Keira Knightley: « Le pouvoir qu’a la rage de transformer quelqu’un m’interpelle »

"Le pouvoir qu'a la rage de transformer quelqu'un m'interpelle." Keira Knightley, une nouvelle fois impeccable dans la fresque historique et intime The Aftermath. © David Appleby
Jean-François Pluijgers
Jean-François Pluijgers Journaliste cinéma

Keira Knightley brille dans The Aftermath, mélodrame de James Kent inscrit dans l’immédiat après Seconde Guerre mondiale où elle incarne une femme en proie à une violente tempête intérieure…

Entre Keira Knightley et les films d’époque, il y a comme une évidence, fruit d’une longue histoire déjà, entamée sous les traits d’Elizabeth Bennet dans Pride & Prejudice, pour se décliner ensuite de Atonement en The Edge of Love, de The Duchess en A Dangerous Method. L’on en passe, et non des moindres, les Anna Karenina et autre Colette ayant valu à la comédienne britannique quelques-uns de ses rôles emblématiques. Galerie à laquelle vient s’ajouter aujourd’hui Rachael Morgan, l’héroïne de The Aftermath, une femme affrontant une violente tempête intérieure dans le chaos de Hambourg au lendemain de la Seconde Guerre mondiale.

Qu’il y ait là un rôle lui allant comme un gant relève de l’euphémisme, l’actrice brillant comme de coutume dans le registre singulier du drame historique, imposant un naturel qu’elle a classique et moderne à la fois. On retrouve un peu de cela, du reste, alors qu’on la rencontre dans une suite d’un palace des abords de Hyde Park, ensemble noir et collerette blanche; humeur décontractée pour propos aiguisés. « Quand on m’a envoyé ce scénario, ma première réaction a été de me dire: « Je ne veux pas jouer dans un nouveau film sur la Seconde Guerre mondiale. En a-t-on d’ailleurs franchement besoin? » Mais une fois que j’ai commencé à le lire, je n’ai plus pu en détacher mes pensées. Je n’ai jamais vu le moindre film -cela ne signifie pas qu’il n’en existe pas- qui soit situé à ce moment précis, directement après le conflit, et qui soulève des questions telles que comment pardonner? Comment avancer? Comment reconstruire sur quelque chose d’aussi totalement catastrophique? Cela m’a intéressée, parce que ce sont des questions que je ne m’étais jamais posées auparavant. En Angleterre, on ne nous apprend aucunement comment l’Europe a été reconstruite, on nous dit que nous avons gagné la guerre, point barre. Mais comment ont-ils procédé pour reconstruire un continent de telle sorte qu’il connaisse sa plus longue période de paix? C’est, pour moi, le plus grand accomplissement de cette génération, et c’est ce qui m’a convaincue de la pertinence de The Aftermath.« 

Keira Knightley:
© DR

Un deuil inconcevable

Un pied dans la grande Histoire, avec la résonance qu’elle peut avoir aujourd’hui – « on voit se développer une rhétorique incitant à la division. Tout tourne beaucoup autour de la construction de murs, et de la démolition d’alliances, mais peut-être avons-nous oublié combien elles avaient été difficiles à établir au départ. » L’autre dans une histoire intime aux circonvolutions plus complexes que ses contours triangulaires n’en laissent paraître de prime abord. Débarquée dans un environnement qu’elle pressent hostile pour y retrouver son mari, colonel britannique en charge de la reconstruction de la ville, Rachael Morgan va commencer par se murer dans ses préjugés et le ressentiment, comme absente au monde l’entourant, et notamment aux occupants de la villa réquisitionnée à leur attention. « Il n’y a là rien, à mes yeux, qui ne soit lié au deuil de son fils. Qu’est-ce qui importe encore, lorsque l’on a souffert une telle perte? En préparant ce rôle, j’ai lu un article sur une femme ayant perdu un enfant. Elle expliquait qu’il n’y a pas de mot, en anglais, pour désigner quelqu’un dont l’enfant est mort. On parlera d’un orphelin pour un enfant dont les parents sont décédés, de veuf ou de veuve pour un homme ou une femme ayant perdu leur conjoint, mais il n’y pas de terme pour une personne dont l’enfant serait décédé. Peut-on d’ailleurs encore s’appeler une mère si l’on a perdu un enfant? Une fois cela posé, il ne m’en fallait guère plus en termes de recherches. Elle est vide à l’intérieur, et ce qui va suivre tient, pour moi, de l’acte de rage. » De quoi titiller l’intérêt de l’actrice au plus haut point: « On voit souvent la rage masculine à l’écran, elle y est même célébrée, alors que celle des femmes reste un tabou. Cela ne doit même pas aller jusque-là: le simple fait d’exprimer leur opinion peut suffire à les rendre criardes et antipathiques. La rage féminine est l’objet d’un silence culturel, pour ainsi dire, et s’exprime dès lors dans des directions intéressantes. Pour moi, une partie de la relation qu’entretient Rachel avec Lubert a à voir avec sa colère contre son mari, contre elle-même et contre le monde. Ce constat valait également pour Colette, dont l’attitude découle pour partie de sa rage face à une société ne l’acceptant pas, et lui déniant sa place comme la reconnaissance. Le pouvoir qu’a la rage de transformer quelqu’un m’interpelle. »

Keira Knightley:
© David Appleby

L’Europe plutôt que Hollywood

Inscrit dans les remous de son époque, The Aftermath n’en arpente pas moins une géographie humaine aux ressorts immuables. Et Keira Knightley confesse bien volontiers qu’il y a là, sans doute, l’une des raisons de son attirance pour les films d’époque. « On comprend bien, quand on en tourne beaucoup, que la psyché humaine n’a pas tellement changé. Nous sommes des êtres émotionnels et illogiques, et nous l’avons toujours été. J’ignore pratiquement tout de cette période de l’Histoire, mais j’ai été fascinée par sa relation avec son mari. Il n’y a pas d’adulte, je pense, qui n’ait fait l’expérience de l’échec d’une relation, quand, lorsque l’on regarde son partenaire qui est la personne que l’on devrait le mieux connaître au monde, on découvre un parfait étranger. C’est le moment le plus solitaire de l’existence, qui correspond, pour la plupart des gens, à l’instant où une relation se désagrège. Voilà l’histoire d’un couple passant par là après avoir vécu des expériences éprouvantes, mais qui essaie désespérément de se retrouver. J’ai apprécié la nature adulte de cette histoire, et la compréhension de cette tentative désespérée de communiquer entre deux personnes qui s’aiment, mais ne se connaissent plus. »

Une matrice intemporelle, pour un rôle s’épanouissant en un dégradé de nuances subtiles, précipité d’émotions qui, pour être contenues, n’en sont pas moins violentes. Un personnage complexe et ambivalent, de ceux dont raffole à l’évidence une actrice soulignant avoir fait de la curiosité un moteur privilégié – « Il faut rester ouvert au monde alentour. La curiosité a tué le chat, je sais, mais elle vous fait également avancer et, avant de vous tuer, elle a le don de rendre la vie beaucoup plus intéressante. » Et ayant à ce titre trouvé en Europe un terrain de jeu à sa mesure, orientation de carrière qui, non contente de l’avoir aiguillée vers les films d’époque, on y revient (« ayant choisi de vivre et de travailler ici, les meilleurs rôles que l’on m’ait proposés se sont trouvés en être »), lui a permis de rencontrer un désir plus profond. « Le glamour et le clinquant hollywoodiens n’ont jamais constitué un objectif à mes yeux. J’ai toujours été plus attirée par les films de Ismail Merchant et James Ivory, ceux dans lesquels jouait Emma Thompson, ou encore le théâtre britannique, au contact desquels j’ai grandi. C’est ce à quoi j’ai toujours aspiré. D’où le fait que si j’ai beaucoup travaillé aux États-Unis (de la franchise Pirates of the Caribbeans à Seeking a Friend for the End of the World, NDLR), j’ai toujours voulu revenir en Europe. » Nul, à vrai dire, ne songerait à s’en plaindre…

James Kent, le patient anglais

Keira Knightley:
© Getty Images

À l’instar de Temptation of Youth, le film qui le révélait il y a quatre ans de cela, The Aftermath, le deuxième opus du Britannique James Kent, s’inscrit dans une filière classique, conduisant du David Lean de la période Brief Encounter ou The Passionate Friends, à certaines adaptations de Graham Greene, comme The End of an Affair d’Edward Dmytryk par exemple. « J’essaie de faire des films qui ne soient pas classiques à l’excès, mais je suis inspiré par une tradition anglaise, les films de Lean en premier, Brief Encounter, Dr Zhivago ou Lawrence of Arabia, qui est tout simplement extraordinaire, reconnaît le réalisateur. J’aime leur côté pur et leur sobriété. Il n’y a pas de mouvements d’appareil sophistiqués, le style ne l’emporte pas sur la substance, le travail de la caméra importe moins que le jeu des comédiens et l’histoire. Et c’est le genre de films que j’aspire à voir. » Anachronique, pour ainsi dire, dans le paysage cinématographique contemporain? « Des films comme celui-ci sont devenus fort rares, mais je pense sincèrement qu’il y a un public adulte qui peut s’y retrouver, celui qui n’est pas spécialement attiré par les adaptations Marvel, ou par les comédies romantiques… »

La voix silencieuse de la guerre

Si le cinéma de James Kent a cette qualité classique, c’est aussi parce que le cinéaste ose s’aventurer en terrain mélodramatique. « Je viens du documentaire, et j’ai notamment beaucoup travaillé dans des zones de guerre, explique-t-il. Mes deux longs métrages de fiction parlent de la guerre également, mais adoptent le point de vue des femmes qui en sont la voix silencieuse. Les hommes se battent, prennent les décisions et font les discours, mais derrière chaque homme se trouve une forte femme, et bien souvent, c’est à elle que revient de supporter le chagrin engendré par la guerre. Tant dans Testament of Youth que dans The Aftermath, les femmes endurent une douleur dont les hommes ne parlent pas… » Propos intemporel, à l’image d’un film qui, pour être inscrit dans le tumulte de l’après Seconde Guerre mondiale, n’en résonne pas moins à divers titres aujourd’hui. « Le film se situe à une période critique: quelle attitude les alliés allaient-ils adopter à l’égard de l’Allemagne? Allaient-ils, comme au lendemain du premier conflit mondial, décider de la punir, avec les résultats que l’on sait, ou oser faire quelque chose de radicalement différent? Ils ont privilégié cette seconde option, ce qui nous a valu 70 ans de paix. Nous vivons dans un monde où beaucoup de dirigeants prônent l’intolérance, sur le mode « Stoppons les convois de Mexicains », « Montrons-nous cruels avec les réfugiés ». Alors que les sonneries de clairon appelant à ne pas se montrer tolérants à l’égard des autres se multiplient, il est bon de rappeler qu’à l’époque, les Occidentaux ont choisi de l’être… »

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