By the Name of Tania, fiction d’une mémoire

Tania/Lidia incarne la somme symbolique de tous les témoignages recueillis.
Nicolas Clément
Nicolas Clément Journaliste cinéma

Ovni cinématographique, By the Name of Tania de Bénédicte Liénard et Mary Jimenez raconte la douloureuse marchandisation des femmes au Pérou en inventant une troisième voie, quelque part entre documentaire et imaginaire.

Troisième film en six ans pour le tandem de cinéastes formé par Bénédicte Liénard et Mary Jimenez, qui renoue pour l’occasion avec un territoire déjà exploré dans son documentaire Sur les braises en 2013: l’Amazonie péruvienne. C’est là que s’enracine, ou plutôt que s’écoule à la manière du fleuve qui en irrigue la trame, un récit de vie qui est aussi celui de la dissolution d’une individualité dans une valeur purement marchande. Jeune femme à qui l’on fait miroiter l’espoir de s’arracher à sa condition en allant travailler dans un bar où les filles sont payées avec des pépites d’or, Tania se retrouve prise au piège des griffes d’une prostitution forcée qui la dépouille de son intégrité morale et physique.

L’histoire de cette odyssée déshumanisante, Bénédicte Liénard et Mary Jimenez ne la sortent pas de leur chapeau. Elle est en quelque sorte la synthèse et l’essence des témoignages bien réels, multiples et singulièrement détaillés, que le duo a pu recueillir grâce à la confiance d’un policier local qui inspirera encore l’ossature narrative de leur film: dans By the Name of Tania, l’héroïne-victime remonte le fil de ses souvenirs face à un représentant de l’ordre. Réalisatrice née à Lima, au Pérou, mais passée par l’Insas à Bruxelles, Mary Jimenez explicite: « Notre idée, c’était vraiment de recomposer une histoire-type afin de mettre en lumière le processus qui consiste à broyer une identité: une dette est créée, qu’il est impossible de rembourser par sa seule force de travail et qui transforme la débitrice en objet vendable. La route de la traite, puisque c’est bien de ça qu’il s’agit dans le film, ce n’est pas seulement un chemin physique. C’est aussi la trajectoire empruntée pour transformer quelqu’un en esclave. »

Un film-expérience

Petit ovni cinématographique sélectionné à Berlin et Madrid, primé à Namur et à Londres, By the Name of Tania est un film-expérience plastiquement très travaillé qui investit et explose l’espace même de démarcation entre la réalité épaisse censée faire la matière du documentaire et le travail de l’imaginaire propre à la fiction. Mêlant de manière très organique séquences de cinéma-vérité et narration très écrite en prise sur la blessure intime qui fonde le film, Liénard et Jimenez ont confié le rôle de Tania à une jeune femme, Lidia, rencontrée dans un refuge péruvien pour filles victimes de violences sexuelles. À l’image, celle-ci incarne la somme symbolique de tous les témoignages recueillis, qu’elle s’est elle-même appropriés en les nourrissant de sa propre histoire et de ses propres projections. Mary Jimenez: « By the Name of Tania, c’est la fiction d’une mémoire. Nous avons donc travaillé avec Lidia sur des blocs d’espace-temps qui, comme dans la mémoire, pouvaient être changés de place. Il nous fallait une matière très souple à disposition. Dans le même ordre d’idées, on ne voulait pas de quelqu’un qui déclame. Face au policier, Lidia ne joue pas un texte mais une intention établie avec nous. Il fallait que les mots viennent du ventre. Tout comme la voix off, qui est bien plus qu’une simple voix qu’on vient plaquer sur des images. »

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Cette logique de décollement, de décalage permanent entre les mots et les images, s’accompagne d’un hors champ travaillé et pensé dans un souci éthique. Objet de cinéma qui ouvre un champ de sensations et de possibles au fil d’une démarche de recherche quasiment expérimentale, By the Name of Tania entend porter la douleur et la parole des femmes pour mieux recomposer un espace de dignité à travers le geste même de la mise en scène. « Face à ce que la police locale taxe d’affaire de viande, le réalisateur a une grande responsabilité, prolonge la Hennuyère Bénédicte Liénard. Le bordel en tant que lieu de l’excitation sexuelle du spectateur est un motif surexploité au cinéma. Notre position éthique ne peut évidemment pas être celle-là. Et les choix qui en découlent sont des choix de mise en scène. Nous avons donc beaucoup travaillé les détours: pas de violence ou de sexualité en direct. Si on rentre dans la chambre d’une prostituée, c’est pour qu’elle nous parle de sa vie de femme. À l’écran, la violence ne pouvait être qu’intérieure. »

Point de vue hautement louable, peut-être le seul possible, pour un film âpre, lancinant et contemplatif, qui culmine paradoxalement quand il s’approche du corps des chercheurs d’or emblématiques de cette région du nord du Pérou. « Ces chercheurs, ils sont dans l’addiction pure, reprend Bénédicte Liénard. Ce sont des vies perdues dans la dépendance d’un avenir potentiellement plus riche. Tout comme les filles, embarquées dans le désir d’une vie meilleure. Vu comme ça, ce n’est pas tant la femme qui est victime de l’homme, que les deux qui sont victimes d’un système qui fait miroiter une possible richesse en devenir. On a été hyper touchées par le corps des mineurs, par les blessures qu’ils transportent. Pour arriver à la fameuse séquence de l’homme dans l’eau, où on a décidé de renverser le point de vue du film. Tout à coup, on n’est plus du tout avec Tania, on fait une pirouette de langage et on se baigne dans ce puits sans fond qui est aussi la vie de ces hommes. C’est ramener le corps de l’homme au coeur du film, non pas comme le client du bordel mais comme corps souffrant plongé dans une addiction. Comme le corps de la femme peut être plongé dans le lit de la sexualité.  »

By the Name of Tania. De Bénédicte Liénard et Mary Jimenez. Avec Tanit Lidia Coquiche Cenepo, Fiorella J. Aquila, Ismael Vasquez Colchado. 1h24. Sortie: 23/10. ***(*)

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