Briser le tabou du nazisme: autopsie d’un silence coupable

Burghart Klaussner dans Fritz Bauer, un héros allemand, de Lars Kraume. Foto: Martin Valentin Menke © Zero One Film GmbH/Martin Vale
Louis Danvers
Louis Danvers Journaliste cinéma

Le cinéma allemand a mis (trop) longtemps à briser le tabou du nazisme et de l’hypocrisie d’après-guerre. Autopsie d’un silence coupable avec Fritz Bauer, un héros allemand, de Lars Kraume.

Hitler… connais pas! C’est le titre d’un documentaire sur la jeunesse française de 1963 réalisé par Bertrand Blier. Mais la formule délibérément provocatrice aurait pu servir aussi pour évoquer, avec quelque ironie, l’absence quasi totale d’évocation directe du nazisme et de ses crimes dans le cinéma d’Allemagne de l’Ouest lors des décennies qui suivirent la défaite. « Enterrez tout ça, n’en parlez pas, personne ne savait rien, regardons vers l’avant sans plus de discussion, nous avons tant à faire pour reconstruire le pays! », disait voici un peu plus d’un an la grande actrice Nina Hoss à propos de l’état d’esprit régnant au lendemain de la défaite… Plusieurs raisons expliquent, sans la justifier, ce silence assourdissant de la production commerciale mais aussi, lors de l’émergence du nouveau cinéma allemand (Neuer Deutscher Film) dans les années 60 et 70, de la part d’auteurs de premier plan comme Wim Wenders et Werner Herzog. Lars Kraume les a énoncées, analysées pour nous. Né en 1973, il fait partie de cette génération de cinéastes qui, aujourd’hui enfin, brisent le tabou. Son remarquable Fritz Bauer, un héros allemand vient s’ajouter au Labyrinthe du silence, à Phoenix, à Lore et à Sophie Scholl les derniers jours, à ce monumental et controversé La Chute, aussi, bien sûr. Et à une minisérie télévisée comme Unsere Mütter, unsere Väter, diffusée en 2013 et racontant sur les pas de cinq amis l’Allemagne au quotidien des années 41 à 45.

Eux et nous

« J’ai grandi à Francfort, sa ville, et pourtant jusqu’il y a cinq ans, je n’avais jamais entendu mentionner le nom de Fritz Bauer! », déclare le réalisateur, dont l’attention fut attirée par le livre d’Olivier Guez, également coscénariste du film évoquant le combat du grand magistrat pour faire juger les responsables du génocide. « Quand Bauer est mort en 1968, beaucoup ont pensé: « Bon débarras! » Le gêneur déplaisant n’était plus. Si vous cherchez une rue ou une place à son nom, vous avez intérêt à vous armer de patience… »

Le livre de Guez, L’Impossible retour (1), a pour sujet la -difficile- reprise d’une vie juive au pays de la Shoah. Un chapitre est consacré à Fritz Bauer et aux procès des SS d’Auschwitz dans les années 60. Des procès dont l’establishment (politique, judiciaire) ne voulait pas… « Je suis issu d’une famille catholique plutôt ouverte, intellectuellement, mais poser des questions comme: « Qui a fait quoi durant la guerre? », « Qui savait quoi? » touchait toujours un domaine sensible. Même pour les générations suivant celles impliquées dans la guerre, un malaise certain subsistait. Surtout lorsqu’on en venait à parler des Juifs… »

Lars Kraume et Burghart Klaussner sur le tournage de Fritz Bauer, un héros allemand.
Lars Kraume et Burghart Klaussner sur le tournage de Fritz Bauer, un héros allemand.© DR

Lars Kraume estime que le très fameux procès de Nuremberg a pu avoir un effet pervers. « On y a jugé les chefs, le sommet de la hiérarchie nazie. Et seulement ces leaders, explique-t-il. Nombre d’Allemands y ont vu la confirmation de cette idée -fausse- que le nazisme est quelque chose de diabolique qui leur est tombé dessus. Une vision bien pratique, déculpabilisante, pour ne pas avoir à regarder en face la réalité: une vaste partie des gens soutenaient activement le mouvement nazi ou en faisaient partie, plein d’autres furent complices passifs. On a préféré dire: « Le nazisme, c’était eux (Hitler, les chefs jugés à Nuremberg), pas nous! » En parvenant à faire juger les SS d’Auschwitz, fussent-ils simples gardiens du camp, Fritz Bauer essayait de clamer: « Ce n’était pas eux, c’était nous! » Et lui-même, Juif athée et exilé, ne s’exemptait pas de sa responsabilité en tant qu’Allemand… Cela même si, à son retour d’exil, les autorités alliées s’opposèrent d’abord à lui redonner un poste dans la magistrature, pour éviter que cela passe pour une « revanche juive »! Il ne doit qu’à l’appui fervent des ses amis au Parti social-démocrate d’avoir pu reprendre sa carrière… »

Pas de miracle

Un frein supplémentaire allait s’ajouter dans les années 50 avec le Wirtschaftwunder, le « miracle économique » allemand qui allait faire de la RFA créée sur des ruines la seconde puissance économique mondiale à la fin de la décennie! « La raison du miracle économique est la même que celle pour laquelle on a préféré taire les responsabilités dans le nazisme, commente Lars Kraume. Les Américains avaient besoin de l’Allemagne, et d’une Allemagne forte économiquement parlant, pour servir de bouclier face au bloc communiste, face aux Russes. Adenauer était un bon chancelier, mais il avait dans son équipe des gens pas bien du tout, que les Américains n’aimaient pas mais dont les compétences, l’expérience étaient nécessaires pour rendre rapidement le pays plus puissant, plus riche. De plus, personne ne voulait que l’Allemagne souffre trop longtemps… Il y a ce film qui s’intitule Night Will Fall et qui a pour matière originale toutes les images tournées par les troupes britanniques ayant libéré des camps de concentration. Alfred Hitchcock a été appelé pour en faire le montage. Mais quand il fut terminé, les Britanniques ont dit: « C’est tellement épouvantable, si nous montrons ça aux Allemands (c’était en 1946-1947), ils vont être tellement choqués que leur société ne pourra pas se relever aussi vite que souhaitable! » Alors ce film n’a pas été diffusé en Allemagne, avec pour conséquence de nourrir toutes les théories à propos du « mythe » de ce que qui s’était réellement passé dans les camps… »

Nouvelle (très) vague

Comment, dans pareil contexte, le cinéma populaire allemand aurait-il eu l’idée d’évoquer ces terribles choses que les Alliés victorieux eux-mêmes voulaient épargner au public local? Nettement plus mystérieux sera le fait, durant les sixties et les seventies, que la jeune génération des auteurs du « nouveau cinéma » ne se soit presque pas emparée du sujet. Wenders (né en 1945) et Herzog (né en 1942) se sont abstenus. Alexander Kluge (né en 1932) a brièvement évoqué Fritz Bauer dans un documentaire. Volker Schlöndorff (né en 1939) attendra 1979 et son adaptation du Tambour de Günter Grass pour oser. Il n’y eut que Rainer Werner Fassbinder (né en 1945) pour consacrer plusieurs films… tardifs à l’époque nazie et à l’immédiat après-guerre (Le Mariage de Maria Braun en 1979, Lili Marleen en 1981). Edgar Reitz (né en 1932) n’abordant la question du nazisme que de manière indirecte et déculpabilisante dans Heimat (1984)… Lars Kraume a son explication: « La fenêtre a été courte, entre la percée de cette génération et le début des « années de plomb », celles d’après Mai 68 et la montée de groupes terroristes comme la Fraction armée rouge. Phénomène qui les a vus plus largement s’exprimer par ailleurs. Les priorités politiques n’étaient plus les mêmes… »

Le cinéaste n’aime pas du tout le titre français de son film, Fritz Bauer, un héros allemand. « Mon intention n’était pas de donner à l’Allemagne un héros, déclare-t-il, mais bien plus de dénoncer une société qui s’est tournée contre un seul homme parce qu’il dérangeait, parce qu’il voulait rendre cette société meilleure. Le titre original est Der Staat gegen Fritz Bauer, « L’Etat contre Fritz Bauer ». Cet Etat qui a longtemps conservé la vieille morale, à l’égard de l’homosexualité par exemple, restée criminalisée malgré ce qui avait été fait aux homosexuels par les nazis… La démocratie ne nous est pas venue d’un seul coup, après la chute d’Hitler. Il a fallu se battre, même après la guerre… »

Kraume aimerait désormais consacrer un film à la période d’après la réunification allemande de 1989, voyant quelque similitude avec celle de l’après-Seconde Guerre mondiale. « Quand l’Histoire va tellement vite, les gens manquent de temps, les nécessités économiques font qu’on garde à leur poste des gens qui ont fait des choses répréhensibles, voire criminelles. Des erreurs sont ainsi faites, qu’on peut comprendre (le pays doit fonctionner), mais qui engendrent des conséquences potentiellement graves. Regardez l’Allemagne d’aujourd’hui, la frustration qui monte, surtout dans l’est du pays, où beaucoup se sentent les laissés pour compte de la réunification…

(1) PARU CHEZ FLAMMARION.

>> Lire également notre critique de Fritz Bauer, un héros allemand.

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À LIRE: THE NAZI PAST IN CONTEMPORARY GERMAN FILM, AXEL BANGERT, CAMDEN HOUSE.

LE NATIONAL-SOCIALISME DANS LE CINÉMA ALLEMAND CONTEMPORAIN, OUVRAGE COLLECTIF, SEPTENTRION.

Le passé nazi en 4 films

Phoenix

Christian Petzold s’inscrit dans les pas de Fassbinder pour ce mélodrame historique de 2014 où son actrice fétiche Nina Hoss interprète une rescapée de la Shoah. Nelly prendra une nouvelle identité, un nouveau visage, découvrira l’inconfort de ses amis, la trahison de son mari, la difficulté de retrouver une place dans son pays, l’Allemagne… Littéralement vertigineux avec ses échos du Vertigo d’Hitchcock. Très éclairant, aussi, sur la difficile survie, l’impossible pardon.

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La Chute

C’est donc à un acteur… suisse qu’il est revenu -en 2005- d’incarner Hitler dans le premier film allemand consacré entièrement à la figure du Führer! Bruno Ganz signant une performance controversée (certains le trouvent génial, d’autres supermauvais) dans un grand spectacle évoquant l’agonie du IIIe Reich et les dernières heures de son chef. Illustratif, académique, Oliver Hirschbiegel en reste à l’imagerie, à une succession de vignettes, ne creusant jamais la question politique ni celle du mal.

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Le Labyrinthe du silence

Un an avant Fritz Bauer, un héros allemand, la première évocation cinématographique du malaise de la magistrature allemande des années 50, plus que frileuse à l’idée de poursuivre les exécutants du génocide. Le film s’attache au personnage d’un jeune procureur voulant poursuivre d’anciens SS en poste à Auschwitz, et y parvenant malgré réticences et obstructions. Bauer apparaît bien sûr dans l’intrigue, comme en (convaincant) prélude au film de Lars Kraume…

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Lore

Il est revenu à une réalisatrice… australienne de signer -en 2012- le premier film allemand osant rentrer dans l’intimité d’une famille nazie, éclatée au moment de la défaite, pour y observer les conséquences du conditionnement auquel leur éducation a soumis les enfants d’un couple en fuite. La (sur)vie, le choc du réel et de l’altérité (un jeune rescapé juif), auront raison de l’idéologie dans un récit d’apprentissage habilement situé dans une nature remettant l’humain à sa juste place.

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