Laurent Raphaël

L’édito: Minority report

Laurent Raphaël Rédacteur en chef Focus

Pour emballer une soirée qui tourne un peu en rond, il suffit de mettre le thème de l’appropriation culturelle sur la table. Un terme bourdieusien qui cache une question éthique sur laquelle les minorités sont devenues extrêmement chatouilleuses: un membre d’une communauté, a fortiori de la communauté dominante, a-t-il le droit de défendre les intérêts d’une minorité?

Autrement dit, et pour parler concret, un hétéro peut-il incarner un homo ou un transgenre à l’écran? Un Blanc faire un film sur la réalité des Afro-Américains? Etc. Un débat qui agite depuis longtemps les cercles gravitant autour des « gender studies » dans les universités américaines, mais qui déborde aujourd’hui largement sur la place publique. Au point que chaque nouvelle création suspectée d’appropriation s’attire systématiquement les foudres. Les protestations atteignent un tel degré d’intensité, voire d’intimidation, qu’elles font planer le risque d’une nouvelle forme de censure, si pas d’autocensure de la part d’artistes préférant s’abstenir que de se faire allumer et menacer sur les réseaux sociaux ou à l’entrée des salles de spectacle.

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Les derniers à en avoir fait les frais sont le metteur en scène canadien Robert Lepage et la directrice du Théâtre du Soleil Ariane Mnouchkine. Leur crime? Avoir monté une pièce, Kanata, abordant l’histoire douloureuse des autochtones au Canada, avec une distribution certes très internationale, mais ne comportant aucun représentant des « Native Americans ». À première vue, quand on connaît le travail d’Ariane Mnouchkine, porté sur l’humain et les tragédies des peuples, on peut s’étonner de ces accusations. Elle a d’ailleurs raison d’affirmer dans Télérama que « les cultures ne sont la propriété de personne » ou que « les histoires des groupes, des hordes, des clans (…) ne peuvent être brevetées, comme le prétendent certains, car elles appartiennent toutes à la grande histoire de l’humanité. C’est cette grande histoire qui est le territoire des artistes. »

Mais alors, comment expliquer cette croisade numérique s’en prenant aussi bien à Scarlett Johansson (qui a choisi de renoncer à incarner le personnage de Dante Gill, proxénète transgenre des années 70) que Zoe Saldana (jugée en 2012 « pas assez noire » pour incarner Nina Simone dans le biopic consacré à la chanteuse)? Vues depuis le balcon wasp des gens cultivés et tolérants, ces mises à l’index semblent excessives et largement instrumentalisées par quelques groupuscules radicaux partisans de la terre brûlée.

Mais avant de poser un diagnostic il faut quand même aller voir de l’autre côté du miroir. Et admettre par exemple avec le sociologue Eric Fassin que les bonnes intentions et le vernis artistique n’empêchent pas un sous-texte politique: « La création artistique doit revendiquer sa liberté; mais elle ne saurait s’autoriser d’une exception culturelle transcendant les rapports de pouvoir pour s’aveugler à la sous-représentation des femmes et des minorités raciales. L’illusion redouble quand l’artiste, fort de ses bonnes intentions, veut parler pour (en faveur de) au risque de parler pour (à la place de). » Les privilèges sont parfois tellement bien intégrés qu’ils échappent aux radars de ceux qui sont persuadés d’avoir fait leur examen de conscience. Un aveuglement qu’illustre le témoignage d’une des femmes noires interrogées par la militante afro-féministe Amandine Gay dans son éclairant documentaire Ouvrir la voix: « Le privilège de l’innocence de sa couleur de peau, on aimerait tous l’avoir. »

On le voit, on avance en terrain miné. Le couloir est étroit entre d’un côté les menaces réelles qui pèsent sur la création -demain un romancier pourra-t-il encore se mettre dans la peau d’une femme et vice versa?- et de l’autre les accusations de sexisme, d’homophobie ou de racisme, ces dernières insupportables aux oreilles d’Occidentaux « élevés dans la haine de nous-mêmes, dans la certitude qu’au sein de notre culture un mal essentiel exigeait pénitence. Ce mal tient en deux mots: colonialisme et impérialisme« , comme le regrettait Pascal Bruckner dans son célèbre essai Le Sanglot de l’homme blanc (1983) qui, s’il sortait aujourd’hui, lui vaudrait quelques solides retours de bâton. Les uns attendent des réparations avant d’envisager de tourner la page -mais comment réparer l’irréparable?-, les autres chérissent la liberté d’expression, seul antidote contre les sectarismes qui sèment la haine et le repli identitaire. Appel à toutes les bonnes volontés…

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