Laurent Raphaël

L’édito: Agnès Varda, la belle personne

Laurent Raphaël Rédacteur en chef Focus

À 90 ans, Agnès Varda a donc rejoint Jacques Demy au cinema paradiso. Elle n’aura pas régné avec insolence sur le cinéma français comme un Chabrol ou un Truffaut mais elle l’aura illuminé de l’intérieur pendant un demi-siècle, lui insufflant jusqu’au bout cette fantaisie et cette espièglerie qui s’accommodent mal des formatages de l’industrie, et condamnent celui ou celle qui cultive jalousement son jardin des délices à être un éternel vagabond.

Sa vie se confondait avec son art, au point de faire de sa maison parisienne le siège de sa maison de production et de distribution (Ciné-Tamaris), et de sa vie de bohème le matériau récurrent de ses films, comme dans le très émouvant Les Plages d’Agnès, dans lequel cette passeuse haute comme trois pommes mais déterminée comme un essaim d’abeilles revisitait avec tendresse et une pointe de nostalgie jamais surette les lieux de sa géographie intime.

Fidèle à l’esprit d’avant-garde de la Nouvelle Vague, qu’elle est d’ailleurs l’une des premières à avoir fait germer dans le cinéma hexagonal en captant les effluves sensuels d’un couple en perdition à Sète dans La Pointe courte (1955), l’Ixelloise de naissance aurait pu s’enfermer dans un genre, cultiver jusqu’au mépris le prestigieux héritage, comme son ami Godard. D’autant que le succès de Cléo de 5 à 7 sept ans plus tard amidonnait encore un peu plus son aura naissante. Mais elle était trop éprise de liberté pour se contenter d’une seule étiquette, fût-elle accolée à l’adjectif « culte », sa soif de découvertes, de rencontres et d’expériences nouvelles la conduisant par la suite aux quatre coins de la création, de la photo des débuts aux arts plastiques qu’elle embrasse avec ferveur à l’âge de 70 ans. Jamais rassasiée, jamais apaisée, elle multipliera inlassablement les tentatives formelles, faisant de son cinéma un laboratoire permanent. Son oeuvre éclectique ressemble ainsi davantage à une commode chaleureuse faite de bric et de broc qu’à un buffet aux lignes épurées et intimidantes.

Toujours alerte, elle se régénérait auprès de la jeunesse, et en échange apportait à cette faune fascinée par l’audace et la douce folie de cette idéaliste indécrottable cette spontanéité et cette curiosité sincère qui débarbouillent le coeur des Hommes. Cette bienveillance, palpable encore récemment dans sa collaboration avec l’artiste JR avec lequel elle sillonne la France dans un Visages Villages où chaque plan est comme transcendé par la magie de son regard humaniste, en imposait naturellement. Elle aurait pu se vautrer dans la suffisance. Elle ne s’est au contraire jamais érigée en donneuse de leçons. Tout chez elle, jusqu’à sa coiffure-signature à deux teintes défiant les lois du glamour, semblait habité par une forme de sagesse tranquille et hors du temps. Agnès Varda, c’était un peu le Yoda de la Nouvelle Vague…

Agnu0026#xE8;s Varda ne faisait pas de l’art. Elle u0026#xE9;tait une oeuvre d’art en ru0026#xE9;invention de soi permanente.

Il faut voir comment son auditoire était suspendu à ses lèvres lors de ses « causeries », ces master class à taille humaine où elle feuilletait avec gourmandise l’album de sa vie, puisant dans une mémoire vivace mille anecdotes savoureuses sur les astuces pour tourner un plan casse-gueule, avec sa muse Jane Birkin (Jane B. par Agnès V.) ou avec le duo mythique Deneuve-De Niro, réuni pour Les Cent et une nuits de Simon Cinéma. Tout récemment, dans Varda par Agnès, on pouvait ainsi voir la réalisatrice assise en toute simplicité à une petite table de jardin, conteuse de sa propre légende, convoyant sur le tapis de sa voix « enjoueuse » des images d’un monde artisanal baigné d’amour et de poésie.

Agnès Varda ne faisait pas de l’art. Elle était une oeuvre d’art en réinvention de soi permanente. La preuve vivante aussi que la fidélité à ses idéaux donne les meilleurs fruits. Elle ne s’est pourtant pas cantonnée à la rêverie, loin de là. Que ce soit dans l’inoubliable Sans toit ni loi ou dans ses nombreux documentaires (Black Panthers, Les Glaneurs et la Glaneuse pour n’en citer que deux), elle a donné la parole aux sans-grades, aux marginaux ou aux exclus du banquet de la justice et de la consommation. Mais à la dénonciation brutale et amère, elle a toujours préféré une approche plus intimiste qui rend leur dignité à ses « comédiens », et témoigne de la force de l’art comme manifeste politique. On aurait adoré partir en vacances avec cette belle personne, refaire le monde face à la mer et assister aux conversations improvisées dans les allées d’un marché. Elle n’aurait pas aimé qu’on la pleure. Pour sécher nos larmes, on va donc allumer un grand feu de joie sur la plage de Noirmoutier, l’un de ses sanctuaires marins préférés.

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content