bière à la fin, je m’en fiche. » C’est devenu la conclusion de notre film.

Pour la première fois, l'UFA accueille un décor de bureau à Bruxelles.
Pour la première fois, l’UFA accueille un décor de bureau à Bruxelles.© VEERLE VERCAUTEREN

L’Usine a déjà beaucoup voyagé, quels en ont été les moments les plus marquants?

Au Brésil, on a accueilli un groupe de jeunes des favelas qui dormaient dans des abris et n’avaient jamais été au cinéma de leur vie. Ils ont fait le film le plus pur que j’aie jamais vu. Ils ont imaginé qu’ils étaient tous ensemble dans le train mais qu’ils en oubliaient un en descendant. Ils le recherchent alors partout dans les décors: à la fin ils le retrouvent et font la fête dans le café (sourire). Voilà ce que des jeunes qui n’ont jamais été au cinéma sont capables d’imaginer. On leur a demandé de revenir pour voir ce que ça donnait une fois le système apprivoisé, et là ils sont partis dans des histoires de meurtres, de prostituées et de drogues… Quelque chose de beaucoup plus proche de leur quotidien.

Derrière cette Usine de films amateurs, on sent la volonté de lutter contre l’individualisme mais aussi l’envie de renouer avec quelque chose de très enfantin et bricolé…

Mon travail s’est toujours fondé sur quelque chose de très enfantin. À vrai dire, je suis quelqu’un de très nostalgique. Björk, pour qui j’ai tourné plusieurs clips, m’a mis en garde contre ça un jour. Elle m’a dit que ça empêchait de voir la modernité et l’évolution des choses, mais que ça pouvait aussi rendre très aigri. Et je crois qu’elle a raison. Elle qui est éminemment technophile est en fait quelqu’un de très nostalgique, mais elle se bat avec elle-même pour toujours regarder vers l’avant. Donc j’essaie d’éviter d’avoir des jugements arrêtés sur ce qui se fait maintenant et que je ne maîtrise pas. Bien sûr que l’Usine est une réaction à l’individualisme, mais je ne veux pas non plus condamner les nouvelles pratiques de conception et de consommation des films. Personnellement, il se trouve que j’ai besoin de me confronter à la physicalité des choses pour inventer. Si je regarde une chaise, je l’imagine à l’envers devenir le devant d’une voiture bricolée. C’est comme ça que je fonctionne.

Quand on regarde l’ensemble de votre filmographie, il en ressort quelque chose de très protéiforme. Avec de très petits projets et de très gros, du pur divertissement de fiction et du docu intimiste… Vous ressentez ce besoin que ça parte un peu dans tous les sens?

La vérité c’est que je fais un film et comme il n’a pas de succès, eh bien j’essaie ensuite de faire autre chose. Ça foire, alors je fais encore autre chose. Et ainsi de suite. Si j’étais Christopher Nolan, je construirais quelque chose de beaucoup plus linéaire, croyez-moi (sourire).

Mais Eternal Sunshine of the Spotless Mind a tout de même été un vrai succès en son temps, non?

Pas tellement. Aujourd’hui, oui, le film est devenu culte, mais ça a pris dix bonnes années. À sa sortie, il a fait quelque chose comme 30 millions de dollars au box-office. Or, à l’époque, un long métrage avec Jim Carrey tapait dans les 100 millions sans aucun problème. En soi, c’était un vrai échec au niveau commercial. C’est quelque chose de très frustrant pour moi: plusieurs de mes travaux ont acquis un statut un peu culte, mais ils n’ont jamais vraiment été rentables. Vous savez, l’important pour un réalisateur c’est de pouvoir faire le film suivant. En ce sens, j’ai souvent répondu à des propositions qui venaient de l’extérieur. Par exemple, là, je viens de rencontrer David Byrne, de Talking Heads. Il voudrait que je filme l’un de ses concerts. C’est hyper emballant, évidemment, je ne me plains pas, sa dernière tournée est tellement incroyable… Elle va d’ailleurs faire l’objet d’une résidence à Broadway. L’idée, c’est de le filmer depuis les six côtés d’un cube.

Le vidéo-club où sont entreposés tous les films amateurs ouvre et ferme le parcours.
Le vidéo-club où sont entreposés tous les films amateurs ouvre et ferme le parcours.© VEERLE VERCAUTEREN

Jim Carrey, justement, vous l’avez retrouvé à l’automne dernier en réalisant et produisant Kidding sur Showtime. Que représente cette série télé pour vous?

J’aime beaucoup le point de départ du récit: Jim Carrey en idole philosophe des enfants qui est un peu attardé dans son rapport à la société contemporaine et doit faire face à une grande souffrance personnelle après la mort de l’un de ses fils. C’est du petit lait pour Jim, évidemment, et lui tenait beaucoup à ce que ce soit moi derrière la caméra. Donc voilà. Il faut dire qu’on bosse vraiment bien ensemble. Jim est quelqu’un de très égocentrique dans la vie mais qui n’a plus aucun ego dès qu’il s’agit du boulot. Si je lui dis: « Mec, t’as l’air d’un tueur en série dans ce plan. » Il va me répondre: « Ha d’accord, merci Michel, je vais changer ça. » C’est d’une simplicité absolue. Vous savez, c’est souvent très compliqué, les acteurs. Sur le plateau de Kidding, par exemple, Catherine Keener se mettait à pleurer à chaque fois que je lui adressais la parole. Je devais l’emmener dans une pièce séparée pour ne pas que les autres entendent…

On sait que The Green Hornet en 2011, avec Seth Rogen arborant la triple casquette de scénariste, acteur et producteur, a été une expérience difficile pour vous. Le film tentait un certain décalage par rapport à la vague naissante des films de super-héros Marvel et DC. Quel regard portez-vous aujourd’hui sur la déferlante de surenchère super-héroïque sur les écrans?

Ça ne m’inspire que du mépris. Pour moi, le geek au départ c’est un mec qui est très timide mais qui produit quelque chose en bidouillant sur son ordi. Aujourd’hui, le geek fan de super-héros est un type qui ne fait rien. Il va au Comic-Con de San Diego, s’habille comme un facho avec un slip de couleur, et voilà il a fait sa journée, il est content. Il est complètement instrumentalisé en plus. On fait des montagnes de pognon sur son dos. De la même manière, je vomis ce qu’est devenu l’heroic fantasy, avec toutes ces histoires d’hérédité, de hiérarchie, de clans… Ces codes qui rappellent bêtement ceux qui régissent les familles royales, j’ai envie de les combattre. Le Seigneur des anneaux, je ne tiens pas dix minutes. Star Wars ne m’intéresse pas du tout. Game of Thrones, je trouve ça simplement irregardable. Ça prétend créer du rêve et en réalité tout est construit avec des règles très mécaniques. On est dans une espèce de magie imposée, alors que la magie c’est à soi de la trouver.

L’Usine de films amateurs, jusqu’au 10/06 au Kanal-Centre Pompidou, Quai des Péniches à 1000 Bruxelles. Accès libre mais sur réservation à ufa@kanal.brussels le mercredi et le samedi de 12h à 20h, et le dimanche de 12h à 19h par groupe de cinq à quinze personnes. Durée de l’activité: 3h.

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