Laurent Raphaël

L’édito: La vie en rose

Laurent Raphaël Rédacteur en chef Focus

Peut-on changer un monde qui part en sucette par la seule force de la pensée? Alors que certains se jettent héroïquement dans la mêlée pour sauver quelques miettes (en optant par exemple pour le militantisme ou l’associatif), que d’autres n’ont plus le courage de se battre et sombrent corps et âme dans la spirale dépressive, une troisième voie gagne aujourd’hui du terrain, celle de l’autohypnose.

L’idée? Ériger un barrage mental capable de retenir les eaux polluées qui menacent notre… egosystème. Si je nie très fort la boue qui m’entoure, et qu’à la place je peins même un paysage bucolique, je m’éloigne de la source de mon malheur. Tout n’est qu’affaire de perception après tout. Une technique d’autopersuasion qui rappelle celle du patch pour fumeur. La nicotine est toujours diffusée dans l’organisme mais elle n’est plus visible, ce qui facilite du coup le processus de guérison.

Il y a une certaine logique à faire obstruction au flux d’infos toxiques qui nous submerge si on veut sortir la tête de l’eau. Car comme l’écrit la philosophe et psychanalyste Cynthia Fleury dans La Fin du courage (Fayard, 2010), « les pensées négatives peuvent se manifester à deux niveaux. D’abord à l’égard de l’extérieur, et du monde en général: nous éprouvons des sentiments d’insécurité, d’abandon, de fragilité, de menace. (…) Dans le meilleur des cas, nous estimons que nous devons faire preuve de vigilance; dans le pire, nous nous sentons attaqués. Ensuite, vis-à-vis de nous-même et de notre intériorité. La négativité se caractérise par l’autodépréciation: nous ne nous sentons pas à la hauteur de ce qui nous est demandé, nous avons l’impression que nous n’y parviendrons jamais. »

Il s’agit au fond moins de nier la réalité que de lui substituer une doublure moins anxiogène, tournée vers d’autres possibles écrasés en temps normal par la noirceur de la bile que vomissent les écrans. Le développement personnel avait déjà enfourché ce cheval de bataille. Mais en mode sirop de grenadine. Ce qui est nouveau, c’est la part d’utopie, donc de politique, ajoutée pour corser le breuvage et répondre à l’urgence totale de la situation. Une théorie de la libération par l’esprit cristallisée dans une scène du dernier film du tandem Éric Toledano-Olivier Nakache, Le Sens de la fête. On peut y voir tous les protagonistes communier par-delà les différences sociales lors d’une after party en forme de célébration juteuse de la vie. « C’est politique à 100% et j’assume ça totalement, explique Éric Toledano dans Le Vif de cette semaine. J’ai l’impression que le modèle du non-fonctionnement est aujourd’hui érigé en modèle universel. On va toujours essayer de nous montrer ce qui ne marche pas, ce qui ne fonctionne pas, et qui va nous déprimer. Moi je suis déjà au courant que le monde est chaotique, que rien n’est réjouissant et que quand j’allume la télé j’ai envie de me pendre. (…) Mais comme dit un des personnages du film en citant Beaumarchais, « je me presse de rire de tout, de peur d’être obligé d’en pleurer ». L’optimisme est un choix de vie et l’utopie, un devoir à nos yeux. Une forme de résistance par la joie. »

Face aux cancers qui rongent le monde moderne, la thu0026#xE9;rapie altruiste apparau0026#xEE;t comme le traitement expu0026#xE9;rimental de la derniu0026#xE8;re chance.

Un optimisme non pas béat mais combatif qui a également envahi les rayons des librairies. Au milieu des magazines féminins et masculins, on trouve désormais des titres comme Psychologie Positive, qui donne des clés pour « être parent en pleine conscience » et pour « cultiver la persévérance« , Happinez, qui part à la recherche du « nouveau « nous »« , explore le « silence, jardin secret du temps » et invite à « se changer soi-même« , ou encore Respire, dont le sommaire ressemble à une ordonnance du docteur Bisounours: « Enseigner la paix », « Sauver la Grande bleue », « Le pouvoir des microsiestes »…

Face aux cancers qui rongent le monde moderne, la thérapie altruiste apparaît comme le traitement expérimental de la dernière chance. « La prise de conscience est en marche, s’enthousiasme l’économiste et essayiste Jacques Attali, président de Positive Planet. Déjà, les initiatives positives se multiplient. Le foisonnement des idées est puissant. L’aspiration, portée notamment par la jeune génération, d’accéder à une vie qui fait sens, grandit. Né il y a 5 ans, le marché du crowdfunding dépassera 1000 milliards de dollars dans le monde en 2020. L’économie sociale et solidaire représente déjà 10% de l’économie mondiale et connaît une croissance accélérée. » Ne reste plus qu’à convaincre Trump, Kim Jong-un et quelques autres récalcitrants des bienfaits de cette tisane philosophique…

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