Girl: « Trop de comédiens pensent encore qu’une femme trans n’est qu’un homme habillé en robe »
Avec Girl, le jeune surdoué gantois Lukas Dhont signe un premier film vertigineux sur les pas -de danse- d’une adolescente née dans la peau d’un garçon, déterminée à transcender dans l’urgence les limites définies par le corps qui lui a été assigné. Mais à quel prix?
Lire aussi notre critique: Girl, une expérience de cinéma qui ébranle.
Rendez-vous avait été fixé un après-midi d’été finissant au café du STAM, le musée de la ville de Gand implanté sur le site vert et décontracté de l’abbaye de la Bijloke. « Ce café est tenu par deux de mes meilleurs amis. C’est ici que je viens pour écrire. Le scénario de Girl y a en grande partie été rédigé. C’est le quartier où j’ai grandi et où je vis toujours. J’habite juste un peu plus loin, sur le haut de la rue. » À 27 ans à peine, Lukas Dhont semble aujourd’hui promis à une fulgurante carrière cinématographique. Il n’en reste pas moins un pur produit local. Passé tout comme son frère, lui aussi réalisateur, par le KASK, l’école d’art du cru, il a en tout cas de qui tenir. « Ma mère possède une fibre très artistique. Elle donne des cours de mode dans une haute école ici à Gand. Et mon père est un homme d’affaires. Ils m’ont l’un et l’autre modelé de manière très équilibrée. Je suis vraiment la synthèse de mes deux parents, ayant hérité de la créativité de l’une et de la discipline de l’autre (sourire). »
Large mèche bombée en arrière et visage d’ange, le jeune homme nous invite à nous poser au soleil pour une discussion-fleuve. Depuis Cannes, la Caméra d’or, la Queer Palm et le prix d’interprétation Un Certain Regard décroché par Victor Polster, il n’y en a que pour Girl. Et c’est loin d’être fini… Ça ne fait même que commencer, à vrai dire, puisque ce premier long métrage qui déboule enfin officiellement dans nos salles a tout pour truster toutes les récompenses dans les prochains mois -jusqu’aux Oscars, où le film représentera la Belgique? Tourbillonnante quête identitaire aux accents mythologiques, Girl raconte l’histoire de Lara, talentueuse adolescente née dans un corps de garçon qui rêve de devenir danseuse étoile alors même qu’elle entame un processus de transition sexuelle. Un récit douloureusement lumineux qui se conjugue au féminin très singulier, entre la violence et la grâce.
Ce qui saute d’abord aux yeux à la vision de Girl, c’est la présence massive et permanente de miroirs à l’écran. Et ce, du début jusqu’à l’extrême fin du film. De quelle manière le motif du reflet s’est-il imposé à toi durant l’élaboration de ce projet?
Je me souviens très bien du jour où j’ai lu cet article traitant d’une fille, Nora, née dans un corps de garçon qui rêvait de devenir ballerine. C’était en 2009. Ce qui m’a très fort intrigué, là-dedans, c’est que la danse implique de se mouvoir dans une arène qui vous renvoie inlassablement l’image de votre corps. J’étais fasciné par cette contradiction qu’il y avait à choisir une discipline nécessitant à ce point de se confronter à son propre physique tout en ayant manifestement une relation très compliquée, voire même une aversion, pour son corps. Durant la phase d’écriture, puis celle de l’élaboration de l’identité visuelle du film, il m’est très vite apparu comme vital que le personnage de Lara soit sans arrêt confronté à son propre reflet, comme un constant rappel de l’image qu’elle renvoie. Girl est un film noyauté autour de la notion de conflit. Mais il ne s’agit pas d’un conflit avec le monde extérieur. Il s’agit d’un conflit davantage intérieur, d’une dualité entre la manière dont elle se perçoit et la manière dont elle se sent perçue. Elle se sent fille mais son corps est perçu comme étant celui d’un garçon. Le conflit qui se joue en elle entre ces deux perceptions est matérialisé à l’écran par le motif du double induit par le reflet du corps. Les miroirs permettent de rendre visible un combat sinon invisible.
Le film saisit Lara à un moment déterminant de son parcours puisqu’elle décide d’entamer un processus de réassignation sexuelle. Et cette transition, ce passage d’un corps masculin à un corps féminin, n’est pas assez rapide pour elle. Elle ne peut plus attendre. En ce sens, Girl est aussi et peut-être surtout l’histoire d’un corps impatient…
C’est le propre de l’adolescence. Vouloir que le temps s’écoule plus vite qu’il ne le fait réellement. Mais Lara se montre particulièrement extrême à ce niveau. Les différentes phases du processus ne l’intéressent pas: elle ne veut en connaître que la fin. Et donc brûler les étapes. En filigrane, je me suis toujours beaucoup référé au mythe d’Icare qui, grisé par le vol, oublie les mises en garde et finit par se brûler les ailes pour avoir volé trop près du soleil. Girl raconte l’histoire d’un personnage qui se sent emprisonné et rêve d’un changement radical. Lara voudrait que sa transformation soit instantanée.
Lara a ces mots très forts: « Je n’ai pas envie d’être un exemple. J’ai juste envie d’être une fille. » À sa suite, le film ne se fend d’aucune généralisation abusive ou d’aucune leçon de morale facile, préférant travailler en profondeur la matière d’une histoire intime et singulière…
Oui, j’ai vraiment le sentiment qu’aujourd’hui, quand vous faites quelque chose qui touche à une minorité ou à une communauté très spécifique, c’est comme si l’on attendait de vous que vous représentiez l’ensemble de cette communauté. Je n’ai jamais prétendu à ça. Comment le pourrais-je, d’ailleurs? Nous avons essuyé plusieurs critiques qui semblent chaque fois considérer comme une évidence que le film représente l’ensemble de la communauté transgenre. Ce n’est absolument pas le cas. Il s’agit de représenter UN personnage relevant de cette communauté. Point barre. Bien sûr que le parcours de Lara, la manière dont elle considère son corps, dont elle aborde la vie, ne reflète pas la manière dont chaque personne transgenre se perçoit ou se projette dans l’existence. Le film ne raconte rien d’autre que le chemin de Lara vers la forme la plus accomplie d’elle-même. C’est peut-être le plus grand enjeu et la plus grande question de notre existence à tout un chacun, d’ailleurs: qui suis-je réellement et comment puis-je vivre en accord le plus complet avec moi-même?
Je n’ai jamais prétendu représenter l’ensemble d’une communauté.
Ceci posé, Girl n’en est pas moins susceptible de faire évoluer les mentalités…
Le parcours de Lara est un parcours d’émancipation. J’espère, oui, que le fait de représenter un personnage transgenre qui ne vit pas dans le rejet mais est entouré d’amour et de compréhension, avec un père qui la laisse être elle-même, dans toute sa complexité d’adolescente, pourra contribuer à amener plus de lumière sur la communauté LGBT au sens large, dans le sens d’une meilleure compréhension et d’une plus grande acceptation.
Est-ce parce que le film refuse d’aborder la minorité transgenre de manière englobante, assertive ou péremptoire, que tu as organisé un casting non-genré afin de trouver la personne à même d’interpréter Lara?
Tout à fait. Il y avait une responsabilité à représenter une minorité jusqu’ici peu visible sur les écrans, certes, et il s’agissait de le faire avec respect et amour, mais il se trouve que j’étais en quête d’une personne à même de réunir beaucoup de qualités -il fallait pouvoir jouer, danser, posséder une certaine androgynie… À l’arrivée, Victor m’est apparu comme étant le seul en mesure d’interpréter Lara avec maturité et élégance. En tant que réalisateur, je me devais également de choisir quelqu’un dont je puisse tomber amoureux. Je crois en effet profondément que, pour faire un film, il faut brûler du désir de filmer son interprète. Je me souviens qu’après toute la polémique autour de Scarlett Johansson (l’actrice devait jouer Dante « Tex » Gill dans le biopic Rub & Tug de Rupert Sanders mais, après avoir essuyé le feu nourri de critiques estimant que le rôle d’un homme trans devrait revenir à un homme trans, elle a fini par renoncer au projet, NDLR), le réalisateur Sebastián Lelio a réagi en expliquant qu’il n’avait pour sa part pas casté Daniela Vega (actrice chilienne transgenre qui était la star du film Una mujer fantástica couronné cette année de l’Oscar du meilleur film étranger, NDLR) pour être politiquement correct mais parce qu’elle était tout simplement la meilleure personne pour le rôle. C’est la bonne façon de réfléchir, selon moi.
Ce n’est pas tout à fait la manière de penser de quelqu’un comme Ryan Murphy par exemple, le créateur des séries télé Nip/Tuck ou American Horror Story, qui dans sa dernière création en date pour la chaîne FX, Pose, entend donner du travail à un maximum d’actrices transgenres qui n’ont sinon que très peu d’occasions de jouer…
C’est vrai. J’ai vu la série: Murphy a un talent incroyable. En un sens, ce qu’il fait là, ce n’est rien d’autre que balancer une énorme gifle au visage de l’industrie. Il dit: « Hey, Hollywood, tu te complais à ignorer ce groupe d’actrices, et maintenant je te prouve à quel point elles sont douées! » C’est génial. Et ses actrices sont fantastiques. Ensemble, ils illustrent à quel point le fonctionnement d’une industrie basée sur le star system exclut des artistes de talent qui mériteraient d’avoir du bon boulot. Personnellement, ce qui m’excite vraiment, c’est l’idée qu’un jour des actrices trans ne soient plus seulement choisies pour des rôles de trans mais pour des rôles de femmes cis (le cisgenre qualifie une personne dont l’identité de genre est en concordance avec le genre qui lui a été assigné à la naissance, NDLR). Mais, de la même manière, je pense qu’une personne cis doit pouvoir jouer une trans, à condition encore une fois que ce soit fait de manière respectueuse et non-caricaturale. J’ai regardé cette table ronde organisée par le magazine Variety avec des actrices transgenres. Ce qui revenait souvent sur le tapis, c’est l’idée que trop de comédiens abordent un personnage transgenre de la même manière qu’ils aborderaient le rôle de Madame Doubtfire. Ils pensent encore qu’une femme trans n’est qu’un homme habillé en robe. Ce qui est tout à fait insultant. Avec Victor, nous avons vraiment travaillé dans le sens d’un dépassement des genres et des catégories. Je me dois également de préciser que j’ai auditionné plusieurs jeunes filles trans pour le rôle de Lara. J’ai ressenti une responsabilité vraiment très forte à l’idée de les filmer nues, à un moment de leur vie où elles étaient encore en pleine transformation, et donc de documenter leur physionomie à un stade auquel elles n’auraient pas forcément envie de se confronter dans le futur. Victor condensait à la fois la distance et la proximité nécessaires afin d’interpréter Lara de la manière la plus juste qui soit.
Comment s’est opéré le travail sur sa voix, qui est à la fois très douce et très adulte dans le film?
Comme n’importe quelle jeune trans, il a suivi des séances de logopédie qui l’ont aidé à féminiser sa voix. C’est l’idée d’arriver à mieux la contrôler et de la moduler comme on l’entend. Lara est un vrai rôle de composition. Victor s’est transformé au fil des semaines. Mais le processus a été très rapide chez lui. En trois mois de temps, il était capable de parler comme ça, sans que ça sonne artificiel ou construit. C’est vraiment quelque chose qui s’est fait très naturellement. Plus généralement, tout ce qui relève du domaine médical dans le film, toutes les informations concernant la transition sexuelle sont entièrement fidèles à la réalité. Nous n’avons rien inventé. Ce n’est pas parce que vous ne réalisez pas un documentaire ou un film didactique que vous n’avez pas la responsabilité de maîtriser votre sujet sur le bout des doigts, surtout quand il s’agit d’un sujet avec lequel le public n’est pas forcément familier.
La chorégraphie des passages dansés semble fonctionner à la façon d’une métaphore de la transition sexuelle elle-même. C’est l’idée de souffrir beaucoup pour atteindre à la grâce…
Il était très important pour moi que la danse participe de la narration, oui. Avec Sidi Larbi Cherkaoui, le chorégraphe du film, nous avons travaillé dans le sens d’une certaine agressivité dans la danse, d’une grande vitesse également. Ce mouvement de rotation que Lara reproduit jusqu’à la nausée, c’est un peu comme une tornade qui symbolise le côté destructeur qu’elle inflige à son corps dans sa manière d’aborder la transformation.
C’est également quelque chose de prégnant dans ses gestes de la vie quotidienne. La répétition est un motif en soi dans Girl…
Exactement. La répétition des mouvements souligne le sentiment de statu quo habitant Lara, qui voudrait toujours que les choses évoluent plus vite.
La lumière aussi participe de la narration du film…
Je crois beaucoup à la symbolique des couleurs. J’ai été très attentif au fait que le film ne sombre pas dans les ténèbres. Je tenais à tendre vers quelque chose de vital, et donc de lumineux. Avec Frank Van den Eeden, le directeur photo, nous sommes très vite tombés d’accord pour systématiquement placer la caméra de manière à ce qu’elle capte au mieux le rayonnement naturel du soleil dans la pièce. C’est également une façon de rattacher l’image même du film au mythe d’Icare: Lara vole dans la lumière quand elle danse, au risque d’y perdre des plumes. Il y a aussi bien sûr cette séquence sous l’eau baignée de lumière très pure: c’est l’idée d’une nouvelle naissance, Lara plonge dans un univers de pleine féminité et s’y sent bien.
Retrouvez également la semaine prochaine dans Weekend l’interview de Sidi Larbi Cherkaoui, chorégraphe du film.
On le cueille en août au retour du Pukkelpop, où il a adoré Roméo Elvis, Angèle et Tamino. Oeil bleu qui pétille et fines lèvres pincées toujours prêtes à s’ouvrir en rire franc, Victor Polster vit à Schaerbeek, et ponctue d’ailleurs invariablement chacune de ses phrases d’un « allez » bien bruxellois. À seize ans tout mouillé, il est l’étincelante révélation de Girl. « Lukas a auditionné plein de gens pour le rôle de Lara. Des filles, des garçons, des personnes transgenres. Il cherchait des caractéristiques qui ne sont pas forcément rattachées à la notion de sexe. Il aime dire que le genre est avant tout une question de performance. On a tous du masculin et du féminin en soi. » Emmené par Benicio Del Toro, le jury de la section Un Certain Regard du festival de Cannes l’a bien compris, qui a choisi de récompenser Victor d’un prix d’interprétation unique, sans précision de genre, en mai dernier. « Tant qu’elle ne se verra pas pleinement en tant que femme, Lara ne pourra pas aller mieux. Son histoire est unique, je ne me suis donc référé à aucun film ou document pour l’incarner à l’écran. Je voulais absolument éviter de livrer une interprétation « à la manière de ». »
Jeune homme à l’élégance androgyne et au confondant naturel, Polster étudie actuellement à l’École Royale du Ballet d’Anvers afin de devenir danseur professionnel. « Je danse spontanément depuis que je suis tout gamin. Je ne me souviens même pas quand ça a commencé. Ma mère dit que la danse a toujours été là chez moi. » Depuis Cannes, il confesse avoir reçu plusieurs propositions de rôles mais préfère garder la tête froide. « Je me rends compte à quel point c’est compliqué de gérer les deux de front. Je vais d’abord chercher du travail dans la danse. D’ici une paire d’années, déjà. C’est une discipline que vous pouvez pratiquer jusqu’à 30, 35 ans, généralement. Les films, ça reste quand même plus ouvert. Plus tard, peut-être (sourire) . J’en ai envie. Je crois qu’il y a une émotion plus directe dans le cinéma. C’est un art qui immerge. »
Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici