L’envers du décor: hommage à Dean Tavoularis, complice idéal de Coppola

Dean Tavoularis sur le tournage d'Apocalypse Now de Francis Ford Coppola. © DR
Louis Danvers
Louis Danvers Journaliste cinéma

La Cinematek de Bruxelles rend un bel hommage au grand « production designer » américain Dean Tavoularis, complice idéal de Francis Ford Coppola.

A l’heure de nous recevoir dans son élégant appartement du 17e arrondissement qui fait un nid chaleureux, Dean Tavoularis a sorti de ses archives de précieux documents, dont le story-board de Tucker: The Man and his Dream: ce film de Francis Ford Coppola qu’il a choisi de présenter en personne ce jeudi 12 avril en ouverture du programme que lui consacre la Cinematek de Bruxelles. D’une voix douce, l’Américain partage avec nous les souvenirs d’une merveilleuse trajectoire artistique, où sa vision aura servi celle de maîtres cinéastes tels Coppola, bien sûr (une douzaine de films ensemble!), mais aussi Arthur Penn (Bonnie and Clyde, Little Big Man), Michelangelo Antonioni (Zabriskie Point), William Friedkin (The Brink’s Job), Wim Wenders (Hammett), Philip Kaufman (Rising Sun), Warren Beatty (Bulworth) et Roman Polanski (The Ninth Gate, Carnage). Son domaine ce sont les décors, mais aussi et surtout le « look » général d’un film. D’où son soin à rappeler la différence entre un « production designer », responsable de concevoir ce « look » (fonction qu’il occupe), et un « art director », qui travaille sous la direction du premier et se consacre à la construction des décors puis à leur « habillage » (mobilier, tissus, papiers peints, accessoires). À bientôt 85 ans, l’Américain d’origine grecque et Parisien d’adoption n’entend pas raccrocher. Il travaille d’ailleurs en ce moment sur un nouveau projet avec son ami Coppola…

« Si j’ai choisi Tucker: The Man and his Dream pour ouvrir la rétrospective à Bruxelles, c’est parce que ce film m’est particulièrement cher, et cela pour plusieurs raisons« , explique Tavoularis. « D’abord ce fut un rêve de « designer »! Nous étions déjà tous très excités car ça n’allait PAS être un film avec des gangsters italiens (rire), et plus sérieusement parce ce serait un film sur un designer (de voitures). Par ailleurs, chose rarissime dans le cinéma américain, Tucker n’est pas une success-story mais la célébration… d’un échec. Ce qui nous rendait le projet très cher, aussi, humainement parlant. » Tourné vers la fin des années 80, ce récit met en lumière un constructeur automobile (ayant réellement existé) trop en avance sur son temps et que les magouilles de ses puissants concurrents vont ruiner. Le portrait, génialement incarné par Jeff Bridges, d’un visionnaire se heurtant au système, « et auquel évidemment Francis ne pouvait que s’identifier« .

Tucker
Tucker

Le nerf de la guerre

Faire partager sa vision, l’accorder à celles des autres créateurs engagés dans un commun dessein, est un enjeu majeur du travail de Dean Tavoularis. Pour Tucker, la préparation s’est faite entre lui, Coppola et le directeur de la photographie Vittorio Storaro. « La clé était de ne nourrir aucune idée préconçue, de rester toujours aussi ouvert que possible. Dans le cas de Tucker, le tournage s’est déroulé en Californie, principalement dans la vallée de Napa. Même si l’action du film se passe en fait au Michigan, dans la région de Chicago. Plusieurs semaines avant le tournage, nous nous sommes réunis tous les trois chez Francis (qui vit à Napa Valley), avec aussi mon frère Alex, qui travaille beaucoup avec moi(1). Nous étions dans une petite cabane au milieu des vignes durant six ou sept jours pour passer le script en revue, page par page, en créant un livre pour y noter et y dessiner toutes les idées visuelles qui nous venaient. Comme celle -audacieuse et brillante- de la parade où ce n’est ni la voiture ni la caméra qui bouge mais bien la foule. La plupart des coupes entre les plans étaient déjà dans ce story-board. La synchronisation entre nous était parfaite. Et comme toute l’équipe autour de Francis était comme une famille, où tout le monde se connaît, concrétiser cette vision à l’écran n’était pas trop compliqué ensuite. »

Le problème avec les visionnaires, dans l’industrie du cinéma, c’est d’obtenir les moyens de mettre à l’écran ce qu’ils imaginent et ambitionnent de montrer. La production de The Godfather (1972) fut par exemple « une bataille permanente » avec la Paramount, qui contestait presque systématiquement les souhaits de Coppola en matière de décors et de lieux de tournage. « Nous vivions la fin de l’âge des studios tout puissants, qui pouvaient constituer une sorte de figure paternelle bienveillante, se souvient Dean Tavoularis. Je ne remets pas automatiquement en cause leur rôle. Mais le problème, sur The Godfather , était que les avis qu’ils donnaient étaient presque tous à côté de la plaque! Parce qu’ils ne nous aidaient pas, ils ne pensaient qu’à leur propre intérêt à court terme. Donc à réduire la dépense. Ils étaient tellement obsédés par ça qu’ils ne voyaient pas que certaines de leurs décisions pouvaient détruire le film. » Comme cette idée absurde de refuser Marlon Brando « supposément ingérable et trop cher« , et puis celle de « vouloir tourner le film en studio à Hollywood, puis dans la ville de Saint-Louis… alors qu’il se déroule à New York! » Et de poursuivre: « La Paramount voulait en fait éviter New York parce que les syndicats y sont plus puissants! Nous sommes allés à Saint-Louis, Francis et moi, et ça n’avait rien à voir… Au studio, les maisons avaient deux étages, à Saint-Louis un ou deux de plus, alors qu’à New York le bâtiment de base, le « brownstone », en faisait six! Il a fallu tenir bon. Pour le bien du film. Si ce dernier avait été fait en suivant les avis du studio, c’eût été un film de gangsters à peu près comme les autres… »

Tavoularis a débuté chez Disney en tant qu’animateur (après des études d’architecture). « J’ai connu là-bas une entreprise énorme où tout était déterminé par la vision d’un seul homme, aucune contradiction n’étant même imaginable. » C’était une autre époque. « Tout le monde avait des histoires très perturbantes à raconter sur ce qui se passait dans les grands studios, et avec certains gros pontes, dit-il encore . Il était déjà souvent question de harcèlement sexuel, alors je n’étais pas malheureux de vivre la fin de cette ère et le début d’une nouvelle donne, de ce qu’on allait appeler le Nouvel Hollywood, autour de Francis, de George Lucas et de quelques autres (Scorsese, Spielberg, De Palma, Cimino, entre autres, NDLR). C’était une époque de libération, les réalisateurs sont devenus indépendants, ils ont pris le pouvoir. »

Dean Tavoularis
Dean Tavoularis

Accord de personnalités

Quand la Paramount tente de passer par Tavoularis pour persuader Coppola d’accepter certaines concessions, l’homme refuse en bloc. « Je ne voulais pas jouer les durs, c’était simplement du bon sens« , commente-t-il rétrospectivement, ajoutant qu’une loyauté teintée d’amitié s’est vite développée avec celui dont il allait être le « production designer » sur presque tous ses films. « Je suppose qu’il y avait, par-delà le plaisir de travailler ensemble, une affaire d’accord de personnalités« , déclare notre interlocuteur avant d’ajouter: « C’est toujours gratifiant quand un réalisateur avec lequel vous avez travaillé vous redemande. Cela veut dire que vous n’avez pas fait un trop mauvais travail… C’est arrivé avec Arthur Penn ou Polanski, entre autres. Et avec Antonioni cela devait, mais les films auxquels nous avons travaillé après Zabriskie Point ne se sont finalement pas faits. Mais bon, avec Francis, c’est quelque chose d’exceptionnel. »

Exceptionnel comme le travail quasi expérimental mené par les deux hommes avec la nouvelle technologie qu’était la vidéo à l’époque de films comme One From the Heart (1982), Rumble Fish (1983) et Peggy Sue Got Married (1986). « Francis a voulu que nous fassions des story-boards électroniques, de manière à pouvoir regarder tout le « film » avant de le tourner. Ce fut déjà le cas pour Hammett (1982) que réalisa Wim Wenders mais que Francis produisait avec sa société American Zoetrope. Il a ensuite développé d’autres recherches dans ses propres films. J’avais une planche d’animateur que j’avais gardée de Disney. En fait une planche en bois avec un trou rond au milieu, occupé par une plaque en verre, et des pinces pour pouvoir caler le papier. Francis a eu l’idée de filmer tous les acteurs devant un fond noir, et sous tous les angles. Ce qui nous faisait une sorte d’archives de leurs positions possibles. On allait filmer les décors s’ils existaient (comme une rue), ou alors je les dessinais. Avec un projecteur de diapositives, et avec un miroir à 45 degrés, on faisait « passer » le décor à travers la plaque en verre de la planche. Il restait à choisir l’image de l’acteur dans la posture voulue et à l’intégrer au décor, puis à filmer le tout avec une caméra vidéo fixée sur un praticable. C’était intéressant… » Tavoularis n’en dit pas autant des technologies digitales actuelles. « Elles minimisent de plus en plus le rôle du directeur de la photo et celui du décorateur -il est désormais éliminable, en fait- au profit d’un travail de post-production usant du numérique. » Et de conclure: « Tout ça a commencé avec George Lucas, à qui on demandait quelles étaient ses idées en matière d' »art direction » et qui répondait: « J’ai tout juste besoin d’un plancher pour que les acteurs marchent dessus. Et encore, je pourrais me passer du plancher… » »

(1) Il participe au dessin des story-boards, et avait le poste d' »art director » sur Tucker.

Cycle Dean Tavoularis. Tout avril et jusqu’au 07/05, à la Cinematek, 9 rue Baron Horta, 1000 Bruxelles. www.cinematek.be

Les coulisses de Tavoularis

D’Apocalypse à L’Aurore

Dean Tavoularis et Aurore Clément
Dean Tavoularis et Aurore Clément

Ils forment un très beau couple à la tendresse palpable. Dean Tavoularis et Aurore Clément, l’actrice de Lacombe Lucien, des Rendez-vous d’Anna et de Paris, Texas, sont mariés depuis 32 ans. Ils se sont rencontrés sur le tournage mouvementé d’ Apocalypse Now, où Aurore jouait dans la fameuse séquence de la plantation française, qui fut… coupée au montage, avant d’illuminer la version restaurée Apocalypse Now Redux, sortie en 2001.

Un film… kidnappé!

The Brink's Job
The Brink’s Job

En 1977, Tavoularis travaille avec William Friedkin pour son film de casse décalé The Brink’s Job. Recréation d’un célèbre hold-up survenu à Boston dans les années 50, le tournage fut émaillé de conflits avec le puissant syndicat des Teamsters (qui exigeait des jobs… inexistants). Mais le pire fut le kidnapping de quinze bobines du film non encore monté, par des hommes armés qui réclamèrent une rançon de 1 million de dollars. Ils n’obtinrent rien du tout: le laboratoire Technicolor de New York avait un double des ces images volées…

Également peintre

Galerie Catherine Houart, à Paris
Galerie Catherine Houart, à Paris

La galerie Catherine Houart, à Paris, consacra au printemps 2011 une exposition à Dean Tavoularis. Aux cimaises: certains de ses dessins préparatoires et story-boards pour le cinéma, mais aussi ses oeuvres indépendantes de peintre affectionnant l’abstraction géométrique et les couleurs franches. Plus qu’un « à côté » pour un artiste multiple et visionnaire.

L’Oscar à 5 contre 1

Dean Tavoularis
Dean Tavoularis

Dean Tavoularis a reçu cinq nominations à l’Oscar, mais n’a triomphé qu’une fois, en 1975, pour The Godfather: Part II. Ses autres nominations: The Brink’s Job en 1979, Apocalypse Now en 1980, Tucker: The Man and His Dream en 1989 et The Godfather: Part III en 1991. L’Art Director’s Guild l’a consacré d’un Lifetime Achievement Award, prix pour l’ensemble de sa carrière, en 2007.

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