James Gray trouve son Eldorado
Avec The Lost City of Z, James Gray, le réalisateur de We Own The Night et Two Lovers se risque au film d’aventures sans renoncer à la teneur intimiste de son cinéma. Un véritable tour de force…
Difficile de ne pas voir dans The Lost City of Z le récit d’une double obsession: celle de Percy Fawcett, d’une part, explorateur britannique parti au début du XXe siècle en Amazonie sur les traces d’une civilisation ancienne hautement développée. Et celle de James Gray, d’autre part, cinéaste new-yorkais embarqué, avec ce film, dans une aventure dont il ne mesurait sans doute pas totalement l’étendue en découvrant le roman éponyme de David Grann. Laquelle devait l’accaparer par intermittence durant huit années -il trouvera le temps de réaliser The Immigrant dans l’intervalle- parsemées de moments de découragement. Ainsi lorsqu’il nous confiait, en décembre 2012 à Marrakech, ne pas savoir s’il pourrait mener à son terme un projet auquel il avait pourtant déjà consacré une énergie considérable: « Je me suis rendu en Amazonie pour faire des repérages et je ne désespère pas de le tourner un jour. Mais le budget s’annonçait faramineux, tant l’entreprise est délicate logistiquement. Descendre l’Amazone avec le matériel nécessaire à la production d’un film n’a rien d’une sinécure. Je cherche un moyen d’y arriver sans dépression nerveuse ni épidémie de typhus à la clé… »
Héritage assumé
Quatre ans plus tard, la donne a changé et le film, enfin bouclé, a les honneurs de la Berlinale où il est présenté en séance spéciale. L’aventure n’a pas été de tout repos, encore que le cinéaste refuse de s’appesantir sur les conditions d’un tournage colombien à l’évidence homérique: « De manière un peu candide, je suis un brin réticent à en parler parce que je voudrais que le film soit apprécié pour ce qu’il est, et non en raison des difficultés rencontrées en cours de route. Le monde est saturé de boulots difficiles et beaucoup de gens accomplissent des tâches délicates, il serait malvenu de se plaindre quand on fait un film. À plus forte raison, si tout le monde est au service de votre rêve. Le tournage n’a nullement constitué un cauchemar à mes yeux. C’était très dur physiquement, et nous avons connu une certaine vision de l’enfer, avec des températures approchant 40° par 100% d’humidité, plus les insectes, les serpents, les araignées et les crocodiles. J’en suis revenu dans un état lamentable, mais ce fut aussi une expérience très gratifiante parce que je tournais un film dont je savais qu’il serait au minimum un hommage à certains de mes héros. »
Plus que celui de la plupart de ses contemporains peut-être, le cinéma de James Gray intègre consciemment un héritage filmique, allant de Luchino Visconti à Francis Ford Coppola, pour citer les plus évidents, en passant tantôt par Alfred Hitchcock (Two Lovers devait incontestablement à Rear Window), tantôt par Federico Fellini ou Frank Borzage, dont La Strada et Seventh Heaven irradiaient dans The Immigrant. Il n’en va pas autrement aujourd’hui de The Lost City of Z, dont les inspirations manifestes vont de Werner Herzog (Aguirre, mais aussi Fitzcarraldo, objet d’une citation quasi littérale) à Francis Ford Coppola, encore lui, Apocalypse Now oblige. Une filiation que l’auteur assume voire, mieux même, revendique: « J’ai ressenti une pression considérable, ne voulant pas me contenter de répéter ce qu’avaient fait Francis ou Werner Herzog. Mais l’un des plaisirs, quand on est en mesure de faire des films, est de pouvoir emprunter à ses modèles tout en y mettant une part de soi-même. J’ai donc envisagé ces films plutôt comme des points de départ. On croit que The Lost City of Z va partir dans une direction, à savoir le côté destructeur d’une obsession, mais je tenais aussi à aller au-delà de cette idée, et à montrer le degré d’accomplissement auquel accède un individu, en mesure de voir et de comprendre une partie du monde, à l’inverse d’autres personnes se trouvant dans sa situation. Je voulais intégrer ce niveau de transcendance. Mon intention n’a jamais été de faire Au coeur des ténèbres, ce film existe déjà, il s’appelle Apocalypse Now et est tout simplement épatant. » Du reste, et puisque, de son propre aveu, les classiques de ses maîtres sont inscrits dans son subconscient, James Gray et son directeur de la photographie Darius Khondji, déjà associé à The Immigrant, se sont-ils surtout employés à les oublier, préférant recourir à des références picturales: les toiles du Douanier Rousseau notamment pour les jungles; celles d’Antoine Watteau et Thomas Gainsborough pour le volet anglais de l’histoire.
Destin unique, enjeux multiples
Conséquence tangible de cette volonté du réalisateur de s’inspirer de ses modèles pour mieux s’en affranchir, l’odyssée de Percy Fawcett, si elle constitue sans conteste un film d’aventures dans la tradition extrême du genre, avec ses avancées répétées comme mouvementées en territoire hostile, se révèle aussi être l’un de ces drames intimistes dont James Gray s’est fait coutumier. L’histoire ne manque d’ailleurs pas de faire écho à ses films antérieurs où il est question d’obsession, bien sûr, mais aussi de vouloir échapper à sa condition -officier méritant, Percy est pourtant l’objet du mépris de ses pairs, l’alcoolisme de son père ayant souillé le nom des Fawcett. À quoi se greffe une composante familiale dont le cinéaste a fait son miel depuis Little Odessa, son premier film.
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On peut d’ailleurs avancer que, par-delà le défi représenté par la production, et plus encore peut-être que l’extraordinaire et mystérieux destin de Fawcett, l’un de ces explorateurs légendaires comme le début du XXe siècle en produisit quelques-uns, ce qui a décidé le cinéaste à délaisser son habituel terrain d’expression new-yorkais tient aux enjeux soulevés par son histoire. « Les raisons qui ont suscité mon intérêt initial pour ce film n’ont pas fondamentalement changé: il y a tout d’abord cette notion que, tous autant que nous sommes, nous sommes soumis à un ordre dont nous sommes également responsables, un concept plutôt effrayant, qui veut que l’on puisse être victime de sa classe, de son sexe ou de son appartenance ethnique. Nous avons cette déplorable propension, en tant qu’individus, à vouloir ranger des gens dans des catégories, et à regarder les autres de haut plutôt que de leur reconnaître une certaine indépendance. Cette dimension a toujours été au coeur du projet, et elle s’avère malheureusement tomber fort à propos, ce qui ne manque pas de me mettre mal à l’aise. J’aimerais que l’on puisse dire que le chapitre relatif au racisme blanc est désormais refermé, et passer à autre chose, mais il n’en est rien à mes yeux: on n’a pas encore apposé le point final à l’histoire du racisme des Blancs dans leur approche de l’Amérique du Sud. »
C’est aussi à une forme de racisme que James Gray attribue le fait que, si elle a multiplié les films d’aventures en Afrique et en Asie, Hollywood n’en a guère produits qui se déroulent en Amérique latine. « Ma théorie, en tant que Nord-Américain, serait que l’Afrique représente clairement l' »autre », dans une vision hégémoniste raciste, alors que la dynamique avec l’Amérique du Sud est plus délicate, et la distinction plus ambiguë, a fortiori avec l’importante population latino que connaissent les États-Unis. Quand on ne peut pas nécessairement condescendre, le sujet devient plus difficile à appréhender. Notre relation avec l’Amérique latine est beaucoup plus compliquée, ethniquement, qu’elle ne l’est avec l’Afrique ou l’Asie. J’étais assez anxieux de me heurter frontalement à cette question, ayant bien conscience que, peu importe que mon film soit bon ou mauvais, il se trouverait, avant même d’avoir tourné la moindre image, des gens qui ne l’aimeraient pas, décrétant: « Des Blancs dans la jungle, très peu pour moi. » Je considère cela comme un affront, pire encore que le « trumpisme », parce que cette forme de politiquement correct n’est rien d’autre que de la censure pure et simple. Comme si on ne pouvait pas raconter cette histoire, et la façon dont les Blancs ont considéré les populations indigènes d’Amérique du Sud, alors que justement, il convient d’y revenir tant elle a été sous-exposée… »
À cet éclairage politique s’ajoute une dimension que l’on serait enclin à qualifier d’existentielle. « Je ne pense pas que la cupidité ait motivé Percy Fawcett, explique à cet égard le réalisateur. Pour moi, son obsession est enracinée dans un sentiment qu’il aurait sans doute été incapable d’articuler lui-même, à savoir un besoin de s’évader des structures de la société dont il était originaire. Son histoire y trouve une signification différente: en un sens, l’Amazonie vaut pour n’importe quel endroit qui ne soit pas l’Angleterre en 1905. Il fallait qu’il s’en sorte. » La quête à répétition de Fawcett lui aura permis d’accéder à une raison d’être; quant à James Gray, il aura trouvé dans The Lost City of Z son Eldorado de cinéma…
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