InSyriated: « Si Bruxelles était sous les bombes, que ferait-on sans eau, électricité, réseau cellulaire…? »

Philippe Van Leeuw: "Mon propos est d'essayer de faire ressentir la présence et la réalité de cette guerre sans véritablement la montrer." © DR
Jean-François Pluijgers
Jean-François Pluijgers Journaliste cinéma

Deuxième long métrage de Philippe Van Leeuw, InSyriated retrace le quotidien d’une famille syrienne piégée par la guerre. Et tentant de survivre au quotidien dans un appartement transformé en camp retranché. Un huis clos sous haute tension, au plus près de l’humain.

Après le génocide rwandais dans Le Jour où Dieu est parti en voyage, c’est à un autre sujet brûlant que s’attelle le cinéaste belge Philippe Van Leeuw avec InSyriated (lire la critique), son second long métrage. À savoir la guerre en Syrie, envisagée à travers le sort d’une famille piégée comme beaucoup d’autres par les bombardements et tentant, sous la conduite déterminée d’une mère courage, d’organiser sa survie au jour le jour, cachée dans son appartement de Damas, comme encerclée par les échos assourdissants d’un conflit maintenu hors-champ. Une puissante proposition de cinéma, inscrite au plus près de l’humain, et un film né, comme son précédent, de l’indignation de son auteur. « Je me mets plutôt en action par réaction, commence-t-il, évoquant la genèse du projet, alors qu’on le rencontre en février dernier à Berlin d’où son film, présenté au Panorama, repartira avec le prix du public et le label Europa Cinemas. En regardant les infos, j’ai vu une sorte de désintérêt ou d’indifférence pour la situation en Syrie, alors que pendant six mois, des manifestations pacifiques avaient été la cible de snipers à la solde du régime, cherchant à faire fuir les gens. Jusqu’au moment où cela a déraillé et qu’on s’est retrouvé avec un conflit armé tel qu’on le connaît aujourd’hui, soit quasiment Beyrouth il y a 25 ans: des factions qui changent d’alliance au jour le jour, avec un régime tapant sur tout le monde, quelque chose d’assez terrifiant. Au moment où je me mets en route, la guerre éclate véritablement; la révolution remportait ses premiers succès en juillet 2012, et moi, je commence à écrire au début 2013. Les médias internationaux n’avaient guère d’accès sur le terrain, on nous expliquait le conflit, il y avait des images de guerre, mais rien sur ce qui arrivait aux civils. Mais alors qu’il m’avait fallu tant de temps pour imaginer quelque chose à partir d’une même montée de colère que pour le génocide au Rwanda, j’ai voulu cette fois, face au sentiment d’une injustice absolument insupportable, me lancer tout de suite… »

InSyriated:

Réalité de la production oblige, quatre ans seront nécessaires pour voir le projet aboutir, et cela, même si Van Leeuw adopte un canevas aussi serré que possible. Quatre ans, soit une éternité, et pourtant rien n’a changé, ou alors pour empirer, si bien que son propos n’a perdu ni en urgence, ni en nécessité. La clé du film, l’idée du huis clos, le cinéaste la trouve en discutant avec une amie syrienne, cadreuse rencontrée à l’occasion d’un tournage au Liban sur lequel il était chef-opérateur: « Elle m’a dit, un jour de décembre 2012, être sans nouvelles de son père depuis trois semaines: « Il vit seul à Alep, on sait qu’il est coincé dans son appartement, il y a des combats tout autour de chez lui, le téléphone ne fonctionne pas, rien ne fonctionne, on ne sait pas ce qu’il se passe. » J’ai été vraiment heurté par ce témoignage, je suis parti de choses toutes simples. Après, ce huis clos, avec la notion d’enfermement, une prison à l’intérieur de sa propre maison, est aussi tout à fait symbolique. »

S’il s’appuie sur un concept fort -on pense, par exemple, à Lebanon de Samuel Maoz, Philippe Van Leeuw citant pour sa part le Panic Room de David Fincher-, InSyriated réussit à le transcender pour mieux rendre palpable la réalité de la guerre. Et le réalisateur d’expliquer avoir voulu se situer dans le ressenti, plonger dans l’humain en retraçant le quotidien, prosaïque et terrifiant à la fois, de cette famille, avec ses routines permettant de se soustraire à l’horreur. « J’essaye, avec ce décor d’appartement, et le standing classe moyenne de cette famille, d’emmener le spectateur vers quelque chose qui pourrait lui ressembler. Je voulais absolument éviter l’idée régionaliste ou un quelconque exotisme. Si j’imagine être à Bruxelles sous les bombes -c’est heureusement tellement hypothétique!-, que fait-on si les canalisations d’eau sont rompues, qu’il n’y a plus d’électricité, que le réseau cellulaire ne fonctionne plus? Tout cela est assez simple à envisager. J’ai lu pas mal de choses aussi. Une femme à Berlin notamment, qu’un ami m’a mis dans les mains, le journal tenu par une femme du 20 avril au 22 juin 1945, au moment où les Russes entrent dans la ville. C’est terrifiant, et c’est ça: descendre prendre de l’eau au robinet, la promiscuité, les menaces de soldats qui entrent partout et violent à tour de bras, et tout ce qui s’ensuit. Une fois un premier jet convenable terminé, je l’ai donné à lire à des exilés syriens à Paris, afin qu’ils puissent confronter la réalité à ce que j’étais en train d’écrire. Ils l’ont validé, et j’ai pu partir de là. »

Philippe Van Leeuw et Hiam Abbass
Philippe Van Leeuw et Hiam Abbass

Le moins peut le plus

S’il s’attache exclusivement à ce petit groupe de gens, tiraillés entre fuir et rester, ballottés entre angoisse omniprésente et espoir ténu, et ne quitte l’espace fermé de l’appartement qu’en de très rares occasions, le film ménage cependant une large place au hors-champ, venu en renforcer encore l’impact. « Mon propos est aussi d’essayer de faire ressentir la présence et la réalité de cette guerre sans véritablement la montrer, poursuit Philippe Van Leeuw. C’est une question qui me poursuit, elle était déjà à l’oeuvre dans mon premier film, mais je pense qu’on est toujours mieux à en montrer moins que trop. Nous avons beaucoup joué avec le son -l’univers sonore est une pure construction, puisque nous ne sommes pas du tout allés sur les lieux pendant les prises de son (le tournage s’est déroulé à Beyrouth, NDLR)-, et ce hors-champ donne la troisième dimension du film. »

L’on entre d’ailleurs dans InSyriated par son environnement sonore, assourdissant, avant d’en partager l’expérience, viscérale et éprouvante. Au passage, Van Leeuw pose des questions morales, tout en se gardant bien de porter le moindre jugement: « Dans des situations pareilles, notre instinct prend le dessus. Si on n’y a pas soi-même été confronté, on serait bien en peine de juger. Ce qui m’intéressait dans la situation décrite à l’écran, c’est la détresse et l’incapacité d’agir. » Et le réalisateur ne cache pas avoir voulu susciter l’empathie et l’identification, non sans poursuivre, au-delà, un objectif plus vaste: « J’ai essayé d’ouvrir une fenêtre sur quelque chose pour lequel on n’avait pas de repères au moment où j’ai commencé à écrire. Depuis, heureusement, des documentaires insensés venant de Syrie ont été montrés. J’ai également voulu que mon récit soit en relation avec des conflits plus anciens. J’ai passé, par exemple, pas mal de temps à Beyrouth, où j’ai des amis qui me parlent tous de leur guerre. Mon propre frère y résidait entre 1983 et 1986 comme enseignant pour l’Institut français, et il a vécu la guerre israélienne au Liban, un carnage. Cela aurait donc pu être Beyrouth, Sarajevo, ou même Varsovie. J’espère que cette fenêtre sur le quotidien, et ce que représente la vie de ces gens au jour le jour dans une situation de conflit, trouve une expression visuelle dans le film (…). » Manière aussi de les sortir d’un anonymat lointain et commode dans lequel on les confine trop souvent. Et le cinéaste d’observer, en guise de conclusion: « L’indifférence cède parfois la place à une sorte de rejet. Des centaines de milliers de réfugiés se pressent à nos portes mais ne sont vraiment pas accueillis humainement, pas toujours en tout cas. InSyriated peut amener une plus grande tolérance à l’égard de l’autre, de ce réfugié qui, pour le moment, n’a droit chez nous qu’à un strapontin… » De quoi donner incidemment la mesure d’un film indispensable…

Hiam Abbass, en quête de sens
Hiam Abbass
Hiam Abbass

Film au féminin, InSyriated est dominé par la présence de Oum Yazan, mère de famille tentant d’organiser vaille que vaille la survie des siens au coeur du chaos et du fracas des bombes dans Damas en guerre. Ce rôle, Philippe Van Leeuw l’a écrit en pensant à Hiam Abbass, actrice palestinienne dont il salue tout à la fois la détermination et l’autorité gracieuse. Et de se remémorer le jour où, « tel un gamin avec sa copie, je suis allé la voir. Elle a embarqué tout de suite avec la passion qu’on lui connaît, et elle a fait toute la différence. » « Très vite, avec Philippe, nous avons été d’accord sur le fait qu’il ne s’agirait pas d’un film racontant les tenants et aboutissants d’un conflit, mais plutôt d’un portrait de famille traitant de l’humain comme victime de la guerre, observe-t-elle, avant de renchérir: Philippe avait une idée très claire de sa mise en scène, de ses mouvements de caméra, du travail qu’il voulait faire avec les comédiens et les enfants. Quand j’ai le sentiment que le réalisateur sait très bien ce qu’il veut, le plus important, pour moi, c’est de me concentrer sur mon rôle pour le rendre réel. »

Relever des interrogations

Entamé en 1987 devant la caméra de Michel Khleifi avec Noce en Galilée, le parcours de la comédienne l’a vue se multiplier, au fil des ans, sur les terrains les plus divers. Et d’imposer sa présence, toute d’intensité, chez Eran Riklis (La Fiancée syrienne, Les Citronniers) comme chez Amos Gitaï (Free Zone); chez Hany Abu-Assad (Paradise Now) comme chez Radu Mihaileanu (La Source des femmes), artiste sans frontières ayant encore tâté du cinéma anglo-saxon au côté des Steven Spielberg (Munich), Tom McCarthy (The Visitor), Jim Jarmusch (The Limits of Control) ou, tout récemment, Denis Villeneuve pour Blade Runner 2049. Ce que l’on appelle un CV imposant, sans que son humilité s’en soit pour autant trouvée entamée… Philippe Van Leeuw souhaitait que ses comédiens puissent s’appuyer sur leur vécu. Et Hiam Abbass, qui a grandi dans un village de Galilée au son des bombes, avait assurément cette perception intime d’un conflit. Mais, explique-t-elle, « si on convoque forcément des souvenirs, a fortiori quand on travaille sur des choses qui rappellent des éléments de l’enfance, j’essaye, chaque fois que j’arrive sur un plateau, de me neutraliser de toute connaissance acquise et, plus encore, de savoir-faire. J’aime me dire que je ne sais rien du personnage, même si on en a parlé avec le réalisateur, et prendre ce qui viendra sur le moment, je ne calcule pas. S’il s’agit d’un film historique ou d’une oeuvre dont le sujet me dépasse, je vais faire des recherches, lire, m’instruire ailleurs pour pouvoir nourrir le personnage. Mais si ce dernier est plutôt tangible pour moi, je préfère travailler avec très peu, pour créer ou explorer quelque chose que je ne connais pas. » Ainsi donc de Oum Yazan, mère courage à qui les impératifs de la survie imposent bientôt leur loi, jusqu’à devoir gagner une zone de « non-moralité ». Et l’actrice de s’aventurer, à sa suite, en terrain mouvant. « Je crois que tout travail artistique vient d’une interrogation, et qu’on se met dans le paysage pour les relever. Je n’ai jamais jugé cette femme. Ce qui me plaît dans ce film, c’est qu’il pose beaucoup de questions sans donner les réponses, et qu’il invite dans la foulée le spectateur à se les poser. » En quoi elle serait d’ailleurs encline à voir sa responsabilité de comédienne: « Nous vivons, aujourd’hui, dans un monde beaucoup plus difficile. Le radicalisme me dépasse et prend le dessus sur notre quotidien. La réflexion sur ce qui se passe et sur le sens que l’on veut donner à sa vie est donc différente. Nous sommes un peu responsables de tout ce qui se produit. Si je peux contribuer à relever des interrogations qui, peut-être, ouvriront des yeux ou des mentalités, tant mieux. Je crois que le travail artistique doit avoir un sens, ce qui rend un film comme InSyriated nécessaire. J’essaye d’être cohérente, de faire des choses en accord avec qui je suis, ce que je pense et comment je me situe dans notre temps contemporain qui nous démange tous les jours… »

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