Kiyoshi Kurosawa, histoire de fantômes

Dans Le Secret de la chambre noire, mondes des vivants et des morts se confondent devant la caméra de Kiyoshi Kurosawa. © DR
Jean-François Pluijgers
Jean-François Pluijgers Journaliste cinéma

Premier long métrage tourné par le maître nippon en dehors du Japon, Le Secret de la chambre noire est une histoire de fantômes comme Kiyoshi Kurosawa les affectionne. Avec quelques nuances. Explications…

Découvert par le public occidental au crépuscule des années 90, Kiyoshi Kurosawa a su, dans la foulée de Cure, le film qui le révélait, marquer le cinéma fantastique de son empreinte. Le Secret de la chambre noire, son nouvel opus, s’inscrit ainsi dans la continuité d’une filmographie où les histoires de fantômes abondent, de Kaïro à Vers l’autre rive en passant par Retribution. Pour autant, le film marque aussi un cap dans son parcours, puisqu’il est le premier qu’il ait réalisé en dehors du Japon, Kurosawa ayant opté pour un tournage en France en effet, avec des acteurs du cru -on retrouve, au générique, Tahar Rahim, Olivier Gourmet, Constance Rousseau ou encore Mathieu Amalric-, dans une langue dont il ne maîtrise pas un traître mot, encore bien.

« Tous les cinéastes japonais contemporains aspirent à pouvoir tourner un film à l’étranger, relève le maître nippon alors qu’on le rencontre dans le cadre du festival de Macao. La France a eu la générosité de me donner l’opportunité de le faire. Je m’avançais dans l’inconnu, ne parlant pas français. Mais avec l’aide d’un excellent interprète, une fois le tournage commencé, le processus ne m’a guère semblé différent. » Et de préciser, à toutes fins utiles: « Au Japon non plus, je ne communique guère avec les acteurs. Je ne suis pas du genre à me répandre en explications. Cela peut mettre certains comédiens mal à l’aise, et ils me demandent alors comment ils doivent jouer. Mais ce n’est pas à moi à le leur dire, ils devraient d’abord y réfléchir. Dans le cas présent, du fait de ma non-compréhension de la langue, cela nécessitait un pas supplémentaire de leur part, rendant la démarche plus difficile. Et cela me convenait fort bien. »

S’il a eu des conséquences logistiques, imposant un modus operandi singulier et les dispositions pratiques en découlant, ce tournage français -à Paris et à Saint-Maur-des-Fossés- semble aussi avoir déteint sur la texture même de l’histoire. Il est ainsi assez tentant d’envisager Le Secret de la chambre noire comme une rencontre entre les traditions japonaise et occidentale en matière de fantastique. Comme si, à la griffe du cinéaste japonais, omniprésente, se superposait celle d’un cinéma d’inspiration gothique. Sans même parler de l’ombre d’un Georges Franju, dont ce film -mettant en scène un photographe obsédé par le souvenir de sa femme, et réalisant des daguerréotypes grandeur nature comme pour mieux retenir l’âme de ses sujets- n’est pas sans rappeler le chef-d’oeuvre, Les Yeux sans visage.

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Un constat auquel Kurosawa adhère (le classique de Franju compte parmi ses films préférés) en y apportant quelques nuances toutefois: « Le langage dramatique est le même en Europe et au Japon, d’où le fait que je m’y sois senti à l’aise. Il s’agit d’une histoire fantastique, avec des fantômes et une défunte parmi les vivants. Je craignais une certaine incompréhension, vu que ce dispositif n’est guère habituel dans le cinéma français, mais les comédiens et l’équipe, pour qui c’était une première, ont totalement adhéré. La différence essentielle entre les traditions occidentale et japonaise en matière d’histoires de fantômes tient au fait qu’en Occident, le fantôme est mort et séparé des vivants, et existe comme tel du début à la fin, tandis qu’au Japon, on part d’un homme et d’une femme dont l’un meurt, et devient un fantôme, dans une histoire à coloration généralement horrifique. Mais la relation entre l’homme et la femme demeure, en évoluant, avec des changements d’ordre émotionnel, et des conséquences sur la structure dramatique. J’ai voulu, dans ce film, faire cohabiter un fantôme de style occidental et son pendant japonais -ils coexistent, l’un d’eux se révélant bienveillant… »

Dialogue avec les morts

Et le film de s’inscrire au confluent de deux mondes, celui des vivants et des morts, cadre récurrent du cinéma de Kurosawa, porté vers l’autre rive. « J’apprécie ce genre d’histoire depuis longtemps, poursuit-il. Beaucoup de mes connaissances et de mes amis sont morts, mais je continue à me demander, de temps à autre, ce qu’ils penseraient de telle ou telle situation. J’entretiens de ce fait un dialogue ininterrompu avec les morts. La mort ne signifie pas la fin de la relation entre les vivants et le défunt, cette dernière est susceptible de continuer au-delà. C’est pourquoi les drames intégrant des morts et des vivants peuvent s’avérer convaincants également… » Un postulat dont Le Secret de la chambre noire, pas le plus abouti des films de son auteur, n’apporte toutefois qu’une démonstration imparfaite, encore que son élément fantastique ne soit pas en cause, les daguerréotypes en constituant même une expression lumineuse, eux que Balzac avait en horreur, estimant que le sujet y laissait invariablement une partie de son âme.

Kiyoshi Kurosawa concède pour sa part certaines affinités avec ce photographe perfectionniste en proie à ses fantômes: « Ce personnage qui ravive la technique originelle des daguerréotypes est un artiste obstiné doublé d’un père. Je me suis rendu compte, en tournant le film, que cet homme spécial, vivant retranché du monde normal, n’était peut-être pas tellement éloigné de moi. Je m’explique: ce photographe passe une heure à installer son modèle pour un unique tirage, ce qui peut paraître ridicule dans notre monde digital. Mais mon film existe dans une illusion voisine, et d’aucuns pourraient trouver ma démarche tout aussi absurde. De nos jours, la technologie permet de faire des films très facilement, mais pour ma part, je consacre plusieurs heures à une prise de moins d’une minute, considérant que si les acteurs restent en position pendant tout ce temps, mais avec des éclairages différents, quelque chose de spécial va apparaître dans l’image. Ce désir particulier distingue mes films des productions habituelles, et c’est quelque chose dont j’ai pris conscience après avoir tourné Le Secret de la chambre noire. » Ou comment filmer l’indicible, en quoi le prolifique cinéaste japonais est incontestablement passé maître…

La femme de la plaque argentique

Découverte chez Mia Hansen-Løve, Constance Rousseau habite le film de Kiyoshi Kurosawa d’une présence troublante.

Kiyoshi Kurosawa, histoire de fantômes
© DR

Révélée il y a une dizaine d’années par Tout est pardonné, le premier long métrage de Mia Hansen-Løve, Constance Rousseau s’est depuis imposée à pas feutrés dans le cinéma, tournant une demi-douzaine de longs métrages tout au plus. Manière aussi de se faire désirer, ce qui n’aura pas échappé à Kiyoshi Kurosawa, lequel en a fait sa « femme de la plaque argentique », titre original de son nouvel opus, Le Secret de la chambre noire. Elle y incarne Marie, la fille d’un photographe veuf vivant dans le souvenir de son épouse, et lui servant de modèle pour les daguerréotypes grandeur nature qu’il compose dans une fièvre morbide. Et la jeune comédienne d’imposer une présence justement évanescente -il s’agit après tout, on l’aura deviné, d’une histoire de fantômes.

Le cinéma, Constance Rousseau y est venue par hasard pour ainsi dire, alors qu’elle était encore lycéenne. « Je faisais du théâtre, mais comme toutes les jeunes filles bien élevées en font. Un jour, en allant au lycée, une jeune femme m’a abordeé dans la rue, et m’a proposé de passer des essais pour Tout est pardonné, commence-t-elle, alors qu’on la rencontre au festival de Gand, où elle accompagne le film de Kurosawa. Par politesse, j’ai pris sa carte, et le soir, j’en ai parlé à mes parents qui m’ont encouragée à y aller. » Surmontant ses réticences –« cela me faisait très peur, jamais de ma vie je ne m’étais dit que je serais comé- dienne »-, l’adolescente se lance dans l’aventure. Ce qu’elle n’aura certes pas à regretter: « J’ai beaucoup appris avec Mia, qui est une directrice d’acteurs très intelligente et délicate. Et je me suis rendu compte qu’il n’y avait rien de plus amusant que de se trouver sur un plateau de cinéma. »

Communauté d’esprit(s)

L’actrice ne débarquait pas totalement dans l’inconnu, ayant biberonné, aux côtés de ses parents, au Nouvel Hollywood, avant de s’ouvrir au cinéma français -elle confesse un penchant immodéré pour Rohmer. « Mia m’a permis d’affûter mon esprit critique, et m’a fait découvrir des choses. Très vite, j’ai eu le sentiment que le cinéma, ce n’était pas des blagues, et que je ne pouvais pas me permettre de faire des choses qui non seulement n’avaient pas de sens pour moi, mais qui ne s’inscrivaient pas dans une démarche artistique exigeante. » Volonté que traduit éloquemment sa filmographie, qui la vit successivement tourner aux côtés de Vincent Macaigne dans Un monde sans femme, de Guillaume Brac; partager avec Brady Corbet l’affiche du Simon Killer d’Antonio Campos; tâter du cinéma belge avec L’Année prochaine, de Vania Leturcq. Jusqu’à sa rencontre, programmée pour ainsi dire, avec un Kiyoshi Kurosawa, dont elle ne cache pas combien elle l’admirait. « J’avais fait de Mon effroyable histoire du cinéma, son recueil d’entretiens avec Makoto Shinozaki, mon livre de chevet. J’ai découvert beaucoup de films grâce à lui, parce qu’il y parle de son goût pour le cinéma d’horreur, que je partage. J’aime être complètement transportée dans un monde qui n’a rien à avoir avec le naturalisme ni le réalisme que j’apprécie dans le cinéma belge ou français, mais qui parfois ne suffit plus. Kaïro est un de mes films préférés. Rencontrer Kurosawa était un rêve. » Et tourner avec lui un « honneur immense », complète-t-elle.

Pour l’aider à construire son personnage, le réalisateur lui a confié penser que le rôle qu’il lui proposait n’existait pas au cinéma. Et de l’inviter à inventer quelque chose, « un état entre la vie et la mort où, en fait, on ne sait pas très bien qui vous êtes, ni votre nature ». Canevas aux contours assez flous pour que l’actrice puisse s’y mouvoir à sa guise, composant une figure troublante. « Je me suis nourrie de films de fantômes, et j’ai beaucoup pensé à mon personnage féminin préféré, celui des Yeux sans visage, de Franju, qui est presque un fantôme. J’ai découvert par la suite que c’était l’un des films favoris de Kurosawa. » Mieux qu’une coïncidence, une communauté d’esprit(s)

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