Bernardo Bertolucci, il maestro

Bernardo Bertolucci © DR
Jean-François Pluijgers
Jean-François Pluijgers Journaliste cinéma

Dix ans après The Dreamers, Bernardo Bertolucci est de retour avec Io e Te, un drame intimiste à l’écoute des aspirations et hésitations de deux jeunes gens. Un film faisant écho à une partie de son oeuvre, et l’occasion d’un regard à la fois introspectif et rétrospectif. Rencontre.

Le réalisateur italien est mort à Rome à l’âge de 77 ans, nous republions ici notre dernière interview avec lui, publiée dans le Focus du 10 mai 2013.

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Rencontrer Bernardo Bertolucci, c’est convoquer le souvenir d’images qui, de Prima della Rivoluzione au Dernier tango à Paris, du Conformiste au Dernier empereur, de Novecento à Un thé au Sahara, ont composé un parcours cinématographique sans guère d’équivalent. Auteur, à l’âge de 22 ans à peine, d’un premier film majeur -le Avant la Révolution susmentionné-, le réalisateur parmesan a su, par la suite, maintenir le cap d’un cinéma ambitieux, inscrit au confluent d’interrogations politiques et humaines, tout en se frottant à divers tabous. Si le succès public fut longtemps au rendez-vous de son exigence artistique, les années 90 allaient toutefois amorcer un déclin sensible. Jusqu’à The Dreamers, en 2003, évocation nostalgique de Mai 68 dont on crut longtemps qu’elle allait constituer son testament de celluloïd, Bertolucci étant par ailleurs rongé par des douleurs dorsales qui devaient le tenir éloigné des plateaux.

Dix ans après, Io e Te (lire notre critique) apparaît dès lors comme le film d’un renouveau inespéré. Il Maestro est d’ailleurs le premier à en convenir, en préambule à une conversation ayant pour cadre un salon tranquille, à l’abri du tumulte du festival de Cannes, où le film était présenté l’an dernier hors compétition. « Je ressens comme une libération. Me retrouver ici, c’est la preuve que je suis toujours capable de faire des films, alors qu’il y a trois ou quatre ans encore, j’avais le sentiment que cela me serait désormais impossible. Je me disais que tout est fini (*). Ma caméra gisait dans une cave oubliée, et je l’en ai sortie. » S’il est désormais rivé à une chaise roulante, Bernardo Bertolucci, 73 printemps, a pourtant conservé dans le regard cette étincelle qui est le propre d’une jeunesse qu’il a régulièrement convoquée à l’écran. Ainsi encore de Io e Te (Moi et Toi), adapté d’un roman de Niccolo Ammaniti, et dont les protagonistes centraux sont deux jeunes gens, Lorenzo, un adolescent introverti de 14 ans, et sa demi-soeur Olivia, de dix ans son aînée, emmenés par un singulier concours de circonstances à cohabiter pendant quelques jours dans une cave exigüe. « Quelqu’un m’a dit un jour que j’étais un cas de croissance interrompue (rires). C’est sans doute là la raison pour laquelle j’apprécie avoir des personnages jeunes dans mes films. J’aime retrouver la dynamique d’un changement face à ma caméra: Jacopo (Olmo Antinori, l’interprète de Lorenzo, ndlr), je l’ai vu grandir devant elle. Il a incroyablement changé pendant les trois mois de tournage, et c’est fantastique. »

Tout est politique

Au-delà de la métamorphose physique, le film réussit aussi à capter quelque chose d’un état émotionnel spécifique, à l’orée d’un éveil que le réalisateur a déjà traqué dans plusieurs de ses films, de Beauté volée à The Dreamers notamment. Ces derniers, que campaient Eva Green, Louis Garrel et Michael Pitt, n’étaient pas seulement sensiblement plus âgés que le personnage pivot de Io e Te, ils évoluaient dans un monde sur lequel planait un esprit de liberté qui n’est plus qu’un lointain souvenir. « L’esprit des sixties et de Mai 68 en particulier reste quelque chose d’unique, que je n’ai plus jamais retrouvé par la suite. Cela correspond très précisément à un moment où tout a coïncidé, les films de Godard, les essais de Roland Barthes… Tous ces éléments mis ensemble, il y avait la place pour le rêve d’une utopie. Aujourd’hui, l’esprit de 68 serait très difficile à mettre en pratique. Où réside la différence principale? A la fin des années 60, faire l’amour était un geste politique, manger des spaghettis était un geste politique. Si vous parlez de politique à des jeunes d’aujourd’hui, ils ne savent pas de quoi il s’agit. C’est une grosse différence. » Tout étant alors politique, son cinéma le serait en toute logique également –« quand je tournais des films politiques, c’est parce que celle-ci nous entourait. Un cinéaste se doit de considérer la réalité »-, jusqu’à la controverse, au besoin. Bertolucci en connaît un bout sur la question, dont Last Tango in Paris,et la relation, sexuelle et amoureuse, qui s’y nouait, à l’abri des tabous, entre Maria Schneider et Marlon Brando, provoqua en son temps un scandale -lequel allait incidemment asseoir un peu plus encore sa notoriété. « Il était peut-être plus facile de provoquer à l’époque qu’aujourd’hui, parce que le monde était plus bigot et moraliste, observe-t-il à ce propos. Etre transgressif constituait un must dans les années 60 et 70. Etre en mesure de l’être représentait encore quelque chose de différent, mais c’était l’un des dix commandements. » (rires)

Le soupçonnerait-on de céder à la nostalgie qu’il s’en défendrait cependant avec une certaine véhémence. « Nostalgique? Bien sûr que je le suis. Mais je privilégie toujours le présent par rapport au passé. » A peine, ainsi, s’il se formalise de savoir que ses jeunes acteurs de Io e Te ignoraient vraisemblablement tout de sa filmographie: « Je ne sais pas s’il arrive encore aux jeunes de découvrir mes films. Ils voient les films qui sortent maintenant. Je n’ai guère d’attentes quant au fait que le public d’aujourd’hui connaisse mes films ou le cinéma. D’ailleurs, ce dernier existe-t-il encore vraiment? Les festivals ressemblent aux derniers cimetières pour éléphants. » Constat qu’il énonce, du reste, sans la moindre acrimonie, précisant encore: « Le cinéma a changé, et nous devons l’accepter. Il a toujours été dans un état de mutation permanente, du muet au parlant, du noir et blanc à la couleur, du studio aux tournages dans la rue du néo-réalisme italien, etc. J’ai envisagé de tourner Io e Te en 3D, jusqu’au moment où j’ai réalisé la lourdeur du procédé, et combien il était embêtant d’attendre que les deux caméras nécessaires soient prêtes… »

Space Oddity

Qu’à cela ne tienne, le film puisant, d’ailleurs, une partie de sa force précaire dans sa modestie apparente, en toute fragilité assumée. Comme souvent, Bertolucci y fait un usage particulièrement inspiré de la musique, en particulier du Space Oddity de David Bowie, décliné ici en deux versions, l’anglaise et l’italienne. « Il y a longtemps que je voulais utiliser cette chanson dans ces deux versions. Personne ne connaît l’italienne, dont la musique est la même, mais les paroles complètement différentes. J’y ai vu un clin d’oeil pour les cinéphiles, en écho aux films étrangers qui, lorsqu’ils sortent en Italie, sont doublés. Là, c’est comme si Bowie s’était doublé lui-même en italien. Il se trouve aussi que je me suis souvenu avoir beaucoup écouté cette chanson, alors que je conduisais sans but à Los Angeles, dans l’attente d’un contrat avec une major qui ne s’est jamais concrétisé. Je vivais au Château Marmont, et je me rappelle avoir été témoin de ce qu’a mis Sofia Coppola dans son film (Somewhere, ndlr). J’y ai vécu la même chose, attendant quelque chose qui ne s’est jamais produit, et écoutant David Bowie… »

Au diable les regrets, cependant: « Ce qui est fait est fait », observe Bernardo Bertolucci avec une pointe de fatalisme, précisant dans le même mouvement ne pas regarder ses anciens films, « par peur de ne plus les aimer, de les trouver mauvais ou, tout simplement, de fondre en larmes face à l’écran, ce à quoi je me refuse ». Une règle sacro-sainte à laquelle il devra peut-être consentir une exception dans quelques jours, Le Dernier empereur étant programmé, en version restaurée 3D, à Cannes Classics…

(*) EN FRANÇAIS DANS LE TEXTE.

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