First Cow, un autre récit américain

Cookie (John Magaro) et Evie: un peu de douceur dans un monde de brutes.
Jean-François Pluijgers
Jean-François Pluijgers Journaliste cinéma

Partenaire d’écriture privilégié de Kelly Reichardt depuis Old Joy, Jon Raymond s’étend sur leur collaboration à la faveur de la sortie de First Cow, magnifique moment de cinéma inspiré de son roman The Half-Life, doublant le récit d’une amitié d’une remontée aux fondements de l’Amérique moderne.

Révélée en 2006 par Old Joy, son deuxième long métrage, Kelly Reichardt a construit, depuis, une des oeuvres les plus singulières et les plus passionnantes du cinéma indépendant américain, signant une demi-douzaine de films qui, chacun à leur façon, subvertissent les genres, pour mieux réfléchir le passé et le présent des États-Unis et de ceux qui y vivent. Dernier en date, First Cow (lire notre critique), western atypique qui, sous son apparente modestie, décline une amitié irréductible entre un cuistot et un immigrant Chinois dans l’Oregon des années 1820, pour mieux remonter aux fondements de l’Amérique moderne et du capitalisme. Un film qui porte incontestablement la griffe de la réalisatrice, mais aussi celle de Jon Raymond, l’écrivain américain (dont le roman Rain Dragon est paru en français sous le titre La Vie idéale) qui est son partenaire d’écriture depuis Old Joy, ayant (co)signé l’ensemble de ses scénarios à l’exception de celui de Certain Women. Une collaboration privilégiée, objet d’une conversation par Zoom, en duplex depuis Portland.

Kelly Reichardt et vous vouliez adapter The Half-Life dès sa parution, en 2004. Pourquoi a-t-il fallu attendre si longtemps?

Nous avons dû trouver un moyen de modifier le roman radicalement pour pouvoir l’adapter. The Half-Life est un récit épique par son ampleur, suivant deux lignes narratives parallèles situées dans deux cadres temporels différents, la première dans le milieu des trappeurs que l’on retrouve dans First Cow, l’autre se passant en 1980. Les deux histoires se situent géographiquement au même endroit, mais sont séparées par environ 160 ans. Il était évident dès le départ que nous ne disposions pas des moyens pour faire un film de cet ordre -le roman comporte également une séquence se déroulant en Chine dans les années 1820, ce qui s’annonçait suffisamment onéreux pour que l’on n’y songe même pas. L’idée d’une adaptation nous a accompagnés, inconsciemment, et nous nous y sommes vraiment attelés quand nous avons décidé de nous en tenir à sa partie historique, à l’époque des trappeurs et du commerce des fourrures (choix que le film entérine à l’aide d’une brillante ellipse, NDLR). Toutefois, même en s’en tenant à cette partie, ça restait trop vaste. C’est l’idée de la vache qui a permis qu’une plus petite structure se développe.

Cette vache ne figurait pas dans le roman. Comment en avez-vous eu l’idée?

Lorsque j’ai écrit le roman, je m’intéressais au commerce des fourrures comme point de départ du capitalisme global, avec des réseaux commerciaux qui s’étendent autour du globe pour la première fois. On y trouve beaucoup de considérations sur la façon dont la valeur des marchandises change d’un endroit à l’autre, et le réseau de civilisation qui se développe autour des routes commerciales. Mais pour le film, il était impensable que nos personnages puissent monter à bord d’un clipper pour voyager librement et se rendre en Chine. J’ai dès lors imaginé que quelque chose de nouveau pourrait venir à eux, là où ils se trouvent. Pourquoi une vache? C’est l’une de ces charmantes inspirations qui se produisent à l’occasion. Kelly a immédiatement trouvé que ça avait du sens. À partir de là, la structure s’est mise en place très facilement.

Jon Raymond
Jon Raymond© Michael Palmieri

Vous auriez pu opter pour la partie moderne du roman. Pourquoi avoir choisi son volet historique?

Kelly et moi avions une affection particulière pour le personnage de Cookie, avec la douceur qu’il recelait. La genèse de ce film se situe en partie au milieu de l’ère Trump, où il y avait tellement de rancoeur et de dégoût, et d’atteintes quotidiennes à la dignité et à l’intelligence des gens que nous avons voulu en créer une sorte d’antidote, quelque chose d’aimable, un monde où l’on puisse prendre plaisir à se poser pour quelque temps. Il ne s’agissait pas d’entrer dans les sujets et les débats de l’époque, mais de proposer quelque chose de gentil et doux, et c’est ce qu’incarne Cookie, tout comme l’amitié entre ces deux hommes.

Meek’s Cutoff se déroulait dans les années 1840, First Cow 20 ans plus tôt. Qu’est-ce qui vous attire dans cette période de l’Histoire?

Je viens de la côte Ouest: je suis né en Californie, j’ai grandi en Oregon, et j’ai appris, au fil de ma scolarité, ce qu’on appelle, en Amérique, la « Destinée manifeste », à savoir la migration vers l’Ouest de colons blancs et l’invention de notre culture par le biais de cette migration. Ce sont, en quelque sorte, les origines de notre nation, mais en grandissant ici, j’ai pu me rendre compte que c’était là une conception erronée, ne prenant pas en considération les différentes histoires, ni les différentes populations. J’ai donc eu à coeur de proposer d’autres récits des origines, que ce soit avec Meek’s Cutoff au sujet des pionniers, ou First Cow, qui est une tentative de remonter jusqu’à avant même la nation. Ce n’était pas encore l’Amérique, il y avait alors un courant de civilisation étonnamment cosmopolite, avec des gens qui vivaient ici depuis des millénaires dans de petits villages au bord de l’eau, rejoints soudain par d’autres, originaires de France, d’Angleterre, d’Espagne, de Polynésie ou de Chine, sans être sous l’autorité d’un gouvernement national. S’il y avait quelque chose, c’était un état corporatif, avec les compagnies de commerce de fourrures. Mon intention n’est pas tant de corriger les archives que d’interroger l’Histoire telle qu’on nous l’enseigne.

Avec l’idée de déconstruire le mythe américain?

Certainement. Un mythe américain largement construit dans les films, la culture populaire constituant la mythologie américaine. Meek’s Cutoff se situait à angle droit par rapport à de nombreux westerns en adoptant le point de vue de femmes, en se concentrant sur la communauté plutôt que sur l’individu, et en refusant la violence rédemptrice sur laquelle beaucoup de ces films reposent. C’était une tentative explicite de réfuter une bonne partie du genre. Et First Cow également, voire plus encore. Si Meek’s Cutoff est à un angle de 45 degrés par rapport au genre, First Cow doit être à 180, c’est à l’opposé complet de tellement de relations masculines, de la violence. Même par les personnages, un cuisinier et un Asiatique, que l’on retrouve dans de nombreux westerns américains, mais toujours aux marges. Sur un millier de westerns, ils doivent totaliser un temps d’écran de 15 minutes, ce sont des présences furtives qui sont toujours à l’arrière-plan. En les plaçant au centre, on change la saveur de l’ensemble.

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Vos histoires sont souvent caractérisées par leur minimalisme. Comment construisez-vous ces récits?

ça tient à Kelly et à quelque chose que j’ai en moi. Les nouvelles que nous avons adaptées pour certains films dégageaient ce sentiment, mais The Half-Life n’avait rien de minimaliste au départ. Kelly tient à la petitesse et à garder une échelle humaine aux choses, ce qui vaut pour moi également, même si moins radicalement peut-être. Nos films sont connectés à des genres et une ossature narrative qui nous est familière, mais ralentie. On dit parfois qu’ils sont lents, mais pour moi, ils sont plutôt en phase avec l’humain, dont ils adoptent la respiration. Et si l’on peut avoir l’impression qu’il ne s’y passe pas grand-chose, c’est parce qu’ils sont construits autour d’événements très simples: le besoin d’eau, de gagner un peu d’argent, de faire réparer sa voiture… Si le cadre est plus petit, des événements modestes peuvent aussi être le moteur d’un récit complet. ça ne doit pas nécessairement tourner autour du fait de dévaliser une banque ou de sauver le monde. Nos récits sont plus réduits, si l’on veut, mais c’est la même chose à mes yeux.

Kelly Reichardt et vous travaillez ensemble depuis Old Joy. Ce processus a-t-il évolué?

Chaque projet s’est révélé un peu différent. Certains films étaient inspirés de nouvelles que j’avais écrites, d’autres ont été développés directement comme scénarios. Il n’y a pas un processus uniqvue: c’est une conversation qui se poursuit, et qui évolue un peu au fil du temps, tout comme les présidents ont changé ou que des événements historiques se produisent, parce que ça conditionne en partie ce à quoi nous nous intéressons. Il y a un dialogue entre nous, mais aussi avec l’époque, sur laquelle nous essayons de dire quelque chose sans verser dans le film à thème, mais en ayant une certaine résonance.

Qu’est-ce qui fait de Kelly Reichardt une voix unique dans le cinéma américain?

Elle a un regard étonnant, ses compositions sont photographiquement splendides. Et elle a ce courage incroyable de fixer les choses dans une échelle humaine. Il n’y a guère de réalisateurs pour veiller comme elle à mettre l’appareil cinématographique au service d’histoires antispectaculaires en un sens, pour se concentrer plutôt sur la nature et les subtilités humaines. Kelly ne laisse personne d’autre penser les choses à sa place. Et elle refuse de courir après quelque chose de plus contemporain: elle a trouvé ce qui l’inspire et ses zones d’intérêt, et y est restée fidèle. Il y a une intégrité dans sa pratique artistique qui est vraiment rare.

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