Joachim Lafosse: « une espèce de terrorisme humanitaire »

Joachim Lafosse sur le tournage du film Les Chevaliers blancs. © Fabrizio Maltese
Nicolas Clément
Nicolas Clément Journaliste cinéma

Joachim Lafosse creuse la veine d’un cinéma populaire aux enjeux exigeants dans Les Chevaliers blancs, récit d’un fiasco humanitaire inspiré du scandale de L’Arche de Zoé.

« Le cinéma, c’est la possibilité de parler de soi sans dire que c’est soi. » Enoncé par Joachim Lafosse alors qu’on le retrouve dans les odeurs de peinture encore fraîche de son nouveau chez lui à Forest, ce postulat aura toujours été l’une des clés d’un parcours commencé au début du siècle, et d’emblée placé sous le signe d’une subjectivité aux assises autobiographiques. Entre 2001 et 2006, le court Tribu, Folie privée, dans une moindre mesure Ça rend heureux puis surtout Nue propriété puisent ainsi largement dans la trame équivoque d’une histoire familiale aux accents transgressifs, débordant du cadre étriqué de la simple autofiction par l’affirmation d’un regard fort, hanté par le motif de la Loi. Soit tout l’enjeu encore d’un Elève libre (2008), récit retors d’une initiation virant insensiblement à la manipulation abusive, qui s’ouvre sur ces mots: « A nos limites. » Comme pour mieux souligner que la vie, et donc le cinéma, sont peut-être avant tout une question de morale. Vaste et complexe champ de réflexion que se propose crânement de labourer, en 2012, A perdre la raison, inspiré de la fameuse affaire Lhermitte, drame domestique dont les ondes de choc, massives, interrogent la frontière entre don et dette, amour et démence, par-delà le tsunami d’émotions.

Des émotions, Lafosse s’en méfie à vrai dire comme de la peste, lui qui signe aujourd’hui avec Les Chevaliers blancs, sixième long métrage dépiautant cette fois le scandale français de L’Arche de Zoé, la synthèse allégée de quinze années d’une carrière dont il constitue le jalon à la fois le plus ample et le plus accessible. Pas son meilleur film, certes, mais la nouvelle pierre, taillée façon pavé à jeter dans la mare, d’un édifice filmique d’une rare cohérence érigé à grands coups d’obsessions poil à gratter par un auteur, un vrai, ne cessant de sonder la friable vérité des passions humaines.

Dans la foulée d’A perdre la raison, c’est à nouveau un fait divers qui fait office de déclencheur, et ouvre sur une envie de cinéma…

Oui. Dès que j’ai entendu parler de cette affaire, je me suis dit: ça, c’est un sujet pour moi. Parce qu’elle incarne les bonnes intentions qui mènent au drame: au nom d’une forme de bien-pensance, on se permet de négliger, de bafouer, toute une communauté. Et on engendre un fiasco. Elève libre posait la question de la limite entre la transmission et la transgression. A perdre la raison montrait comment un homme pouvait finir par étouffer une famille par sa générosité. Le questionnement des Chevaliers blancs s’inscrit dans leur suite logique: jusqu’où peut-on aller au nom du bien? C’est tout l’enjeu de la mission humanitaire portée par ces gens qui, auto-légitimés par le désir d’enfant de familles françaises et par le fait que le pays déchiré par la guerre dans lequel vivaient ces gamins interdit l’adoption internationale, sont allés chercher des orphelins en Afrique en mentant aux locaux sur la raison de leur présence, en leur disant qu’ils étaient là pour installer un dispensaire alors qu’ils savaient très bien qu’un boeing allait venir chercher les gosses un mois plus tard.

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Ce pays en guerre, le Tchad, n’est jamais désigné dans le film…

En effet, j’ai choisi de ne pas dire précisément où se situait l’action. On ne sait pas, il s’agit juste d’un endroit en Afrique. Cela dit, tous les acteurs africains parlent tchadien dans le film. On a tourné au Maroc, dans les dunes de Merzouga, près d’Erfoud et de la frontière algérienne. Il existe au Maroc une communauté tchadienne, qui est bloquée, n’a plus assez d’argent pour aller plus loin. Et c’est précisément dans cette communauté que l’on a choisi d’organiser notre casting. Se confronter à leur regard était vraiment très intéressant, parce qu’ils ont été profondément scandalisés par l’affaire de L’Arche de Zoé.

Cette affaire a fait l’actualité fin 2007. Comment s’en empare-t-on en tant qu’artiste?

Il y a l’objectivité journalistique: c’est le rapport, le compte-rendu du fait. Il y a la vérité judiciaire: c’est le jugement, le verdict. Et puis il y a le travail de l’artiste, du cinéaste: c’est l’expression d’une subjectivité. Un cinéaste qui n’est pas dans l’interprétation n’est pas un cinéaste. Dire que ces gens étaient dans les bonnes intentions, c’est ma perception des choses. Moi je suis convaincu qu’ils ont voulu faire le bien. Mais au nom du bien, ils ont cessé de réfléchir. Sans doute l’ont-ils fait également par narcissisme, par envie d’être des héros, de « sauver » ces enfants.

Il y a une dimension quasi christique là-derrière…

Une dimension religieuse, oui, je le pense. Ce sont des croyants, ils n’ont plus d’esprit critique. Et à ceux qui se permettent de questionner la pertinence de leur démarche, Jacques Arnault dans le film, interprété par Vincent Lindon, leur dit: « Barrez-vous. Vous êtes des lâches. » L’avantage de la politique, c’est le débat. Or, ces gens n’acceptent pas le débat, ils sont dans une espèce de terrorisme humanitaire. Comme le politique est défaillant aujourd’hui, et que la conviction dans le politique se perd, on voit apparaître de plus en plus d’initiatives privées. Le caritatif commence à l’emporter. Et là se pose à nouveau la question des limites. Si tu veux aider quelqu’un, il s’agit avant tout d’interroger les limites de ta capacité à l’aider. Parce que faire croire à quelqu’un qu’on va le sauver, ça peut devenir un vrai problème. Les médecins connaissent bien cette logique. On n’a pas à mentir à un patient. Or ces gens mettent le pied en Afrique et décident de mentir.

Les Chevaliers blancs
Les Chevaliers blancs© DR

En France, quelqu’un comme Noël Mamère a commenté l’affaire en parlant de « néocolonialisme compassionnel »

Le droit d’ingérence est un résidu du colonialisme. Quand les penseurs du droit d’ingérence ont pris connaissance de l’affaire de L’Arche de Zoé, leur première réaction a été de dire qu’elle était le fait de « grands zozos ». Mais au fond, ces grands zozos n’ont fait qu’appliquer à la lettre, et jusqu’au bout, l’idéologie des Kouchner et compagnie. En pensant faire le bien, ils ont fait le mal. C’est un sujet passionnant, et terriblement d’actualité, qui renvoie à un problème connexe: la dictature de l’émotion. Il suffit de regarder ce qu’on appelle aujourd’hui la question des migrants. Qu’une situation qui existe depuis des mois n’émeuve qu’avec l’image d’un gosse mort sur une plage a quelque chose de profondément dérangeant. La réponse au problème doit être politique, pas affective. L’émotion peut nous donner envie d’aller à l’action mais elle ne doit pas nous faire perdre la raison. Sinon on se met à croire que la solution pour les migrants c’est de leur acheter une île, comme l’a proposé un milliardaire, et de les installer tous dessus. C’est une fausse réponse, c’est se faire plaisir à soi. La question des migrants est beaucoup plus complexe que ça. Et le problème aujourd’hui c’est que même le politique répond à des questions extrêmement complexes par des réponses simples, qui satisfont l’émotion de l’électorat. A très court terme. Pour moi, les membres de L’Arche de Zoé incarnent ça, appliquent ça. Ils y vont parce que ça met trop longtemps pour adopter en France, parce qu’il y a trop de contraintes partout. Mais ces contraintes, parfois, ont des raisons. Moi je pense par exemple que c’est une bonne chose qu’il y ait un long tunnel administratif, très régulé, à traverser avant d’adopter. Parce que c’est aussi une manière de tester le désir d’être parents.

Le problème aujourd’hui c’est que même le politique répond à des questions extrêmement complexes par des réponses simples, qui satisfont l’émotion de l’électorat.

Te définirais-tu comme un cinéaste moraliste?

Camusien, alors. C’est-à-dire que ce qui m’intéresse c’est de questionner le sens de la loi. Une loi qui est énoncée sans qu’elle ait du sens pour les gens qui la vivent est une loi qui devient contraignante. Si à travers un film on peut percevoir le sens de la loi, on s’en empare et on l’acquiert. Moraliste camusien, donc, mais jamais moralisateur j’espère (sourire). C’est pour ça que le film pose davantage de questions qu’il ne donne de réponses. Si on veut vraiment aider ces enfants, pourquoi n’organise-t-on pas une structure là où ils sont nés pour que des gens de chez eux s’occupent d’eux? Pourquoi penser qu’ils vont être mieux chez nous? Quelle est la différence entre le droit à l’enfant et le droit de l’enfant? La complexité de l’adoption, elle est là. Un enfant adopté c’est un enfant qui doit quelque chose à ses parents, il a été sauvé. Un enfant normal ne doit rien à ses parents. Ma morale, c’est celle des enfants. Mon regard, c’est celui des enfants. Le film démarre sans préambule, on arrive sur le sol africain avec les humanitaires et on ne sait pas ce qu’ils veulent. On est dans la position des Africains qui voient débarquer ces gens. Et au fur et à mesure, on mesure l’ampleur de leur mensonge.

Louise Bourgoin sur le tournage du film Les Chevaliers blancs.
Louise Bourgoin sur le tournage du film Les Chevaliers blancs.© Fabrizio Maltese

Le personnage incarné par Lindon est charismatique, et son mensonge est séduisant…

Parfois les transgressifs touchent à des vérités, c’est pour ça qu’ils séduisent les gens. Elle est multiple, la vérité. On décèle difficilement le lien pervers qui se tisse parce que justement celui qui le tisse parfois énonce des choses qui nous séduisent ou qui nous paraissent justes. Si les grands pervers étaient des grands méchants à la Marc Dutroux, on les identifierait tous. On ne se ferait jamais avoir. On ne voterait pas pour les mauvaises personnes. Le manipulateur est souvent brillant. Ma démarche, elle est là: il y a des séductions qui n’opèrent plus sur moi et que j’ai envie de démasquer. La générosité, l’altruisme, le don… Tout cela n’est pas gratuit. Jamais. Et je pense que d’en prendre conscience, ça permet de mieux vivre ensemble. Offrir des cadeaux, ça peut être une façon de coincer les gens. Envoyer de l’argent, ça peut être une manière de se dédouaner. La générosité doit arriver à énoncer la cause de sa mise en place.

La question de la vérité, ou plutôt de son absence, traverse toute ta filmographie, et renvoie à l’affirmation de ta subjectivité d’auteur…

Mes premiers films étaient très autobiographiques, parce que je m’y sentais autorisé. Mes parents disaient toujours: « Tu peux raconter tout ce que tu veux, ce ne sera jamais que ta perception des choses. » A quoi bon dire: « Ceci est la vérité »? Fuck la vérité. On n’en a rien à foutre. Il faut voir ce que deviennent les gens qui revendiquent la vérité: ils posent des bombes. Les oeuvres sont belles quand elles nous confrontent à l’absence de vérité. L’avenir est à la subjectivité.

Vincent Lindon: « Un film, c’est un état des lieux »

Dans Les Chevaliers blancs, Vincent Lindon se donne en leader charismatique aux méthodes borderlines dont l’élan solidaire est peut-être avant tout une affaire de nombril.

Vincent Lindon dans Les Chevaliers blancs de Joachim Lafosse
Vincent Lindon dans Les Chevaliers blancs de Joachim Lafosse© DR

« A l’origine, Joachim pensait à deux acteurs pour ce rôle, un autre et moi. Il y avait deux façons d’aborder Jacques Arnault, à savoir une approche plus sombre et une approche plus empathique. Il a finalement choisi de donner à ce personnage un côté plus fédérateur, plus accessible, en partant du principe que plus le personnage est attachant plus on peut dans un premier temps épouser sa cause, et pousser ensuite les gens au questionnement. »

Et Vincent Lindon d’hériter dès lors fort logiquement de cet Arnault largement inspiré d’Eric Breteau, pompier volontaire d’Argenteuil reconverti en président d’association humanitaire par qui tout le scandale de L’Arche de Zoé arrive à l’automne 2007. Une véritable énigme chez qui la soif d’adrénaline a sans doute trop souvent pris le pas sur la raison, et qu’il serait tentant de clouer au pilori sans autre forme de procès. Ce que se garde bien de faire Lindon, privilégiant un jeu nourri d’ambivalence… « Un film, c’est un état des lieux. On y appelle au réveil de la conscience des gens. On n’est pas là pour les assommer de vérités et d’évidences. » Et le Français, qui récuse l’étiquette d’acteur « engagé », d’élargir aussitôt la perspective: « Je n’ai pas d’idées arrêtées sur les domaines que doit investir le cinéma. Moi je fais les films que je trouve les meilleurs dans leur genre respectif. Sans oeillères. Que l’on parle de comédies, de polars, de films de société… S’il y a un grand 100 mètres à courir, je le courrai. Mais s’il y a un 1000 mètres le lendemain qui est formidable, je le courrai aussi. Et s’il y a un marathon dans une autre ville qui me paraît être une épreuve très intéressante, eh bien pareil. J’aime être bousculé dans mes certitudes. Par contre, ce que j’attends invariablement d’un film, c’est que derrière la petite histoire il y ait la grande histoire. Dans Welcome, il y a la grande histoire des migrants derrière la petite histoire du maître-nageur. Dans Les Chevaliers blancs, il y a toute la question du droit d’ingérence derrière l’ivresse narcissique de cet homme que j’incarne… »

Basique instinct

Concerné plutôt qu’engagé, donc. Et singulièrement investi, aussi. « Après que j’ai lu le scénario, nous l’avons pas mal retravaillé ensemble. On a remanié des choses, coupé des scènes, ajouté des éléments. Une sorte de travail d’entrepreneurs, où on aurait modifié les volumes, changé les pièces de place… Suivant nos impulsions. »

A sa façon, Joachim Lafosse confirme: « Il s’agissait avant tout de faire vivre le groupe, c’est-à-dire d’arriver à une coexistence entre ce leader charismatique -il faut forcément l’être pour emmener une telle opération- et ce qui tourne autour et va venir le contraindre. D’une certaine manière, le tournage du film lui-même a été une métaphore de ça. Parce que Vincent prend beaucoup de place… Enfin parce que Vincent est très exigeant plutôt: il continue à écrire et à vouloir chercher jusqu’au bout. C’est pour ça que je me suis entouré pour les rôles secondaires d’acteurs belges, qui sont des complices, et à qui j’ai énoncé les choses clairement: « Voilà, ce ne sont pas les rôles du siècle, mais je vais avoir besoin de vous pour réussir cette mission. » Parce qu’au final, je dois être plus conséquent que les gens que je filme. Il faut que le film arrive au bout, et il ne faut pas qu’il raconte l’inverse de ce qu’il énonce. »

Où l’on comprend entre les lignes que Lindon n’est pas un animal facile à manoeuvrer sur un plateau. Ni d’ailleurs en interview, où la métacommunication n’est jamais loin de virer à la prise de tête… « Parler de comment je travaille ne m’intéresse pas. Ça m’ennuie et j’en ai peur, parce que je n’ai pas envie de m’entendre consciemment expliquer quelque chose que je fais inconsciemment. Je crains que ça dérègle quelque chose. C’est comme une superstition. Je travaille beaucoup à l’instinct, sur le moment présent. Je serais d’ailleurs bien incapable de vous dire exactement comment je m’y prends. Il n’y a pas de technique, ça part dans tous les sens, c’est tout le temps et jamais, ça tient à des détails, à des façons de bouger… Je ne veux pas penser à tout ça. »

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