Jim Jarmusch au sommet avec Paterson

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Jean-François Pluijgers
Jean-François Pluijgers Journaliste cinéma

Avec Paterson, Jim Jarmusch signe un film poème en forme de métaphore de la vie. Et livre quelque chose comme la quintessence d’un cinéma en suspension. Un chef-d’oeuvre, point d’orgue d’une rétrospective que lui consacre le Cinéma des Galeries à Bruxelles…

Le cinéma de Jim Jarmusch a ceci de particulier qu’il charrie, sous ses contours familiers, son lot de secrets disséminés par ses personnages idiosyncratiques au gré de nombreuses voies de traverse. Paterson, le dernier opus du réalisateur de Stranger Than Paradise , ne déroge pas à la règle, qui tire de l’observation des détails de l’existence d’un couple amoureux, un chauffeur de bus et sa compagne adepte de fantaisie(s) en noir et blanc, la matière d’un haïku cinématographique dont la richesse ne se donne à voir que sur la longueur. Sept journées dans la vie, pour un séduisant jeu sur les variations et sur ce temps qui semble ne pas avoir de prise sur une oeuvre en suspension, opposant à l’agitation du monde un concentré d’harmonie. Quelque chose comme une philosophie de l’existence aussi, et la quintessence du cinéma de son auteur. Lequel ressemble à ses films, apparence inoxydable -cheveu blanc sur mise noire, rehaussée, au revers du veston, d’un badge des Stooges- et maximum de coolitude zen, tandis qu’il pose ses mots d’une voix traînante.

Dans quelle mesure la poésie a-t-elle toujours constitué une inspiration pour vous?

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Adolescent, j’ai commencé à lire les traductions des poètes symbolistes français. J’ai découvert Baudelaire, et par conséquent Rimbaud. Je suis ensuite passé aux poètes américains, à commencer par Walt Whitman. Arrivé à New York après avoir quitté Akron où j’avais grandi, j’ai eu la chance de pouvoir étudier avec Kenneth Koch, un grand poète de l’École de New York, et David Shapiro. Ron Padgett, qui a écrit les poèmes de Paterson, et Shapiro ont publié en 1970 An Anthology of New York Poets, et ce livre est devenu ma bible quelques années plus tard. J’ai toujours aspiré, s’il devait y avoir un pendant cinématographique à cette école, à pouvoir en faire partie. Personism A Manifesto, de Frank O’Hara, la définit assez bien. Il y écrit en substance: « N’écris pas un poème comme si tu l’adressais au monde entier, mais à une personne en particulier, comme tu le ferais d’une lettre. »This Is Just to Say, le poème de William Carlos Williams qu’on entend dans Paterson (et écrit en 1934, NDLR) constitue bien sûr un précédent. Et puis, ces poètes sont souvent très drôles, ils intègrent de l’humour à leur poésie, en font une célébration. O’Hara utilise beaucoup de points d’exclamation. Un de ses poèmes commence de la sorte: « New York, how beautiful you are today, like Ginger Rogers in Swing Time! » Ils me servent de guide à certains égards.

Jusqu’où envisagez-vous vos films comme des poèmes?

Je ne suis pas en mesure d’analyser si mes films sont poétiques, mais j’espère apporter un équivalent cinématographique aux poètes de cette école. La poésie, en tant que forme, est une immense inspiration, et j’y ai par ailleurs multiplié les références: Mystery Train empruntait sa structure et ses noms de rues à des poètes, on parle de Robert Frost dans Down by Law; j’ai glissé une citation de Rimbaud au début de The Limits of Control… J’aime aussi les poètes parce que je n’en ai jamais rencontré aucun qui écrive pour l’argent: William Carlos Williams était pédiatre, Wallace Stevens travaillait pour une compagnie d’assurances, Frank O’Hara était le curateur du Metropolitan Museum of Modern Art, Charles Bukowski travaillait dans un bureau de poste. Aucun d’eux n’est motivé par l’argent, ils sont vraiment amoureux de cette forme.

Vous avez, avec Paterson, adopté la structure d’un poème…

Paterson.
Paterson.© DR

En un sens, oui, peut-être. J’apprécie les variations et les répétitions dans la poésie, la musique, l’art, que ce soit chez Bach ou Andy Warhol. Et dans le film, je voulais que cette petite structure serve de métaphore pour la vie: chaque jour est une variation sur celui d’avant, chaque nouvelle journée n’est jamais qu’une variation.

À l’image de vos films, la poésie de Paterson est basée sur l’observation et les détails de l’existence. Voyez-vous dans ce film une sorte de manifeste artistique?

Ce n’est pas à moi de le faire, ce serait me pousser du col, mais libre à vous. Je parlerais d’un poème cinématographique intentionnellement tranquille. J’aime toutes sortes de films, j’en vois de nombreux genres, mais j’ai voulu tourner un antidote à ces gros films dramatiques violents et tendus comme il y en a tant désormais. J’ai juste voulu faire l’opposé.

S’agit-il aussi d’un hommage à l’amour vrai?

Je n’utiliserais pas le terme hommage, mais c’est en partie la peinture d’une histoire d’amour très tendre entre des gens qui s’acceptent mutuellement pour ce qu’ils sont. Ils s’aiment pour ce qu’ils sont l’un et l’autre, et non pour ce qu’ils voudraient qu’ils soient. Only Lovers parlait déjà de la même chose, et il s’agit pour moi de la plus pure forme d’amour, l’acceptation, le fait de laisser les gens être ce qu’ils sont, même si tout ne vous plaît pas nécessairement. On peut aussi y voir un trait d’inspiration bouddhiste, accepter les autres plutôt que de les juger.

L’idée de ce film est-elle venue du recueil de poèmes Paterson de William Carlos Williams, ou de la ville elle-même?

J’ai écrit une ébauche pour cette histoire il y a presque 20 ans, sous formes de notes qui incluaient William Carlos Williams, bien sûr, mais aussi les chutes d’eau, la ville. Je ne sais donc plus ce qui est venu en premier lieu. J’ai ensuite commencé à m’intéresser à l’histoire de cette petite ville un peu curieuse, proche de New York, mais pratiquement oubliée. On ne parle plus de Paterson à New York. De nos jours, la personne la plus connue à en être originaire, c’est le rapper Fetty Wap, qui a fait un énorme carton avec le single Trap Queen l’été dernier. Je suis fan de hip hop, même si sa musique ne correspond pas vraiment à mon style, elle est un peu commerciale et mielleuse à mon goût, mais c’est le roi de Paterson.

Method Man apparaît dans le film, RZA a composé la musique de Ghost Dog, vous faites souvent appel au hip hop…

Le hip hop constitue pour moi une magnifique extension du blues et de la soul, tout en ayant un lien avec la calypso, par les batailles de DJ’s, mais aussi le reggae et le dub. Les paroles peuvent être étonnantes et incroyablement complexes. J’ai eu une dispute homérique à ce propos il y a quelques années avec un ami, critique rock à Rolling Stone et grand fan de blues. Il me disait: « Jim, c’est quoi ce plan? Qu’est-ce que tu fous, toi, un mec blanc de l’Ohio, à écouter cette musique des ghettos parlant de dealers, de drogue, etc. » Et je lui ai répondu: « Tu écoutes bien du blues, et que je sache, tu n’as jamais ramassé du coton pour le porter dans des ballots sur ton dos.« C’est du storytelling, et j’apprécie beaucoup ce type de musique. Le hip hop est très riche et me parle en tant que culture également, même s’il y a aussi des éléments que je n’aime pas, tout ce qui tourne autour de l’argent et du bling, ou encore la façon dont les femmes sont considérées. Je ne suis plus cela d’aussi près, mais j’aime des trucs West Coast, les morceaux moins commerciaux d’Earl Sweatshirt, et Kendrick Lamar est de toute évidence brillant, c’est un génie.

Beaucoup d’artistes débutent dans la contre-culture pour finir établis. Vous, par contre, êtes toujours associé à la contre-culture. Comment y êtes-vous parvenu?

Je ne suis pas en mesure de l’analyser. Je me contente de faire les choses à ma façon, et je m’estime très chanceux de pouvoir les faire, sans interférence ceux qui ont l’argent. J’en suis même loin, et cela tient aussi au fait que je suis têtu: je me refuse à tourner des films dont les financiers me diraient comment je dois les faire. Cela ne m’intéresse pas. Il y a bien longtemps, on m’a proposé des projets commerciaux étranges. Mais je me suis vite rendu compte que ces gens n’avaient même pas vu mes films. Pour eux, j’étais juste un nom figurant dans Variety.

À une époque où l’on dit qu’aux États-Unis, soit on fait des blockbusters, soit on tourne des microfilms, comment arrivez-vous à poursuivre dans la voie qui est la vôtre?

C’est difficile, et cette situation m’indispose. L’algorithme a été détruit: pour les petits films comme les miens, ni minuscules ni énormes, le retour du box-office n’équivaut pas aux coûts aux États-Unis. C’est compliqué: nous aurions pu tourner Paterson en Europe pour un tiers du budget dépensé aux Etats-Unis, où nous n’avons en outre disposé que de 30 jours de tournage, un planning très serré. Mais Paterson se trouve au New Jersey, je n’allais pas tourner à Hambourg. Je l’ai fait pour Only Lovers, réalisé en bonne partie en studio à Cologne en plus de Detroit, mais je n’allais pas faire ça pour Paterson, New Jersey, avec un bus européen… (rires)

L’équation était plus simple à vos débuts?

Cela n’avait rien de compliqué. Disons par exemple que je veuille tourner un film comme Down by Law pour un million de dollars. Je divise les droits entre trois pays qui préachètent le film: la France, l’Allemagne et le Japon. J’ai mon million de dollars, et je tourne le film qui n’est toujours pas vendu aux États-Unis, ni en Amérique latine, ou en Italie… Donc, ils récupèrent assez rapidement leur argent, et on divise tout: c’est 50/50. Nous en prenons 50 pour avoir fait le film, et eux 50 pour avoir avancé les fonds. C’était un bon deal, mais un tel modèle n’existe plus depuis longtemps. Je n’aime pas parler d’argent, mais Paterson devrait faire un trillion de dollars avant que j’en retire quoique ce soit.

Votre chevelure blanche est devenue une sorte de marque de fabrique. Comment aviez-vous vécu ce blanchissement prématuré?

Pas très bien. Mes cheveux ont commencé à blanchir alors que j’étais ado, et les filles à l’école me chambraient: « Tu as oublié de laver tes cheveux après avoir repeint ta maison l’été dernier…« J’ai pris l’habitude de m’habiller en noir, comme un ado maussade, c’était mon truc, tiré de Hamlet, Zorro et Roy Orbison. Plus tard, quand j’ai tourné Stranger Than Paradise, j’ai lu une critique disant: « Quel crétin prétentieux! Il s’habille en noir, teint ses cheveux en blanc, et tourne des films en noir et blanc dénués de la moindre action… » Cela a eu un effet bénéfique, en me convaincant qu’il ne fallait jamais laisser quiconque vous juger d’après votre apparence. C’est leur problème, ne le prenez jamais personnellement…

  • Rétrospective Jim Jarmusch au Cinéma Galeries jusqu’au 12/02. www.galeries.be

J.J. AND THE STOOGES

Jim Jarmusch au sommet avec Paterson
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Près de 20 ans après Year of the Horse, consacré à Neil Young et au Crazy Horse, Jim Jarmusch signe un nouveau documentaire musical, le bien nommé Gimme Danger, saluant Iggy & the Stooges. « Iggy et moi, nous nous connaissons depuis longtemps. Il y a huit ans de cela, il m’a dit que s’il devait y avoir un film sur les Stooges, il aimerait que je le réalise. J’adore les Stooges et nous avons commencé à préparer le film, que j’ai financé moi-même, avant de me retrouver à court d’argent, et de réaliser que je n’allais pas m’en sortir. J’ai donc arrêté pour préparer et tourner Only Lovers Left Alive, avant de reprendre le projet, que j’ai bouclé à la même époque que Paterson.«  Derrière le titre du film, les aficionados d’Iggy Pop auront bien sûr reconnu une chanson de l’album Raw Power. « J’adore cette chanson, et c’est l’un des meilleurs textes d’Iggy, poursuit Jarmusch. Elle semblait particulièrement appropriée si l’on considère l’histoire des Stooges et ce par quoi ils sont passés. J’aurais pu en choisir d’autres –Your Pretty Face Is Going To Hell est un titre que j’adore, mais un biopic en préparation sur Iggy va l’utiliser. Nous avions opté, comme titre de travail, pour We Will Fall, un extrait de leur premier album, mais cela sonnait un peu trop négatif, alors que le film ne l’est pas, et les Stooges non plus, au bout du compte… »

Jim Jarmusch entre errances et apesanteur

Permanent Vacation (1980)

Jim Jarmusch au sommet avec Paterson
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S’ouvrant sur un parallèle saisissant entre la foule zombifiée de Wall Street et le Bowery des marginaux, le film de fin d’études de Jarmusch fait mieux que suggérer l’univers du cinéaste de Akron, Ohio, il en jette déjà les contours. Et suit, dans les rues fracassées du Lower East Side, New York, l’errance d’Allie (Chris Parker), jeune homme multipliant les rencontres incongrues -dont John Lurie- ou pas, en autant de micro-portraits traçant, en creux, celui, de Big Apple. Vibrant…

Down By Law (1989)

Jim Jarmusch au sommet avec Paterson
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Deux paumés, Jack et Zack (John Lurie et Tom Waits), un souteneur à la petite semaine et un DJ flirtant avec les embrouilles, sont rejoints en prison par un troisième larron haut en couleurs, Roberto (Roberto Benigni). Et l’improbable trio d’imaginer une évasion rocambolesque. Porté par le noir et blanc de Robby Müller et le (faux) rythme de la mise en scène de Jarmusch, un film-culte, à l’image de cette réplique devenue fameuse: « I Scream, You Scream, We All Scream for Ice Cream… »

Dead Man (1995)

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Engagé par les entreprises Dickinson au titre de comptable, William Blake (Johnny Depp), un jeune naïf, débarque à Machine pour y être bientôt accusé de meurtre et devoir prendre la fuite, grièvement blessé, errance dans laquelle il est rejoint par l’Indien Nobody (Gary Farmer). Entre western et film fantôme, Jim Jarmusch signe un voyage de l’autre côté du miroir qui semble écrit de la matière dont l’on fait les rêves, à moins que ce ne soit l’encre des vers du poète. Hallucinant.

Ghost Dog (1999)

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Vivant parmi les oiseaux sur le toit d’un immeuble, Ghost Dog (Forest Whitaker) accomplit son métier de tueur avec une discipline empruntée à un code d’honneur samouraï, pour se révéler aussi efficace qu’insaisissable, et plus encore zen. Jusqu’au jour où la famille mafieuse qui l’employait décide de le prendre pour cible. La musique de RZA rythme les allées et venues d’un Forest Whitaker évoluant avec une légèreté irréelle dans ce film touché par la grâce, un pur chef-d’oeuvre.

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