Laurent Raphaël

L’édito: Je est un autre

Laurent Raphaël Rédacteur en chef Focus

« Surtout, ne soyez pas vous-même« , clament en choeur les frères Larrieu dans leur dernier film, l’ovni chantant Tralala. Et de mettre en pratique cette injonction paradoxale en suivant la trajectoire oblique d’un chanteur de rue sans le sou se rendant à Lourdes pour y retrouver une fille et qui va être pris pour un autre, charismatique et charmeur -tout le contraire de Tralala-, disparu de la circulation locale depuis un bail.

Jusqu’où endosser une identité qui n’est pas la sienne? Comment se réinventer hors de soi, si possible pour le meilleur? Voilà quelques-unes des questions que cette comédie tendre et loufoque embrasse à bras-le-corps, illustrant son propos séduisant jusque dans le casting, qui voit des actrices comme Josiane Balasko ou Mélanie Thierry pousser la chansonnette, et un chanteur de profession jouer la comédie, en l’occurrence le madré et « bashungien » Bertrand Belin. Lequel aime décidément brouiller les cartes puisqu’il publie par ailleurs régulièrement des romans (dernier en date: Vrac, chez P.O.L, en 2020).

Cette valse des étiquettes défie notre inclination naturelle à enfermer les individus dans des petites cases. Et à les voir uniquement par ce prisme restrictif, au point de juger fantaisiste voire suspecte toute tentative d’y échapper. Il ne viendrait par exemple à l’esprit de personne de définir David Bowie avant tout comme un peintre ou un acteur, quand bien même ces deux activités lui tenaient à coeur. La casquette dominante fait de l’ombre aux autres.

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Les artistes étant polygames par nature, ils sont souvent prisonniers de cette logique qui permet certes de mettre un peu d’ordre dans le chaos -on deviendrait fou si on devait chaque fois se refaire une opinion vierge des gens qu’on croise- mais qui est aussi, et c’est son revers, à la base de la fabrication des stéréotypes. Rares sont ceux qui parviennent à dépasser l’assignation de base et à imposer une crédibilité dans plusieurs disciplines en parallèle. Pour un Dylan, qui a gagné ses lettres de noblesse comme compositeur et comme auteur, jusqu’à décrocher le prix Nobel de littérature en 2016, combien d’Emmanuelle Seigner (actrice et chanteuse), de Raphaël (chanteur et romancier) et même de Lady Gaga (chanteuse et actrice) qui doivent à chaque fois si pas justifier l’entorse à leur pedigree « naturel », du moins composer avec l’impression persistante que ces modes d’expression alternatifs relèvent plus du hobby ou du passe-temps? Certains réalisateurs s’amusent d’ailleurs de cette confusion, comme Laurent Tuel dans Jean-Philippe quand il imagine un monde parallèle où Johnny ne serait pas Johnny, mais un type quelconque, et qu’il choisit pour incarner ce personnage le vrai Johnny Hallyday. La mise en abyme est vertigineuse: le chanteur joue un acteur qui joue un chanteur qui n’est pas le chanteur populaire qu’on connaît…

Il ne faudrait en outre pas croire que l’artiste choisit l’image qui lui convient le mieux. Elle lui tombe dessus à l’insu de son plein gré. Souvent en prime avec le succès populaire. Ce qui peut nourrir un profond sentiment d’injustice chez certains. C’est le cas de Sam Shepard, plus connu du grand public pour ses prestations 5 étoiles chez Terrence Malick ou chez Philip Kaufman que comme dramaturge, alors que l’écriture est son alpha et son oméga. Et tant pis si ses apparitions à l’écran étaient avant tout alimentaires. Il n’a pas choisi de crever l’écran. Comme l’écrit Rodolphe Barry dans l’épatante biographie romancée qu’il vient de consacrer à l’auteur de Fool for Love: « Il tient à rester un écrivain qui fait parfois des films, être considéré comme un acteur qui écrit serait sa plus grande défaite« . Cette question de la légitimité peut devenir obsédante. Chez Frédéric Beigbeder notamment, dont chaque livre est une tentative d’échapper à la réputation encombrante de fêtard et de cynique que la télé et la radio lui ont collée. Son pire ennemi est parfois soi-même…

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