Gros plan sur l’édition de livres de cinéma

Jean-François Pluijgers
Jean-François Pluijgers Journaliste cinéma

Le cinéma par l’écrit. Gros plan sur un secteur dont l’activité soutenue -on ne compte plus les ouvrages consacrés au 7e art garnissant les rayons des libraires- recouvre des réalités diverses.

Monographies, biographies d’acteurs, essais théoriques, autobiographies de réalisateurs, recueils d’entretiens, analyses de films, anthologies, beaux livres: un simple coup d’oeil au rayon spécialisé d’une librairie suffit à s’en convaincre, on a sans doute rarement publié autant de livres consacrés au 7e art. Mais si les ouvrages pullulent, nourrissant l’impression que l’édition cinéma traverse une période faste, la réalité est multiple, la situation de grandes maisons proposant des livres de cinéma en one-shot de manière plus ou moins régulière n’étant pas comparable à celle d’éditeurs indépendants se consacrant exclusivement au 7e art. Elle est aussi, s’agissant de ces derniers, beaucoup plus nuancée. « C’est assez stable, en termes d’éditions spécialisées, observe Camille Pollas, responsable du pôle éditions chez Capricci, le plus actif des « indépendants ». On a débuté, en 2007, un peu après que les Cahiers se sont arrêtés, ce qui avait quand même laissé un boulevard en termes de place en librairies. Il me semble que ça n’a pas vraiment changé, même si quelques maisons se sont lancées. »

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Un secteur en déshérence

« C’est un secteur de niche, observe Pierre- Julien Marest, dont la maison, Marest éditeur, a notamment publié les mémoires de John Boorman. D’un côté, il y a les gros éditeurs, Gallimard, Seuil, qui continuent à faire épisodiquement des livres de cinéma, et de l’autre, il y a le secteur de la petite édition où, depuis six ou sept ans, plusieurs petites structures publient beaucoup, régulièrement. » Une effervescence se heurtant toutefois aux limites objectives du marché: « Le secteur est plutôt moribond par rapport à il y a 20 ou 30 ans, poursuit-il. L’époque où Michel Ciment pouvait vendre 50.000 exemplaires de son Kubrick chez Calmann-Lévy est clairement révolue. »

Fondateur des éditions Yellow Now, à Liège, au début des années 70, Guy Jungblut évoque pour sa part un secteur « un peu en déshérence ».

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Et là où ses tirages pouvaient atteindre à une époque, les 3.000 exemplaires, ils oscillent aujourd’hui entre 500 et 1.000. « Les mises en place en librairie, les premiers mois de mise en vente, tournaient encore, dans les années 90, autour de 800 exemplaires, explique-t-il. Maintenant, c’est moins de 200. On avait par exemple réussi à placer 600 exemplaires d’un titre aussi improbable qu’Un cinéma musclé: le sur-homme dans le cinéma muet italien (1913-1926). Aujourd’hui, on en placerait 50. » « Dépasser 1.000 ventes de nos jours, c’est vraiment un succès, relève pour sa part Pierre-Julien Marest dont la meilleure vente reste à ce jour son Warhol/Hitchcock, un entretien inédit qui, s’adressant aussi bien à ceux qui s’intéressent au cinéma d’Hitchcock qu’à ceux qui sont fascinés par Warhol, a très bien marché » -soit quelque 2.300 exemplaires. « Pour un livre porteur, on va essayer d’atteindre assez vite 2.000 exemplaires, observe Camille Pollas. Souvent, on est assez déçus au moment de la sortie, on constate des placements en librairie de plus en plus bas. Mais en revanche, une fois sortis, les livres peuvent monter assez fortement. Les livres sortent de façon assez timide, mais après, on réimprime. Même si souvent, un livre se vend à 400 ou 500 exemplaires en France. »

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Des modèles différents

On ne s’étonnera guère dans ces conditions que l’édition de livres de cinéma soit avant tout affaire de passionnés. La plupart des maisons ont ainsi leur spécificité -le cinéma de genre pour Rouge Profond, des essais anglés sur des cinéastes chez Playlist Society, une approche patrimoniale « à l’écart des dogmes historiographiques rebattus » pour l’Institut Lumière (en partenariat avec Actes Sud), des monographies sur des films que sont venues étoffer d’autres collections chez Yellow Now; elles ont aussi chacune leur histoire. Ainsi, Capricci, qui occupe une place à part dans le monde de l’édition de cinéma spécialisée, puisqu’en plus d’éditer des livres, elle produit et distribue également des films -sa première « raison sociale », dès 1999, à laquelle s’est greffé le volet édition huit ans plus tard.

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« Thierry Jounas, le directeur depuis les débuts, s’est associé à plusieurs critiques des Cahiers dont il était lui-même issu, Emmanuel Burdeau et François Bégaudeau notamment, avec la volonté de voir Capricci (le nom est tiré d’un film de Carmelo Bene avec Anne Wiazemsky, NDLR) accompagner des auteurs qu’ils appréciaient dans la revue sous une forme un peu différente. De permettre de réfléchir dans un autre rythme sur ces mêmes films, avec un espace de réflexion autour du cinéma pour des écrivains ou des journalistes », raconte Camille Pollas. Surtout portée vers la théorie au départ, la ligne éditoriale s’est, avec le temps, ouverte à la pratique, incluant notamment des livres d’entretiens avec des cinéastes, mais aussi à une approche plus journalistique (la société édite également le magazine Sofilm). Et le catalogue accueille aujourd’hui aussi bien des biographies littéraires de stars dans la collection Capricci Stories (Robert Mitchum, Bill Murray ou Marlene Dietrich tout récemment) que des essais sur Chantal Akerman ou Josef von Sternberg, une monographie définitive sur John Cassavetes ou les mémoires de Kirk Douglas. Sans même parler d’une activité DVD soutenue, avec les sorties récentes de La femme qui s’est enfuie, de Hong Sang-soo, ou Ganja & Hess, de Bill Gunn.

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À l’approche panoramique de Capricci, le plus important éditeur spécialisé sur la place, en répondent d’autres, plus ciblées: créée en 2016, Marest éditeur s’intéresse ainsi plus particulièrement aux rapports unissant littérature et cinéma. Et publie, à raison de huit titres par an, des écrits de cinéastes (Hitchcock, Boorman, Mekas ou, prochainement, Richard Fleischer), des romans et des essais sur le cinéma, comme Chant-contre-chant, de Pierre Sky, autour des chansons chez Nanni Moretti, ou, bientôt, La Petite Géographie réinventée de Leos Carax, par Jérôme d’Estais. Quant à Yellow Now, une galerie d’art à l’origine, sa ligne éditoriale, constituée au départ de livres d’artistes, s’est construite « un peu au hasard des rencontres »: avec Patrick Leboutte pour son Cinémas du Québec, au mitan des années 80, une collaboration qui débouchera sur la collection Long métrage notamment. Ou avec Charles Tatum Jr. quelques années plus tard, qui initie la série Banlieues, sur les marges du cinéma. Deux noms parmi ceux, nombreux, qui émaillent une histoire tumultueuse, la maison déclinant désormais ses collections en Côtés (Arts, Cinéma, Films, Photo), deux nouveaux titres ayant récemment enrichi son catalogue de quelque 500 titres, Jean-Pierre et Luc Dardenne/Seraing, de Thierry Roche et Guy Jungblut, et L’Attrait du silence, d’Antony Fiant.

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Soit des réalités diverses s’appuyant sur des modèles économiques fort différents: de l’aveu même de Camille Pollas, Capricci, du fait même de l’ampleur de sa production, doit être « la seule maison spécialisée à avoir des employés et un fonctionnement d’éditeur classique, au sens où il ne s’agit pas d’une personne qui travaille seule, à plusieurs postes, et arrive à lancer des livres de la sorte. » Guy Jungblut, pour sa part, explique « faire les bouquins « après journée », comme on dit en Belgique, c’est une activité secondaire. C’est une asbl, les livres sont faits à la maison, on n’a pas de frais de location. Au début de la collection Long métrage, on disait même que c’était les seuls livres de cinéma entièrement fabriqués à la ferme, dans la mesure où je vis à la campagne, avec un point de vue sur des vaches. Les auteurs sont rétribués, au pourcentage, avec un à-valoir modeste. Les directeurs de collections sont en général bénévoles, et le patron et la patronne le sont aussi. » « Je veille à avoir le moins possible de coûts, souligne pour sa part Pierre-Julien Marest. Je fais moi-même les maquettes, je stocke les livres chez un coursier et une partie chez moi, je suis passé en auto-distribution. Et il y a des subventions, comme celles du CNL et du CNC, qui permettent de baisser le seuil de rentabilité de livres pour lesquels il n’y aurait peut-être pas assez de lectorat pour justifier une impression. »

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Un frémissement relatif

Concurrence d’Internet, recul de la lecture au profit d’autres pratiques, budget moindre, les raisons à la « déshérence » observée par Guy Jungblut sont multiples. Et si le Faire un film de Sidney Lumet, édité par Capricci en 2016, a pu dépasser les 10.000 exemplaires vendus, cela reste une exception. Ce que résume Pierre-Julien Marest en une phrase: « Sur la petite édition, pour atteindre le millier d’exemplaires, c’est chaud. » « C’est un marché qui tourne pas mal, mais c’est difficile, souligne Camille Pollas. Il y a cinéma et cinéma, avec des titres aux potentiels très différents. » Si l’édition cinéma a ses stars, les David Lynch, Wes Anderson ou autre François Truffaut auxquels l’on ne compte plus le nombre de volumes consacrés, d’autres ont vocation à rester confidentiels. Et l’on ne s’étonnera guère qu’un essai comme Après la nuit animale, de Jonathan Palumbo, autour de la représentation de la mort animale au cinéma, rencontre moins de succès que les Mémoires flous cosignés par Jim Carrey et Dana Vachon, un exemple parmi d’autres.

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Une diversité qui fait, du reste, aussi l’intérêt d’un secteur ayant connu, de l’avis des éditeurs, un frémissement avec la pandémie: « On a plutôt bien vendu pendant une période. Les librairies sont restées ouvertes, les gens ont plus lu, il y a eu un vrai intérêt pour le livre », observe-t-on chez Capricci. « Cette crise semble avoir motivé les gens à soutenir les librairies indépendantes, apprécie Pierre-Julien Marest. Plusieurs libraires parisiens m’ont parlé de plus 30% l’an dernier. De ce point de vue, c’est plutôt positif. Ceux qui sont vraiment à plaindre, ce sont les cinémas. En France, on peut imaginer qu’il y a eu un report, et que les gens qui ont un budget cinéma-théâtre ont peut-être plus facilement consacré cet argent aux livres, parce qu’il y a un besoin de culture qui est là, et qu’aucun confinement ne peut éteindre. » Phénomène relatif, dans lequel l’on se gardera de voir un renversement de tendance: « La cinéphilie est fortement en baisse, et on a du mal à faire venir au livre des gens qui ne sont pas déjà des amateurs. Je pense qu’il faut innover par le type de livres. Le DVD est en rémission, les salles à l’arrêt et la cinéphilie est en recul. Il faut aller chercher de nouveaux publics », avance Camille Pollas. « Si les choses doivent changer, c’est aux éditeurs de répondre aux attentes des lecteurs, de proposer des choses différentes, de faire vivre cette niche qu’est le rayon cinéma », renchérit Marest. Avec toutefois ce paradoxe que si le lectorat change, et ses attentes avec lui, les valeurs sûres demeurent: un rapide coup de sonde chez Tropismes, à Bruxelles, et chez Pax, à Liège, nous apprend ainsi que les Notes sur le cinématographe de Robert Bresson, publiées initialement en 1975, et Qu’est-ce que le cinéma?, d’André Bazin, paru en 1958, figurent toujours parmi les meilleures ventes…

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