En résistance: (Re)Volver!, une plongée dans la création militante

The Most Given of Givens
Jean-François Pluijgers
Jean-François Pluijgers Journaliste cinéma

Organisée en amont du festival Mooov, l’exposition (Re)Volver! montre comment les idéaux du « Third Cinema » latino-américain ont traversé le temps pour continuer à inspirer le travail d’artistes contemporains.

Né en 2013 de la fusion des festivals Novo, à Bruges, et Open Doek, à Turnhout, Mooov s’est employé depuis à promouvoir un autre cinéma, présentant chaque année une sélection de films du monde dans huit villes flamandes. Un cadre dans lequel le public a pu découvrir Neon Bull du Brésilien Gabriel Mascaro, comme An Elephant Sitting Still du Chinois Hu Bo; Foxtrot de l’Israélien Samuel Maoz, et I Am Not a Witch de la Zambienne Rungano Nyoni; Heli du Mexicain Amat Escalante, ou The Idol du Palestinien Hany Abu-Assad, quelques titres à peine parmi de nombreux autres. Et une manière d’envisager le 7e art sans plus d’oeillères que de frontières, la manifestation connaissant par ailleurs une extension avec la distribution de « films facing the world » – ainsi, tout prochainement, de The New Gospel de Milo Rau.

À l’approche d’une neuvième édition qui se déroulera entièrement en ligne, elle s’enrichit également d’une exposition qu’accueille, jusqu’au 11 avril prochain, le Cultuurcentrum de Saint-Nicolas. Sous l’intitulé (Re)Volver! Art and Cinema as a Weapon against Injustice, c’est à une plongée au coeur d’une création militante qu’invitent les commissaires Bjorn Gabriels et Ive Stevenheydens, qui sont remontés aux sources du Tercer Cine sud-américain, pour en illustrer l’influence sur les arts visuels d’aujourd’hui. Et d’argumenter: « S’opposant au capitalisme mondial qui a remplacé l’ancien impérialisme, Tercer Cine a cherché des alternatives à Hollywood (First Cinema) et à l’art et essai européen (Second Cinema). Que reste-t-il de cette résistance? Le slogan « il n’y a pas d’alternative » s’applique-t-il aujourd’hui? (Re)Volver! montre le cinéma et l’art comme une arme. Contre l’injustice et l’inégalité. Contre l’indifférence et l’ignorance. Le titre contient également « volver », le retour en espagnol, parce que c’est ce que font beaucoup d’artistes avec leurs oeuvres. Les artistes de la diaspora entrent en dialogue avec leurs racines, trouvent le futur dans leur passé… »

La memoria verde
La memoria verde

Une internationale révolutionnaire

S’ouvrant sur des vidéos musicales – « Dancing against Oppression », en quelque illustration d’une approche pluridisciplinaire-, (Re)Volver multiplie ensuite les supports, vidéos, affiches, collages et autres installations, comme autant d’expressions d’une même résistance dont la scénographie resitue l’ancrage cinématographique. Et de remonter, le documentaire Roots of Third Cinema de Michael Chanan à l’appui, jusqu’aux années 50 et 60, aux fondements des nouveaux cinémas latino-américains et d’un « Third Cinema » opposé au néocolonialisme et à l’impérialisme culturel occidental. Un mouvement aux ramifications multiples, argentines, avec Fernando Solanas et Octavio Getino, auteurs, en 1968, du monumental La hora de los hornos (L’Heure des brasiers), mais aussi du manifeste du Tercer Cine; brésiliennes, avec Glauber Rocha et son Terra em Transe (1967) notamment, l’une des oeuvres emblématiques du cinéma novo; cubaines également, avec un cinéaste comme Tomás Guttiérez Alea. Et un courant qui devait trouver une esthétique idoine appelée à faire école, comme en attestent une série d’affiches, celles des films précités comme d’autres, de Hanoi, martes 13 de Santiago Álvarez à L’heure de la libération a sonné, de Heiny Srour, témoignages d’un élan révolutionnaire international.

Cinquante ans plus tard, certains cinéastes apparaissent comme les descendants objectifs de ces mouvements. L’on a ainsi pu voir par exemple dans Bacurau (2019), une parabole politique où les Brésiliens Kleber Mendonça Filho et Juliano Dornelles orchestraient la révolte d’humbles villageois contre le cynisme des puissants de ce monde, l’émergence d’un cinéma re-novo. L’exposition de Saint-Nicolas permet d’en découvrir d’autres expressions, empruntant des canaux visuels divers, en un questionnement systématique d’un contexte colonial ou postcolonial. C’est le cas notamment du projet vidéo Bare-Faced, de Lázara Rosell Albear et Sammy Baloji, où les artistes confrontent, entre Cuba, République démocratique du Congo et Belgique, leur histoire personnelle à un héritage culturel et religieux, passé et présent dialoguant au gré de rounds successifs. C’est aussi le cas de l’artiste belgo-marocaine Saddie Choua, qui poursuit dans The Chouas l’exploration de son histoire familiale (We Are Family, de Sister Sledge, rythme d’ailleurs le film), sur les traces de la maison de son grand-père dans le nord-est marocain. Pour bientôt déplorer une « terre natale réduite à une marchandise », non sans convoquer le souvenir de la république du Rif, étouffée dans l’oeuf avec l’appoint de gaz moutarde par une coalition des puissances coloniales française et espagnole – « Avec les guerres sales, les puissances occidentales se sont battues elles-mêmes sur le plan humaniste », observe-t-elle, dans ce work in progress.

Tierra en trance
Tierra en trance

Réflexions critiques

Dans La memoria verde, une installation vidéo créée en 2019 pour la Biennale de La Havane, le Chilien Enrique Ramírez propose pour sa part une méditation sur l’effacement de la mémoire avec la disparition de la nature et des traditions; un propos prenant la forme d’une déambulation introspective au son d’un saxophone, en quelque appel cotonneux à la résistance. Quant à l’artiste espagnole Eli Cortiñas, elle expose, sur les trois écrans de l’installation The Most Given of Givens (2016) les archétypes racistes à l’oeuvre dans les films de Tarzan et leur rémanence dans la culture populaire, parmi d’autres images nourrissant une réflexion critique sur la représentation du continent africain dans une perspective occidentale. Une manière de considérer aussi combien le cinéma peut influencer notre perception du monde, comme en écho à ce qu’exprimaient déjà Fernando Solanas et Octavio Getino dans La hora de los hornos: « Les communications de masse sont plus efficaces pour le néocolonialisme que le napalm ». Le « third cinema » n’a pas fini de faire des émules, les rimes qu’orchestre l’exposition (Re)Volver! avec des témoignages -photos, collages…- de diasporas contemporaines achevant de le faire résonner avec le présent…

(Re)Volver!, jusqu’au 11/04. Cultuurcentrum Sint-Niklaas. www.ccsint-niklaas.be

La neuvième édition du festival Mooov se déroulera en ligne du 20/04 au 03/05.

Le cinéma repensé

Expression d’un art engagé, militant même, l’exposition (Re)Volver! s’inscrit aussi au confluent de plusieurs disciplines, établissant des passerelles entre le cinéma latino des années 60 et le travail d’artistes vidéo contemporains. Une porosité qui est d’ailleurs au coeur même de l’oeuvre d’Eli Cortiñas, dont l’installation The Most Given of Givens combine, sur trois écrans, des images puisées à des sources multiples, questionnant notamment le regard porté par le cinéma sur le continent africain. Et cela, dans un spectre de représentations allant de Tarzan the Ape Man de W.S. Van Dyke, à Avatar de James Cameron, en passant par Les statues meurent aussi de Chris Marker et Alain Resnais.

Walker
Walker

Moduler les formes

L’artiste espagnole n’est bien sûr pas la première dont le travail s’inscrit au confluent de différentes pratiques artistiques. Le cinéma expérimental notamment s’est épanoui dans l’exploration de supports de représentation divers, rejoint bientôt par des auteurs au background plus classique pour certains, ayant trouvé, entre arts plastiques et 7e art, un terreau particulièrement fertile. Chris Marker, Chantal Akerman, Jean-Luc Godard, Agnès Varda, Abbas Kiarostami, Apichatpong Weerasethakul… On pourrait multiplier les exemples de cinéastes ayant opté avec bonheur pour une approche artistique pluridisciplinaire. C’est le cas encore du Taïwanais Tsai Ming-liang, dont les montages vidéo s’inscrivent dans le prolongement d’une oeuvre cinématographique travaillant le motif du temps comme peu d’autres. Ainsi par exemple de Walker, installation composée de six films inspirés de la vie du moine bouddhiste Xuanzang, qu’il présentait en ces termes à l’occasion du Kunstenfestivaldesarts: « Avec cette série de films, je souhaite que le spectateur puisse méditer sur cette question: est-ce que voir un homme qui marche, qui est en mouvement, mais sans avoir de but et sans parler, peut être considéré comme une oeuvre cinématographique? Ces films visent à permettre au spectateur de repenser dans leur quotidien leur rapport au temps et à l’espace. Ils sont un moyen de prendre la pulsation de chaque lieu et d’en faire ressortir son rythme propre, d’en prendre la température en quelque sorte. »

Small Axe
Small Axe

Repenser le rapport au temps et à l’espace, et réinventer le cinéma en le faisant passer de l’écran aux espaces muséaux, en quelque sorte. Une démarche qui n’est du reste pas à sens unique: si un David Lynch semble s’être désormais détourné du médium cinématographique pour se consacrer à d’autres canaux créatifs, certains ont fait le chemin inverse. Ainsi du Britannique Steve McQueen, passé de l’art contemporain au cinéma, pour lequel il a signé depuis 2008 Hunger, Shame, 12 Years a Slave et Widows. Sans qu’il faille y voir, nous confiait-il à l’époque, autre chose qu’une évolution naturelle: « Je suis devenu artiste avec l’intention d’expérimenter les différents modes de narration. Ce n’est pas plus compliqué que cela, il n’y a pas de grand concept derrière, il s’agit juste de jouer avec la narration. » Disposition qui l’a conduit, fin 2020, à tourner cinq longs métrages composant l’ensemble Small Axe, et explorant la vie de la communauté antillaise de Londres et son expérience du racisme des années 60 aux années 80. Manière de moduler la forme au service d’un propos en prise avec le présent et le mouvement Black Lives Matter, non sans incidemment faire écho à celui de l’expo (Re)Volver!

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