Gil Blondel

Kinogringo #3: Telenovelart

Gil Blondel alias Un Faux Graphiste

Troisième épisode de son blog sur le cinéma sud-américain, et Gil Blondel -alias Un Faux Graphiste- est déjà obligé de se rabattre sur une telenovela, faute de mieux. Et c’est que ce n’est même pas une mauvaise nouvelle…

Cela faisait deux semaines que j’essayais de digérer Contra el demonio, un affreux film d’horreur vu au Hoyts de Puerto Montt, notre dernière étape avant l’île Chiloé. Comme d’habitude au Hoyts, c’était l’unique film chilien au milieu de cinq productions américaines. En sortant dégoûté d’une salle qui me rappelait étrangement les Kinepolis de ma jeunesse, j’ignorais totalement ce que j’allais écrire sur cette chose visiblement bâclée pour Halloween. Le seul mot qui me venait en tête était sitcom, ou sa version locale, telenovela: montage haché, enchaînement de musique curieux et scénario loufoque. Dans une scène digne d’un vaudeville, le prêtre surprenait le père de la petite possédée en pleine engueulade avec sa maîtresse. Quand L’Exorciste rencontre Ma femme s’appelle Maurice. Alors oui, c’était rigolo. Mais je ne me voyais pas écrire tout un article là-dessus, autant analyser une véritable telenovela. L’occasion s’est présentée à la fin de notre séjour sur l’île de Chiloé. La famille qui nous logeait passait tous ses repas devant la télé. Quand je leur ai demandé ce qu’ils regardaient, le père m’a répondu avec une fierté non dissimulée: « Isla Paraíso, ça se passe ici! » Par la fenêtre, il pointa un petit village mystérieux perché sur la péninsule voisine: « Regarde, ils doivent être en train de tourner en ce moment… » Parents et enfants fixaient l’écran pendant que juste derrière eux, les épisodes suivants étaient élaborés.

Alors je sais, ma chronique est censée s’intéresser au septième art, mais une petite famille regardant ses voisins fictifs à la télé, ça vaut toutes les salles obscures du monde. Pour me faire une idée, j’ai regardé les trois premiers épisodes (disponibles sur YouTube). Quant à Contra el demonio, à la fin on apprenait qu’en fait l’esprit était gentil, il voulait juste se venger du prêtre pédophile. Voilà un bon spoil qui vous empêchera d’aller voir cette abomination en streaming.

L’histoire

Kinogringo #3: Telenovelart

Celeste est une nonne chargée d’une mission inhabituelle: repeupler de femmes le petit village de Paraíso, situé dans une péninsule chilote reculée. C’est sans compter la résistance farouche du ténébreux Óscar León, puissant propriétaire terrien de la région: parole de León, si une demoiselle s’installe à Paraíso, il mangera son poncho. Ce vieux bougon déteste les femmes depuis que son épouse l’a laissé seul avec son petit analphabète de fils (Óscar déteste aussi l’éducation publique). Mais il n’est pas le seul à être rattrapé par son passé. Car Celeste est en réalité Carolina, une mère de famille fuyant son mari millionnaire et remplaçant sa soeur jumelle, la véritable nonne. La belle Sofia est surprise par le séduisant Franco en train de brûler une mystérieuse robe de mariée. La pétillante Rosalía retrouvera-t-elle le père qu’elle n’a jamais connu? Un paradis peut cacher bien des surprises…

Ce que le gringo en a pensé

Moi je dis bravo. Pour vous donner une idée, Chiloé fait plus ou moins le tiers de la Belgique. Belgique pourtant abreuvée depuis toujours par des sitcoms françaises. C’est bien gentil Plus belle la vie, mais les faubourgs de Marseille et le mistral, ça m’en touche une sans faire bouger l’autre. J’imagine que les scénaristes de sitcom ne trouvent pas le terrain belge aussi bandant que les frères Dardenne. Je ne leur jette pas la pierre, mais je rêve pourtant d’un matin où l’on pourra voir sur AB3 les péripéties amoureuses d’un charmant lobbyiste bruxellois et d’une vendeuse de fricadelles botoxée. Bien que la réalité Chilote ne soit pas plus glamour que celle de mon plat pays (pluie/fruits de mer/pluie), la chaîne Mega a osé miser sur son potentiel dramatique. Et ce n’est pas le premier cas: La Fiera, une autre telenovela de 1999, se passait déjà dans un petit village Chilote. Admirable, non? Je deviens tellement chauvin que j’en viens à plébisciter des sitcoms… Ce voyage ne me fait pas que du bien.

Au niveau du scénario, c’est une telenovela donc fallait pas s’attendre à du Charlie Kaufman. Mais je trouve que l’idée de base est relativement originale: un curé qui demande à une nonne de faire venir un car de meufs à ses paroissiens, ça nous change de Monseigneur Léonard. Le Padre Gabriel est d’ailleurs mon personnage préféré. Sous ses airs affables, c’est un sacré petit manipulateur: en deux épisodes, il fait mettre le feu au moteur du bus pour empêcher les femmes de partir (ce qui manque de tuer le fils de Carolina) et il engage un faux assistant social pour menacer l’irascible Óscar León de placer son fils en internat s’il ne le fait pas scolariser. C’est que la telenovela favorise une certaine liberté scénaristique. Bien sûr, ce genre est plein de facilités et de lieux communs, mais c’est aussi un formidable défouloir pour scénaristes. En général, plus le sitcom est bas de gamme, plus ils peuvent se permettre toutes les fantaisies imaginables pour captiver leur public. Dans le genre, je vous conseille Les Mystères de l’amour. C’est en dessous de tout, mais on n’a pas le temps de s’emmerder. J’en veux pour preuve ce dernier dénouement. Du grand art.

Isla Paraíso et son look
Isla Paraíso et son look « rural-chic ».© DR

Au Chili, Isla Paraíso a reçu pas mal de critiques. Certains affirment par exemple que ce n’est qu’un plagiat de La Fiera. D’autres ont accusé la série d’ignorer les véritables problèmes de Chiloé (son conflit autour de l’éventuelle construction d’un pont et ses problèmes écologiques) pour parler d’un problème qui n’existe pas (le manque de femmes). Je ne sais pas si cette critique est vraiment pertinente. Bien sûr qu’ils ne vont pas parler des vrais problèmes, c’est une telenovela, pas Cash Investigation. Qu’ils nous vendent du rêve! Perso, j’ai adoré le style « rural-chic » des jeunes paysans: jeans slim-fit légèrement boueux, chemises à carreaux délavées, bonnets en laine d’alpaga, vestes soi-disant-en-peau-mouton-mais-en-fait-achetées-au-Urban-Outfitters-de-Santiago. Même le vieux Óscar León pourrait rivaliser avec Clint Eastwood avec son poncho, sa barbe soignée et son chapeau Stetson.

Par contre, est-ce que ce travestissement de la réalité doit vraiment passer par un relooking ethnique? Ouille, ouille, ouille, ça va balancer… Car pour moi, le plus gros problème d’Isla Paraíso réside dans son casting. Je tiens d’abord à dire que je suis un ennemi des quotas dans tout objet culturel. Eh oui, figurez-vous que j’ai des principes mon bon monsieur. Mais disons qu’ils auraient pu faire un tout petit effort pour représenter la population chilote en dehors des figurants: tous les acteurs principaux auraient pu être castés en Espagne qu’on n’aurait pas vu la différence. Bien sûr, il y en a des grands pâlots au Chili, mais quand on se balade un peu on remarque que c’est pas vraiment la majorité. C’est un peu comme si on avait fait le casting de Bienvenue chez les Ch’tis en Guadeloupe. Je ne m’épancherai pas sur les raisons de ce choix, ayant peur d’enfoncer des portes ouvertes avec un bélier à trois pattes, mais ce travers que l’on observe aussi bien au cinéma que dans la publicité me semblait devoir être signalé.

C’est ballot, voilà qu’au troisième épisode de Kinogringo, je suis déjà obligé de me rabattre sur une telenovela, faute de mieux. Évidemment, mes chroniques ne reflètent pas du tout l’état du cinéma chilien mais les pitoyables choix de la compagnie Cine Hoyts ayant le monopole des programmations dans le pays. Les Chiliens pestent en me voyant entrer dans cette auge à cochons, m’abjurant d’aller voir sur Internet les films qu’ils me conseillent. Bien que mon but premier soit de découvrir les films dans les salles, un numéro de Kinogringo sera consacré à ces recommandations. Et si cette chronique devient le résumé de mes visionnages streaming, je ferais peut-être mieux de rentrer en Belgique pour me trouver un vrai boulot. Mais je garde en tête les paroles du magnifique générique d’Isla Paraíso: « Après chaque hiver viennent les fleurs. »

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Un Faux Livre, d’Un Faux Graphiste, deux tomes parus aux éditions Delcourt.

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