Cinéma belge francophone: cherchez les femmes

Salomé Richard, Anne Paulicevich, Daphné Patakia, Stéphanie Crayencour et Véronique Jadin © DR/BELGA/Dorian Lohse et Gisele Dechamps

Quatre mois après les débuts de l’affaire Weinstein, huit mois après l’appel de 125 réalisatrices belges pour une meilleure représentation de leur genre, un an après la dernière étude consacrée au sujet en Belgique francophone, nous faisons le point sur la place des femmes dans le septième art belge avec une dizaine d’entre elles.

« Tournez mesdames! »: ce slogan, utilisé par l’ASBL Elles tournent pour la dixième édition de leur festival 100% féminin qui débute le 25 janvier, a été prononcé en 1914 par Alice Guy, la première cinéaste de l’histoire du septième art. Oubliée dans les récits du passé au profit des frères Lumière et de George Méliès, cette réalisatrice reste pourtant incontournable. Et sa place minime dans l’histoire collective est, encore aujourd’hui, un bon reflet de la situation des femmes devant et derrière la caméra, mais aussi dans les festivals. À Cannes, entre 2013 et 2016, seulement 10% de longs métrages conçus par des femmes ont été sélectionnés en compétition officielle. Et du côté des Palmes d’or, Jane Campion reste la seule à avoir « gagné » cette distinction depuis la création du festival en 1946. « Gagné » parce qu’elle a dû tout de même partager son prix décerné en 1993 pour The Piano avec Chen Kaige pour Adieu ma concubine… Quand on passe aux festivals hors-Europe, l’égalité est parfois encore plus lointaine, comme le raconte Daphné Patakia, jeune actrice gréco-belge rencontrée à Bruxelles au Festival du Cinéma Méditerranéen: « J’ai été jurée au festival de Bosphorus, à Istanbul et nous avons vu dix films en compétition. Parmi tous ces longs métrages, il y avait seulement un rôle féminin, c’était impressionnant. Les autres se limitaient à des positions de mamans ou d’amoureuses pour seulement quelques scènes. On devait donner le prix de la meilleure actrice mais la décision a été facile à prendre… C’est important d’avoir de vrais rôles de femmes, qu’elles apportent quelque chose à l’histoire. La question n’est pas seulement celle de la quantité mais surtout de la qualité. »

En dehors de ce contexte international, quid du cinéma belge? L’actrice Salomé Richard a, malgré elle, pu démontrer que la misogynie était toujours de la partie lors des derniers Magritte, pendant lesquels elle a porté un haut transparent, laissant apparaître ses seins. Ce simple vêtement a provoqué des réactions et une polémique auxquelles la comédienne, récompensée lors de cette même soirée pour son rôle dans Baden Baden, ne s’attendait pas: « À la base, ça me faisait juste marrer et je pensais qu’en Belgique, on avait assez de recul et d’humour pour prendre ça juste comme un truc fun. Mais manifestement, ça fait encore un tollé en 2017 alors que Jane Birkin avait porté une robe entièrement résille dans les années 60 sans aucun problème. Soixante ans plus tard, on recule et d’une certaine manière, ça m’a donné raison de faire ça, c’était un bon thermomètre. Ce qui me frappe le plus, c’est que lorsqu’on voit les seins d’une femme pour une pub par exemple, que c’est dans un cadre circonscrit validé par des hommes, tout va bien. Mais si c’est toi-même qui décide de les montrer, ça ne va pas du tout. »

Modèles absents et représentation chimérique

Cet exemple est significatif d’un problème majeur, originel et global dans tout type de cinéma (pas seulement belge): le manque de modèles féminins et de représentations de leur genre à l’écran. Salomé Richard continue ainsi avec le cas de la « Schtroumpfette » notamment: « C’est le fait de prendre un personnage pour symboliser tout un genre, en l’occurrence le féminin. Les filles sont souvent cantonnées à être la jolie, l’amoureuse, et c’est logique puisqu’il y a plus de garçons qui écrivent des films et qui donnent des rôles à des hommes. »

C’est cette quasi-absence de femmes qui a poussé 125 réalisatrices à pousser un appel le 10 juin dernier, réclamant une plus grande représentation de leur genre dans le cinéma belge. Un besoin de s’exprimer déclenché par une photo prise pour l’opération 50/50, qui célèbre cinquante ans de création cinématographique en Fédération Wallonie-Bruxelles. Sur ce cliché, 41 cinéastes belges dont seulement six femmes. Cette inégalité a incité la centaine de réalisatrices à diffuser une photo parallèle, pour prouver leur présence et leur visibilité. Géraldine Doignon et Sophie Bruneau, parmi les membres actives du projet, racontent: « Même les cinéastes de l’image originale ne se sont pas vraiment reconnues et se sont jointes à nous. Maintenant, nous sommes 180 à travailler pour créer le collectif Elles font des films. La photo de 50/50 a été un déclic pour enclencher une réflexion et réaliser à quel point l’écart entre la réalité et les institutions était grand. Il y a un vrai malaise, des sortes de frontières invisibles qui donnent naissance à des freins, eux, bien concrets. »

Ces limites justement sont souvent difficiles à identifier et surtout à appliquer à toutes les femmes, qui ressentent chaque situation différemment. Stéphanie Crayencour, actrice belge vue dans la comédie Faut pas lui dire et rencontrée au festival du Cinéma Méditéranéen où elle était jurée, estime ne pas être frappée par ces inégalités. « Je trouve que la femme a bien sa place dans le cinéma belge aujourd’hui et j’ai beaucoup de projets féminins qui arrivent en ce moment. Ça bouge, même si c’est vrai qu’il faut avoir un fort tempérament pour faire ce qu’on veut dans ce milieu en tant que femme et ce n’est pas normal. »

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Pourtant, en parallèle, des comédiennes et scénaristes comme Salomé Richard ou Anne Paulicevich voient très clairement des différences de traitement entre les femmes et leurs homologues masculins dans le milieu du septième art. Anne Paulicevich, scénariste de Tango libre et également jurée au festival du Cinéma Méditerranéen cette année, pointe du doigt un rapport particulier qui se créé entre les deux genres: « Le cinéma est un milieu d’art, de domination, de pouvoir et de financement. Donc forcément, il y a une sorte de désir ambigu qui se met en place entre les hommes et les femmes, puisque le système patriarcal est intériorisé depuis tellement longtemps. C’est difficile d’être un femme, il y a un manque de confiance en soi certain par rapport à des artistes masculins. » Salomé Richard, actuellement en pleine réalisation de son deuxième court métrage, confirme ces impressions: « Je n’ai jamais été empêchée de faire des choses mais par contre, je peux comparer les expériences et la manière dont les gens s’adressent à moi; il y a quelque chose de beaucoup plus paternaliste de la part des supérieurs. Pour des faits et des implications qui sont les mêmes, il n’y a pas le même traitement. Par exemple, un réalisateur qui reste un peu buté sur une idée et qui insiste pour que ce soit fait jusqu’au bout tel qu’il l’a imaginé, on estime qu’il sait ce qu’il veut, que c’est un génie. Une femme qui fait ça, c’est une emmerdeuse, elle est chiante. Il y a une espèce de dédain. Ce qui est terrible, c’est que j’ai peur que ce que je suis en train de dire me nuise, de passer pour celle qui râle. »

Bérivan Güzel, l’une des coordinatrices de Elles tournent, analyse cette grande différence dans le ressenti par un système d’habitudes: « Ce n’est pas parce qu’on est une femme qu’on a nécessairement conscience de notre situation. On a été baignées dans un environnement patriarcal, au même titre que les hommes. L’injustice nous permet de prendre conscience des difficultés liées au genre et au statut. Et puis, toutes les femmes n’ont pas forcément envie de se positionner. »

De l’école au métier, les femmes sortent du champ

Ce ressenti s’ajoute à des faits inégalitaires, incontestables dans la pratique. Un phénomène s’observe notamment dans les écoles de cinéma belge: la disparition des femmes de la théorie à la pratique. En juin 2016, les ASBL Engender et Elles tournent ont mené l’étude exploratoire « Derrière l’écran, où sont les femmes? La place des femmes dans l’industrie cinématographique en Belgique francophone« . Cette enquête révèle notamment que l’on compte une majorité de femmes ou au moins une parité dans les écoles, en montage et en scripte notamment. Puis, dans la pratique du métier, les hommes sont de nouveau majoritaires à 70 voire 80% selon les spécialités. Où vont donc toutes ces artistes entre les bancs de l’école et les tournages et pourquoi abandonnent-elles? Pour la réalisatrice de fiction Véronique Jadin, signataire de l’appel du 10 juin 2017, il s’agit d’un double mouvement: « À la fois, il y a le rapport extérieur au pouvoir, à la compétition, au social et de l’autre côté l’intérieur, relatif à la vie personnelle, aux horaires et à la maternité qu’on ne peut négliger. Les deux sont en conflit et résultent d’inégalités. Il y a un travail de déconstruction à faire sur les femmes elles-mêmes. »

L’étude réalisée par Elles tournent et Engender met également en lumière plusieurs obstacles qui pourraient freiner les étudiantes: le manque d’ouverture à la diversité dans les institutions, la plus grande confiance donnée aux hommes, le mythe de l’excellence mais aussi et surtout le monde professionnel très patriarcal. Marie Chaduc, scripte et professeure à l’IAD (Institut des arts de diffusion) de Louvain-la-Neuve, souligne la difficulté d’être une femme sur un tournage. « On se retrouve avec beaucoup d’hommes et en tant que femme, il faut se viriliser, penser sans cesse à comment on s’habille ou s’exprime. Il faut faire ses preuves et la question de la maternité est également très présente puisqu’on s’éloigne plus longtemps qu’un homme d’un tournage. Mais le plus difficile reste le rapport à la hiérarchie puisque dans le cinéma, le salaire dépend de l’implication par rapport à ce qu’on voit au final à l’image. Il faut alors parler de rémunération, de conditions de travail, avec des producteurs qui nous considèrent parfois moins bien. Les limites se trouvent là, même si l’affaire Weinstein a libéré des trucs quand même, les mecs se posent davantage de questions sur leurs comportements lors des tournages. »

L’affaire Weinstein a libu0026#xE9;ru0026#xE9; des trucs, les mecs se posent davantage de questions sur leurs comportements lors des tournages.

Marie Chaduc, scripte et professeure u0026#xE0; l’IAD

Ces difficultés se retrouvent dans tous les métiers, et particulièrement dans celui de réalisatrice puisque le financement entre alors en jeu. Le manque de subventions accordées aux femmes est d’ailleurs l’une des conclusions de l’étude exploratoire sur le cinéma belge francophone. Pour pallier cette absence, des collectifs et initiatives se sont mis en place, à l’image de Boostcamp, créé l’année dernière par la productrice Diana Elbaum. Le but de ce programme est justement de donner un coup de pouce à des projets cinématographiques portés par des femmes. « Nous accompagnons quatre cinéastes, qu’elles aient déjà un producteur ou non, dans leur processus de création. Nous les intégrons dans des résidences, en Belgique mais aussi en France, où elles sont entourées de scénaristes et de divers professionnels », développe Stéphanie Hugé, responsable des coproductions de Boostcamp. « Les films écrits et réalisés par des femmes se montent malheureusement plus difficilement parce que les producteurs sont souvent plus frileux avec une femme, qui pourrait avoir des enfants et retarder la réalisation d’un film, par exemple. » Salomé Richard, de son côté, explique avoir déjà entendu des phrases du type « les femmes se débrouillent mieux avec moins d’argent ». « Mais ce n’est pas par plaisir, c’est une nécessité, on est obligées de se plier à ça », déplore-t-elle.

À Elles tournent, Marie Vermeiren, co-fondatrice de l’ASBL, estime que la confiance en soi est la clé: « La crédibilité féminine est toujours remise en cause. Souvent, les femmes cinéastes ont moins confiance en elles donc elles demandent moins de budget et s’engagent sur de plus petits projets ».

Remettre les femmes sous les projecteurs

Si les problèmes sont bien visibles et de plus en plus appuyés par des chiffres, plusieurs solutions ont déjà fait leurs preuves dans d’autres pays comme le Canada, l’Allemagne ou la Suède, qui a rendu obligatoire en 2013 la distribution des fonds pour le cinéma à égalité entre hommes et femmes. Un système de quota que les organisatrices d’Elles tournent verraient bien être mis en place en Belgique: « En Suède, cela a largement fait ses preuves. La réponse au manque de femmes dans le cinéma, c’est la qualité par les quotas », estime Marie Vermeiren. Bérivan Güzel, coordinatrice de l’association, appuie ces propos: « Certains considèrent que les quotas font perdre en qualité mais en disant cela, on nie tout le système de stéréotypes qui s’insinue en nous. On a normalisé, banalisé et accepté certaines règles sexistes parce qu’on est nés là-dedans. Aujourd’hui, la qualité dépend d’un système de normes déjà établi, pas quelque chose qui transcende et dépasse ça. Le cinéma créé l’imaginaire collectif d’une société et il faut réfléchir à ce que ça représente de façon globale ».

Pourquoi la qualitu0026#xE9;, qui ne se mesure d’ailleurs pas, devrait primer sur l’u0026#xE9;galitu0026#xE9;?

Sophie Bruneau et Gu0026#xE9;raldine Doignon, collectif Elles font des films

Sophie Bruneau et Géraldine Doignon, membres du collectif Elles font des films, ont entamé une réflexion avec les institutions autour de ces problématiques: « Les commissions d’attribution de financement sont majoritairement masculines et donnent difficilement de gros budgets. Les critiques défendant que l’on perdrait en qualité en instaurant des quotas sont infondées: pourquoi la qualité, qui ne se mesure d’ailleurs pas, devrait primer sur l’égalité? Les autres pays sont un miroir pour rapatrier des solutions ici. »

Stéphanie Hugé, de Boostcamp, de son côté, est totalement contre ce type de procédé et défend une sélection des projets à l’aveugle. Anonymiser les films présentés dans les commissions est également une idée qui séduit l’actrice et réalisatrice Salomé Richard. Mais à nouveau, cette pratique est loin de faire l’unanimité et les cinéastes d’Elles font des films estiment que le nom, le parcours d’un artiste joue et ne devrait pas être effacé du processus de décision: « Les femmes doivent s’imposer et les hommes laisser la place, plutôt ».

Là où toutes les femmes interrogées se rejoignent par contre, c’est autour du sentiment que quelque chose bouillonne pour un meilleur accès à l’égalité: « Le système patriarcal nous rejette donc nous inventons des lignes de fuite pour exister et ça commence à fonctionner », se réjouit Géraldine Doignon. Un enthousiasme que les femmes du festival Elles tournent ressentent également et prônent dans leur sélection de films « inspiring, empowering and fun ». Cette libération collective n’est pas anodine pour la réalisatrice de documentaires Sophie Bruneau: « Derrière tout changement politique, il y a toujours des luttes de femmes. » À bon entendeur.

Salammbô Marie

Festival Elles tournent au cinéma Vendôme à Bruxelles, du 25 au 28 janvier. www.ellestournent.be

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