Cannibal Holocaust raconté par Ruggero Deodato (série films cultes 3/7)

Nicolas Clément
Nicolas Clément Journaliste cinéma

C’est l’été, les vacances, il fait beau, il fait chaud, alors Focus part en voyage sur les traces d’un film culte, Cannibal Holocaust, et son folklore joyeusement exotique en compagnie du maestro Ruggero Deodato. Bon appétit.

Cannibal Holocaust raconté par Ruggero Deodato (série films cultes 3/7)
© DR

En mars 2012, alors qu’il est l’invité du festival Offscreen à Bruxelles, on s’attend à rencontrer un homme étrange, marginal, voire carrément dérangé. A la place déboule un petit type affable et passionné, s’exprimant dans un français chantant joyeusement approximatif. Et tant pis si le vieil homme possède un sens tout personnel de la modestie. Essayez-vous par exemple à un rapprochement entre la violence froide et clinique de son The House on the Edge of the Park (1980) et celle de Orange Mécanique (1971), et il vous répondra le plus sérieusement du monde que son film, « plus moderne », a bien mieux vieilli que celui de Kubrick. Faites encore remarquer que l’enfer vert de Cannibal Holocaust (1980, là aussi) arriva sur les écrans quelques mois à peine après le voyage au coeur des ténèbres de Apocalypse Now (1979) et il vous assurera sans ciller que ses intentions étaient « plus pures » que celles de Coppola…

Pour l’heure, en tout cas, le septuagénaire transalpin aux manières charmeuses se félicite de pouvoir discourir de son travail en si respectable compagnie, Ruggero Deodato enchaînant les rencontres avec la presse belge à quelques encablures du Cinéma Nova, où il a présenté la veille au soir quelques-uns des titres les plus corsés de sa filmographie. « Pendant des années, seuls les freaks couverts de tatouages et de piercings m’abordaient. Pour discuter des détails les plus gores de Cannibal Holocaust. Aujourd’hui, je peux enfin converser de ce film avec des personnes normales, qui ne me parlent plus systématiquement des animaux tués sur le tournage… » Une façon de dire d’entrée de jeu que l’intérêt de la chose est aussi ailleurs que dans sa stricte dimension sensationnaliste, largement controversée. Difficile d’occulter pour autant le parfum de scandale qui entoure encore, quelque 30 ans après, cet imputrescible sommet horrifique.

La vérité si je mens

Cannibal Holocaust raconté par Ruggero Deodato (série films cultes 3/7)
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Le film se divise en deux parties bien distinctes. La première, tout à fait classique dans la forme, suit l’expédition du professeur Monroe, un anthropologue lancé sur la piste de reporters à l’éthique douteuse disparus alors qu’ils étaient partis filmer des tribus cannibales en Amazonie, et se clôture peu ou prou avec la découverte des fragments de pellicule qui leur ont survécu dans la jungle. La seconde, quant à elle, révèle enfin toute l’intelligence et la singularité du procédé mis en place par Deodato, et consiste essentiellement à faire voir ces rushes montés à l’attention du professeur, suivant une progression allant crescendo dans l’horreur brute: exécution cruelle d’animaux, amputation à la machette, fausse-couche ritualisée, viol collectif, empalement, émasculation, démembrement, décapitation, anthropophagie…

Ou comment propulser une honnête série B qui tache, aux effets réussis mais à l’écriture et à l’interprétation un peu lâches, au rang de nouvelle référence absolue du cinéma d’exploitation en convoquant les codes du cinéma vérité. La mise à mort bien réelle des animaux (voir la scène, peu digeste, de la tortue) contribuant à entretenir le flou quant à la violence perpétrée sur les hommes, et conférant au film cette aura d’authenticité répulsive qui a fait sa légende. Ce que Deodato avait génialement anticipé en faisant signer un contrat à ses jeunes acteurs, lequel stipulait que, dès la fin du tournage, ils devaient disparaître de l’espace public durant une année, afin de faire croire à leur décès. Le stratagème fonctionne si bien que, quand le cinéaste italien se retrouve au tribunal, accusé d’avoir tué plusieurs personnes pour les besoins de son film choc, il est contraint de faire sortir ses acteurs de leur retraite imposée pour venir témoigner, le procès prenant des allures de farce surréaliste célébrant bien malgré elle la puissance d’évocation du cinéma.

Cannibal Holocaust raconté par Ruggero Deodato (série films cultes 3/7)
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En attendant, Cannibal Holocaust est saisi dix jours seulement après sa sortie puis interdit, avant de devenir le long métrage le plus censuré de l’Histoire du cinéma, le scandale lié à son embrouille de faux snuff movie étouffant complètement le propos même du film, qui questionne, déjà, les dérives voyeuristes de la télévision. Réflexion doublée d’une critique féroce de la civilisation moderne, Deodato insistant, avec un sens consommé de la démonstration, sur le fait que le vrai sauvage n’est pas celui qu’on croit. « A sa sortie, tout le monde s’est focalisé sur l’aspect horrifique du film. Aujourd’hui, le public est sans doute plus à même d’en saisir la dimension morale, la charge contre les médias et l’impérialisme occidental. On m’a trop longtemps rangé dans la catégorie des Romero et compagnie. Mais moi je déteste les zombies. Je ne suis pas un réalisateur gore, mais réaliste. » C’est que Deodato a fait ses classes en tant qu’assistant chez Roberto Rossellini, maître du néoréalisme italien s’il en est. « J’ai fait sept films avec Rossellini. Avant de le rencontrer, j’étais obsédé par la technique. Il m’a appris à m’intéresser à la réalité des choses. « 

Dans Cannibal Holocaust, sa quête de vérité frise néanmoins parfois le paradoxe, Deodato jouant allègrement de ce qu’il entend dénoncer: une cruauté poussée à l’extrême et un sensationnalisme de tous les instants. « Disons que je m’adresse à un public adulte, averti. On m’a de toute façon fait un faux procès. Si un auteur pointu, acclamé dans les plus grands festivals de cinéma du monde entier, avait subitement décidé de tuer des animaux devant la caméra pour illustrer le propos de son nouveau film, tout le monde aurait crié au génie. Mais moi, Ruggero Deodato, insignifiant réalisateur labellisé cinéma bis, je n’avais pas le droit de le faire. C’est de la pure hypocrisie. On me reproche d’avoir fait égorger un rat musqué, d’avoir fait descendre un petit sanglier à bout portant, et alors? Allez voir ce qui se passe dans les abattoirs! »

Trafic d’influence

Cannibal Holocaust raconté par Ruggero Deodato (série films cultes 3/7)
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Père spirituel de tous ces films fauchés se réclamant du found footage, du Blair Witch Project à Paranormal Activity, en passant par Cloverfield, REC ou autre Troll Hunter, le film a apposé sa marque, viscérale, sur nombre de réalisateurs d’aujourd’hui -au-delà de la seule dimension mockumentaire, il suffit de penser, chez nous, au film de Fabrice Du Welz, Vinyan, dont le final dans la jungle avec Emmanuelle Béart doit beaucoup à Cannibal Holocaust. Cette influence prégnante sur la jeune garde du cinéma de genre, Deodato la clame et la réclame bien sûr haut et fort, non sans manquer de dédaigner royalement la majorité de ses héritiers. « Ces crétins d’Américains qui ont imaginé The Blair Witch Project n’ont fait que copier le principe de mon film, mais sans rien montrer. C’est idiot. La caméra bouge dans tous les sens mais il n’y a rien à voir. S’agissant de REC, qui singe également mon film, la stupidité consiste à avoir mis des zombies dans l’histoire. C’est nul. Les zombies, ce n’est pas réaliste. Idem pour Cloverfield. J’ai adoré la première partie du film… jusqu’à l’arrivée du monstre. C’est débile. Pareil pour le Diary of the Dead de Romero. Il n’y a qu’un film totalement pompé du mien que j’ai vraiment apprécié, il s’agit de 15 Minutes avec Robert De Niro (nanar pontifiant censé stigmatiser les dérives de la télévision-spectacle à sa sortie en 2001, ndlr), où des tueurs filment leurs propres crimes. Il n’y a pas de monstres, et c’est très bien comme ça. Mais, vous savez, des tas de gens se réclament de mon film. Tarantino l’a vu. Le type de Paranormal Activity a voulu me rencontrer. Spielberg vient de produire cette série télé, The River, dans l’esprit de Cannibal Holocaust… sauf qu’il a dit que c’était inspiré du Blair Witch Project. C’est n’importe quoi. Spielberg, mon gars, je t’aime, tu es un grand réalisateur de cinéma, mais si tu te réclames du Blair Witch Project, je n’ai qu’une chose à dire: Vaffanculo! »

Cannibal Holocaust raconté par Ruggero Deodato (série films cultes 3/7)
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On l’aura compris, avec Ruggero Deodato on tient un fameux personnage, que sa mauvaise foi crasse et sa vantardise quasiment mythomane ne contribuent qu’à rendre plus attachant encore, le bonhomme semblant puiser ses réponses dans une manne sans fond d’anecdotes plus farfelues les unes que les autres. Lui parle-t-on ainsi du succès qui l’a toujours un peu boudé, ou préférant plutôt prendre la forme d’un culte tardif, arrivé après des années de purgatoire, qu’il nous raconte encore: « Le succès, je m’en méfie, si bien que je ne suis jamais parvenu à en tirer profit. C’est peut-être ma limite. Les premiers jours de sa sortie, Cannibal Holocaust a fait un carton dans les salles. A tel point que l’un des producteurs du film m’appelle et me dit de me rendre à l’hôtel Regina, sur la Via Veneto à Rome, pour y rencontrer un producteur américain de la United Artists qui tient absolument à me voir. J’y vais, mais dans la porte tambour de l’entrée je flashe sur une blonde belle à mourir. Je fais un tour complet et je ressors immédiatement pour l’aborder. Elle était à tomber. Elle me dit qu’elle vient de Milan et qu’elle n’a rien de prévu pour l’après-midi. J’en oublie instantanément mon rendez-vous. Ne me voyant pas arriver, le producteur s’en va. Moi, pendant ce temps, j’emmène la fille voir Cannibal Holocaust au cinéma. En sortant de la salle, elle me dit: « Il faut vraiment être cinglé pour faire un film comme ça! » On est restés fiancés pendant trois ans. »

RENCONTRE NICOLAS CLÉMENT

MONDO VISION

Cannibal Holocaust puise ses racines dans deux courants extrêmes du cinéma d’exploitation italien. A sa sortie en 1980, il n’est pas, loin s’en faut, le premier film cannibale, genre qu’Umberto Lenzi investit dès 1972 et son fameux Il Paese del sesso selvaggio -il réalisera encore Mangiati vivi! et surtout Cannibal Ferox, revendiqué en 1981 comme le film le plus violent jamais réalisé. Ruggero Deodato lui-même signe en 1977, déjà, Ultimo mondo cannibale. C’est une logique de surenchère qui le poussera, trois ans plus tard, à aller plus loin avec Cannibal Holocaust, entretenant le flou entre fiction et réalité en s’inspirant de la vague des mondo films, ou shockumentaires, initiée par le Mondo Cane (1962) de Gualtiero Jacopetti. Soit un cinéma documentaire privilégiant des sujets racoleurs ou choquants, à la croisée de l’exotisme, du sexe et de la violence. « J’aime l’élégance formelle et la recherche de vérité qui fondent les films de Jacopetti, raconte Deodato, mais ce type était un grand malade. Par exemple, s’il allait au Congo filmer une vraie exécution, il soudoyait les responsables pour que l’exécution se déroule au soleil couchant, pour avoir la plus belle image possible. C’était un dingue. Et, dans un sens, j’ai fait Cannibal Holocaust en réaction à son cinéma. »

N.C.

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CANNIBAL HOLOCAUSTLE 16/07 À 19H À LA CINEMATEK, BRUXELLES.

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