« C’est un peu comme si vous deviez voler: vous le faites, c’est tout; si vous vous mettez à y penser, vous allez tomber »

Une femme que l'arrestation de son mari a laissée comme tétanisée s'avance dans un horizon couleur grisaille. Prix d'interprétation à Venise pour Charlotte Rampling. © dr
Jean-François Pluijgers
Jean-François Pluijgers Journaliste cinéma

Charlotte Rampling occupe tout l’espace d’Hannah, austère deuxième long métrage d’Andrea Pallaoro, cinéaste italien sous influence akermanienne. Une expérience intense.

Rarement autant que dans Hannah sans doute, l’axiome voulant que tout film soit un documentaire sur ses acteurs a-t-il pris un sens aussi manifeste. Portrait d’une femme de ménage confrontée à l’incarcération de son mari et intériorisant le déni et la douleur au risque de suffoquer, le deuxième long métrage du cinéaste italien Andrea Pallaoro est tout autant celui de Charlotte Rampling, dont la présence, toute de douleur et de mystère insondable, occupe l’espace jusqu’à saturation. Une performance d’une intense sobriété, semblant faire écho à sa composition dans Sous le sable, de François Ozon. Et la démonstration, si besoin en était, que la septantaine n’a en rien entamé la curiosité et l’audace de la plus francophile des comédiennes britanniques, vertus cardinales cultivées pratiquement depuis ses débuts, lorsqu’elle alignait Les Damnés de Luchino Visconti, et autre Portier de nuit de Liliana Cavani.

Hannah, Pallaoro l’a écrit en pensant à Charlotte Rampling, précisant qu’il n’aurait peut-être pas tourné le film si, d’aventure, cette dernière avait décliné la proposition. Le rôle avait tout pour la séduire, cependant, comme elle devait nous le confirmer à l’occasion de la Mostra de Venise, dont elle repartirait avec la coupe Volpi de la meilleure actrice: « Je suis attirée par les défis. Et si ce personnage s’inscrivait dans la lignée de ceux que j’ai toujours aimé interpréter, il posait aussi celui de représenter une facette complexe de la nature humaine. » Et comment, Hannah ressemblant, de prime abord, à un bloc opaque, concentré de ressentiment mutique et de tristesse définitive auquel la comédienne s’emploie à apporter diverses nuances subtiles dans un style n’appartenant qu’à elle: « Je pense avoir réussi à peaufiner au fil du temps une manière d’être qui ne passe pas nécessairement par les mots, mais par des interprétations plutôt cérébrales qui me permettent de me connecter au public et de l’entraîner dans un univers de façon plus silencieuse. J’aime beaucoup Hannah parce qu’elle est assez sombre, et étrange. S’il est encore trop tôt pour savoir si les spectateurs seront prêts à l’accepter et à embarquer dans ce voyage en sa compagnie, pour moi, habiter un personnage évoluant constamment dans cet état -a fortiori alors qu’on ne regarde qu’elle, ce qui est plutôt rare- a constitué une expérimentation extrêmement puissante. »

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Dans le moment présent

Si cette femme atone en apparence s’imprime de façon indélébile dans l’imaginaire du spectateur, c’est peut-être aussi parce que tous les éléments circonstanciels de son histoire ont été relégués dans le hors champ, suivant une narration recourant de façon privilégiée à l’ellipse. Aucune indication, par exemple, sur les raisons qui ont conduit à l’incarcération de son mari (joué par André Wilms), Hannah semblant n’évoluer que dans le moment présent, balisé par leurs rendez-vous au parloir de la prison, ses allées et venues en métro, ou encore ses cours de théâtre, rares instants où elle s’autorise quelque relâchement dans un quotidien d’une morose banalité. Charlotte Rampling explique encore n’avoir pas cherché à en savoir plus sur le personnage: « En regardant Medeas , son premier long métrage, j’ai pu jauger le talent d’Andrea et voir quel genre d’artiste il était, pour me fier ensuite à sa vision du film, très précise à tous points de vue. Il savait ce qu’il voulait et j’ai décidé de m’y intégrer -un sentiment très agréable, parce qu’en définitive, c’est le réalisateur qui fait le film dans lequel vous tournez. Il aurait pu s’en acquitter de manière moins intéressante, Hannah est un film intelligent qui aurait pu l’être moins. Je n’avais pas à interférer. »

Pallaoro évoque, parmi ses inspirations, Barbara Loden, Michael Haneke, Tsai Ming-liang, John Cassavetes, Chantal Akerman et, bien sûr, Michelangelo Antonioni. Et Hannah rejoint la Gena Rowlands de A Woman Under the Influence, la Monica Vitti de L’Avventura ou la Delphine Seyrig de Jeanne Dielman, 23 quai du Commerce, 1080 Bruxelles, dans une galerie de portraits de femmes complexes ayant habité le cinéma moderne. Autant dire qu’elle ne dépare nullement dans la filmographie de Charlotte Rampling, abonnée précocement aux rôles denses et énigmatiques, à quoi elle a su ajouter une propension à naviguer en eaux troubles. À croire que sa physionomie l’y prédisposait: « Je n’y pensais pas spécialement, ma carrière est le fruit d’un processus. Je n’avais pas de formation particulière de comédienne et n’avais pas vraiment envisagé de devenir actrice. Je n’ai jamais dû passer de casting, on a toujours fait appel à moi« , souligne-t-elle. Quant à multiplier les emplois « borderline », elle n’en a jamais conçu de difficulté particulière: « Étrangement, ça ne m’a jamais paru difficile, je me suis simplement jetée à l’eau. Voilà pourquoi j’ai eu mes premiers grands rôles quand j’avais 18 ans: j’y suis allée sans trop réfléchir, mais en sachant ce que j’avais à faire. C’est un peu comme si vous deviez voler: vous le faites, c’est tout; si vous vous mettez à y penser, vous allez tomber. »

« C’est un peu comme si vous deviez voler: vous le faites, c’est tout; si vous vous mettez à y penser, vous allez tomber. »

Lien privilégié

S’il y eut bien diverses secousses, comme la violente controverse suscitée par Portier de nuit – » avec un tel sujet, je savais à quoi m’attendre, mais je n’ai jamais été confrontée à quelque chose de semblable« -, la méthode lui a souri. Et plus de 50 ans après ses débuts dans The Knack de Richard Lester, son parcours continue à forcer le respect. Visconti, Cavani ou Boorman (pour Zardoz) dans ses jeunes années, Allen (Stardust Memories), Oshima (Max mon amour) ou Lumet (The Verdict) par la suite, et jusqu’à Ozon (à quatre reprises), Cantet (Vers le Sud), Von Trier (Melancholia) ou Solondz (Life During Wartime) plus récemment, comptent ainsi parmi les cinéastes ayant fait appel à elle, démonstration, si besoin en était, que son étoile n’a jamais pâli. Si elle observe qu’un Visconti a contribué « à me faire réaliser le genre de cinéma et le type de films que je voulais faire » , Charlotte Rampling attribue son étonnante longévité au lien privilégié qu’elle a pu établir avec certains cinéastes.  » Le réalisateur est tout à la fois comme un dieu, la figure paternelle et celui à qui vous souhaitez faire plaisir. Plus encore quand on commence jeune avec des metteurs en scène forcément plus âgés. Ces relations ont eu une importance cruciale pour moi, parce qu’elles m’ont procuré les assises pour continuer à faire ce travail. C’est un travail difficile par bien des aspects, et pour être en mesure de toujours recommencer, il faut être animé d’une sorte de foi, de croyance en ce que l’on fait, et ça passe, pour moi, par le réalisateur avant tout, et puis l’histoire et le personnage. »

Quitte à épingler un film de son riche parcours qui en constituerait, en quelque sorte, l’accomplissement, elle opte pour Sous le sable, qu’elle tournait avec François Ozon en l’an 2000, « au milieu de ma carrière, alors que je venais d’avoir 50 ans. Ce film correspondait à ce que j’avais toujours voulu faire. Comme celui-ci, il ne comptait que peu de mots et traitait de l’absence. Que se passe-t-il quand quelqu’un disparaît? En un sens, Hannah en est une autre version, ce sont des circonstances où la vie change complètement… » Non qu’elle soit du genre à regarder en arrière. Et si, de son propre aveu, il y a bien des scénarios qu’elle regrette d’avoir déclinés, elle ne s’y attarde guère et préfère relativiser -« il vaut mieux se réjouir d’avoir eu la chance de tourner quelques bons films. S’il y a des rôles merveilleux que je n’ai pas incarnés, c’est qu’ils n’étaient pas pour moi. » Et se projeter résolument dans le présent, prête à s’y mettre littéralement à nu, comme dans 45 Years ou Hannah, où elle laisse la caméra la scanner, corps et âme. Exposition peu susceptible de la faire reculer, si tant est d’ailleurs que cela soit possible: chaque film est aussi un documentaire sur ceux qui le font, en effet…

3 questions à Andrea Pallaoro, réalisateur de Hannah

Avez-vous écrit ce film pour Charlotte Rampling?

J’ai toujours eu Charlotte à l’esprit et j’ai écrit le scénario pour elle. La première fois que je l’ai vue à l’écran, je devais avoir quatorze ou quinze ans, c’était dans Les Damnés, de Luchino Visconti, où son regard, ses yeux m’ont transpercé. J’ai suivi son parcours et j’ai commencé à rêver de pouvoir un jour travailler avec une actrice ayant cette capacité de laisser le spectateur pénétrer dans ses pensées. Son visage est une photographie de son monde intérieur et elle a ce talent incroyable de savoir en même temps créer un sens du mystère et se révéler.

Vous avez tourné en Belgique et le film n’est pas sans évoquer Jeanne Dielman, de Chantal Akerman…

La Belgique est un élément important, par l’esthétique et le fait que l’on y parle différentes langues. Quant à Jeanne Dielman, la première fois que je suis venu en Belgique, je me suis rendu au 23, Quai du Commerce. J’ai attendu que quelqu’un sorte de l’immeuble pour y entrer et j’ai pu voir l’escalier, le même que dans le film, tourné au milieu des années 70. Ce film m’émeut, nous en avons beaucoup parlé avec Charlotte, c’est devenu l’un de nos points de référence.

Hannah serait le premier volet d’une trilogie?

Je travaille sur une trilogie centrée sur trois personnages féminins qui a débuté avec Hannah. Le chapitre suivant s’intitulera Monica, sera tourné aux États-Unis, et s’intéressera à une femme transgenre rentrant chez elle pour s’occuper de sa mère, mourante, qui l’avait jetée dehors 35 ans plus tôt, alors qu’elle était un jeune garçon. C’est un film sur les conséquences de l’abandon. Le troisième volet est en cours d’écriture, je ne peux vous en parler…

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