BlacKkKlansman: haine blanche, humour noir

Spike Lee sur le tournage de BlacKkKlansman © DR
Louis Danvers
Louis Danvers Journaliste cinéma

Sur le fil du rasoir, Spike Lee use de l’arme du rire contre le Ku Klux Klan. Brillant mais controversé.

À la fameuse question de savoir si l’on peut rire de tout, Spike Lee semble offrir une réponse affirmative sous la forme de BlacKkKlansman. Un film brillant et irrésistiblement drôle, mais déjà sujet à contestation de la part de celles et ceux qui ne trouvent pas acceptable de rire du Ku Klux Klan. Le scénario, on le sait, s’inspire très librement d’une histoire vraie. Celle de Ron Stallworth, un jeune Afro-Américain qui ne se contenta pas d’être le premier Noir à intégrer la police de Colorado Springs en 1978, mais réussit ensuite à infiltrer le chapitre local du Ku Klux Klan. Une gageure dont un livre autobiographique, paru en 2014 (1), vint célébrer méritoirement le souvenir avant que ne germe assez vite l’idée d’en faire un film.

Réalisateur mais aussi coproducteur de BlacKkKlansman, Spike Lee commença le tournage en octobre 2017. Donald Trump était alors à la Maison-Blanche depuis janvier de la même année. Le mouvement Black Lives Matter, né sur Internet en 2013 et militant contre la violence raciste, ne comptait plus les bavures mortelles, dont celle ayant coûté la vie à Jordan Edwards, quinze ans, au mois d’avril… Un contexte doublement particulier pour le cinéaste engagé, tant pour la cause afro-américaine que contre la nouvelle administration.

De Washington à… Washington

Le rôle principal, celui de l’inspecteur Ron Stallworth, avait été vite confié à John David Washington, fils de Denzel et qui avait déjà tenu (à huit ans) un petit rôle dans Malcolm X où jouait son paternel. Excellent choix de la part de Lee, tout en prolongeant un récit qui fit du très talentueux Denzel l’acteur fétiche du réalisateur. Les deux hommes ont collaboré pour quatre films (Mo’ Better Blues, Malcolm X, He Got Game, Inside Man) et dégagent une complicité féconde. Digne rejeton de son père et d’une mère elle aussi comédienne, Pauletta Pearson, John David est pour beaucoup dans la réussite du film, par sa finesse volontiers un peu ironique et un charisme naturel propre à favoriser l’identification à son personnage. Car Spike Lee ne cache pas son désir de faire du spectateur son complice dans une narration aussi divertissante que prenante et riche en rebondissements.

Si le héros du film réussit son pari fou d’infiltrer le Ku Klux Klan, c’est en usant du téléphone pour amorcer le contact puis l’entretenir et le pousser de plus en plus loin. Mais aussi et bien sûr en se trouvant un alter ego blanc qui va se rendre aux rendez-vous « physiques » et tenir le rôle de Ron auprès de ses dangereux nouveaux amis. Le fait que ce collègue, interprété par Adam Driver, soit d’origine juive, permet à Spike Lee de rappeler la nature férocement antisémite, et pas seulement anti-Noirs, du Klan. L’insistance qu’il y met montre que le cinéaste veut tourner définitivement la page sur les soupçons nés de Mo’ Better Blues voici presque 30 ans. Des soupçons visant la manière caricaturale dont il présentait dans ce film les propriétaires juifs du club de jazz où jouait son héros trompettiste noir…

Controverse

Accueilli dans l’enthousiasme en mai dernier au Festival de Cannes (avec un Grand Prix à la clé), BlacKkKlansman n’a pas échappé à une certaine controverse. Dans le collimateur de certains critiques et groupes de pression: le ton humoristique du film et la manière dont les chefs et membres du Klu Klux Klan y sont dépeints. En les montrant crédules, stupides, influençables, maladroits, grotesques et lamentables, le parti satirique de Spike Lee donnerait une image inoffensive de l’organisation raciste. Et diminuerait donc sa dangerosité aux yeux des spectateurs. Le cinéaste rendrait « anodin » le péril représenté par un Klan autrefois responsable de lynchages et encore capable de violence grave dans le contexte identitaire tendu aux États-Unis…

Lee ne s’en montre guère perturbé. Il entend ces reproches mais sait bien que son film y répond… avec l’appui de la réalité politique dominant (et divisant) son pays. Il n’a pas caché le fait que BlacKkKlansman pointait du doigt, très directement, Donald Trump. Lequel, avec son improbable mèche teinte et sa rage de tweeter à tort et à travers, avec son langage ordurier et ses incessants revirements liés à un caractère instable, offre une image hallucinante du sommet du pouvoir dans la plus grande démocratie mondiale. Ce qu’aucun humoriste, aucun caricaturiste n’aurait oser imaginer par peur d’être accusé de grossir le trait, le président le fait. Et s’en déclare heureux. De quoi démontrer qu’on peut être tout à la fois risible et nuisible, grotesque et dangereux. BlacKkKlansman apparaissant dès lors comme une sorte de métaphore presque parfaite, à peine décalée, de la situation au faîte de l’État.

Choix et conséquences

Une farce, oui, mais terrifiante au fond. Une manière de pamphlet indirect, de tarte à la crème cinématographique expédiée au visage d’un dirigeant mettant sur le même pied néonazis et antifascistes, et dont l' » America First » célèbre une Amérique au visage essentiellement blanc et surarmée.

Le plus intéressant, chez Spike Lee, outre son éblouissante maîtrise de la forme, est son souci de faire rimer spectacle avec propos social ou politique. Grand admirateur du génie stylistique hollywoodien Vincente Minnelli (le réalisateur de The Bad and the Beautiful, Lust for Life et An American in Paris), le natif d’Atlanta élevé à Brooklyn a toujours aimé associer forme et fond, conférer à des situations et à des personnages de la vie réelle le supplément de glamour que permet le 7e art. Même quand il s’agit de chroniquer la vie d’un leader politique comme Malcolm X. « La colonne vertébrale de mes films, qui m’est apparue de plus en plus évidente, est que beaucoup d’entre eux évoquent les choix que font les gens, et le reflet de ces choix, déclare-t-il. Vous allez dans telle ou telle direction, et quelle que soit celle que vous prenez, il y aura des conséquences… » Ses propres choix l’ont parfois mené vers des impasses artistiques, mais son retour flamboyant avec BlacKkKlansman prouve qu’à 61 ans, notre homme a encore beaucoup de choses à dire, et les moyens de les exprimer dans un cinéma tout à la fois populaire et faisant réfléchir. Lui qui, très tôt et peut-être trop tôt, a senti le poids des responsabilités pesant sur -à l’époque- le seul cinéaste afro-américain reconnu. Il a montré l’exemple, donné l’inspiration. Spike n’est heureusement plus seul aujourd’hui, mais sa voix se fait toujours entendre avec une force unique.

(1) Black Klansman, paru en français aux éditions Autrement, sous le titre Le Noir qui infiltra le Ku Klux Klan.

Un cinéaste politique

BlacKkKlansman: haine blanche, humour noir
© Jason Bell

« Réveille-toi! Putain, réveille-toi! » L’appel adressé par Spike Lee au président Donald Trump, le soir de la première de BlacKkKlansmanau Harvey Theatre de Brooklyn, n’a pas manqué de susciter des échos aux États-Unis. Le cinéaste n’en était pas à sa première intervention publique à résonance directement politique. Il n’a jamais joué les timides en la matière, et ses engagements pour la cause afro-américaine, contre l’arbitraire et le racisme, ont déjà fait du bruit. Cet ardent supporter de Barack Obama (il a travaillé à la récolte de fonds pour ses campagnes électorales de 2008 et 2012) et plus largement du Parti démocrate, s’est aussi engagé contre la NRA et pour le contrôle des armes à feu, la question des rapports entre Noirs et Blancs restant au coeur de son engagement. S’il a baptisé sa société de production 40 Acres & a Mule, c’est en référence aux 40 acres de terrain et à la mule que se voyaient attribuer les esclaves affranchis par l’armée américaine juste après la guerre de Sécession (une mesure vite annulée par le successeur d’Abraham Lincoln, Andrew Johnson…).

« Le sujet de la race est le gros éléphant au milieu de la pièce, a-t-il déclaré. Les Noirs comme les Blancs ont peur de l’aborder. Ce pays ne sera jamais aussi grand qu’il pourrait le devenir aussi longtemps que nous refuserons d’en parler. » Militant pour l’établissement de quotas basés sur l’origine ethnique, partisan de la discrimination positive, Lee n’a pas craint de s’en prendre directement à des collègues blancs sur la question raciale. Les oreilles de Clint Eastwood et de Quentin Tarantino, par exemple, doivent encore tinter… Certaines déclarations peu adroites et une amitié sulfureuse avec le leader… raciste et antisémite de Nation of Islam Louis Farrakhan, lui ont par ailleurs valu des critiques bien senties et en partie méritées.

La dimension politique de l’oeuvre de Spike Lee fut perceptible dès ses débuts. Grosse révélation du Festival de Cannes en 1986, son deuxième long métrage She’s Gotta Have It figure parmi les tout premiers à oser traiter de la sexualité féminine face à un certain machisme afro-américain, en traçant le portrait d’une jeune femme, Nola, qui revendique la maîtrise de son corps. De quoi faire grincer les dents au sein même de la communauté noire, comme le fera deux ans plus tard School Daze, évocation du « colorisme » à travers l’affrontement de deux groupes d’étudiants afro-américains séparés par… leur couleur de peau, sombre pour les Jigaboos et claire pour les Wannabees. Mais c’est le film suivant de Spike, le formidable Do the Right Thing, qui fit le plus de bruit en 1989. Cannes vit exploser ce brûlot aussi radical qu’inspiré, mettant en scène avec maestria la montée des tensions raciales dans un quartier de Brooklyn écrasé par une chaleur caniculaire. Le film méritait la Palme d’or à Cannes mais ne l’obtint pas ( Sex, Lies, and Videotapes de Steven Soderbergh la reçut), étant même totalement et scandaleusement exclu du palmarès établi par le jury de Wim Wenders… Mais l’impact du film n’en fut pas moins énorme! Et l’image du réalisateur citoyen, interpellant le monde, imposée pour de bon. Lee allait régulièrement la justifier, avec son biopic sur Malcolm X (1992) et le tout neuf BlacKkKlansman mais aussi le controversé Jungle Fever, sur des amours mixtes, Get on the Bus en 1996, où des militants afro-américains se rendent à la marche de protestation « Million Man March », ou encore le satirique The Very Black Show de 2000, où il épingle le phénomène du « blackface », ces spectacles où des comédiens blancs incarnaient des personnages noirs stéréotypés.

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