« Avant d’apprendre à aimer, les homosexuels apprennent à mentir »

Tom à la ferme © DR
Jean-François Pluijgers
Jean-François Pluijgers Journaliste cinéma

Pour son quatrième long métrage, le cinéaste québécois Xavier Dolan met le cap vers le thriller psychologique, un genre qu’il revisite de manière toute personnelle dans Tom à la ferme.

C’est un bel objet d’une cinquantaine de pages. Xavier Dolan y a disposé des photos de plateau choisies avec soin, flanquées de sa note d’intention, de sa biographie et de quelques autres indications encore. Soit un dossier de presse classieux dont les crédits nous apprennent qu’il l’a réalisé lui-même; l’un des sept postes qu’il occupe au générique de Tom à la ferme, son quatrième long métrage. Plus narcissique, on ne voit jamais que Vincent Gallo -une suggestion de casting?-; mais soit le cinéaste québécois a, du haut de ses 25 ans, l’arrogance des gens conscients de leur talent, et le sien est assurément immense. Démonstration encore avec ce nouvel opus, inspiré d’une pièce de Michel Marc Bouchard, et qui, porté par une mise en scène aiguisée, s’aventure en terrain sensible: « Avant d’apprendre à aimer, les homosexuels apprennent à mentir« , résume le dramaturge, « tagline » que Dolan n’a pas manqué d’assaisonner à sa façon. Signant là sa première adaptation, le réalisateur entrouvre un nouvel horizon qu’il appelait de ses voeux: « Mes trois premiers films parlaient tous d’amour, et avaient beaucoup d’éléments en commun, qui en ont fait une sorte de trilogie inconsciente, entame-t-il, au lendemain d’une projection vénitienne accueillie avec des sentiments divers. Je voulais essayer autre chose, en termes de genre. Et Tom à la ferme, dont j’avais acquis les droits il y a déjà longtemps, se prêtait à ce changement…« 

La vie, dans toute son ironie

De fait, après avoir donné à Laurence Anyways les teintes d’un mélodrame, voilà que Xavier Dolan tâte aujourd’hui du thriller psychologique, autre genre classique s’il en est, abordé toutefois avec une touche décalée et une ironie n’appartenant qu’à lui. « La vie elle-même est chargée d’ironie, même dans les moments les plus tragiques, observe-t-il, alors qu’on l’interroge sur la distance qu’il semble vouloir ainsi adopter. Ce n’est pas parce que quelqu’un est retenu en otage qu’il n’y aura pas de moments où tout le monde va se laisser aller à rire. C’est ainsi, la vie continue. Il ne s’agit pas de rendre le film drôle ou ironique, mais bien qu’il ait l’air réel… » Et le voyage de Tom de prendre un tour résolument bizarre avec l’acceptation de son destin, pour ce que le réalisateur appelle encore « un film sur la substitution » -il s’agirait, en quelque sorte, de remplacer l’être aimé- ainsi que sur « les mensonges que nous nous racontons, et le déni« .

Le genre coulerait alors de source, manière de restituer le sentiment d’anxiété, de peur et d’altérité que Dolan confesse avoir éprouvé à la découverte de la pièce; voire même de l’amplifier, à l’aide de la partition composée pour la circonstance par un Gabriel Yared en veine « herrmannienne ». Soit, là encore, un changement sensible dans la « méthode » Dolan. « C’est un thriller psychologique, pourquoi ne pas lui en donner le score?, objecte le réalisateur. Au départ pourtant, il ne devait pas y avoir de musique dans Tom à la ferme. Elle n’était ni planifiée, ni budgétée. Mais au montage, j’ai commencé à y coller des compositions de Philip Glass, James Newton Howard et Hans Zimmer, et le film fonctionnait mieux, tout y appelait la musique (…) Quand Gabriel Yared m’a envoyé sa première démo, j’ai ressenti un choc. Et j’ai adoré le fait qu’il adhère au genre sans la moindre réserve, comme l’aurait fait un compositeur de Hitchcock. Si Transfomers peut claquer si fort, pourquoi ne pourrais-je pas me le permettre? Pourquoi faudrait-il s’en tenir à une musique indie pour salles art et essai, façon Brian Eno? J’adore Eno, la question n’est pas là, mais ici, ce que je veux, c’est ce putain de Batman... »

Frénésie créatrice

S’il ne répugne pas à la fanfaronnade -on se souvient de l’épisode cannois qui le vit s’étonner du fait que Laurence Anyways ne figure pas en compétition, avant de plaider le malentendu-, Dolan n’en porte pas moins un regard aiguisé sur son métier. Volontiers iconoclaste, aussi, comme lorsqu’il soutient n’avoir jamais vu le moindre film d’un Fassbinder dont on serait pourtant enclin à en faire l’un des héritiers -« Je n’ai pas de culture« , s’esclaffe-t-il. Lui demande-t-on si lui, le control freak, se verrait quitter le circuit indépendant pour se tourner vers de plus grosses productions, qu’il approuve, avant de prendre la tangente. « Arthouse, indie, majors, studios ne sont jamais que des termes inventés par les gens de Variety et du Hollywood Reporter afin que les acheteurs sachent ce qu’ils vont acquérir à Cannes. C’est un langage d’entreprise. Moi, je veux croire en une industrie, un art, où les films fonctionnent, ou pas, point à la ligne. Vous avez vu Le Cheval de Turin de Bela Tarr? Ce n’est sans doute pas un film des plus accessibles, mais il fonctionne, c’est un grand film -la séquence d’ouverture est fort longue mais tellement magique qu’il est impossible d’en détourner le regard. Qu’importe qu’il s’agisse d’un film indépendant ou commercial? Je ne veux rien en savoir. Que dirait-on, de nos jours, d’un film comme Magnolia, considérant que ses acteurs ne seraient pas les stars qu’ils sont devenus? Est-ce un film art et essai? Commercial? De studio? Il se situe quelque part entre, et qui s’en soucie à vrai dire? Mon souhait n’est pas de quitter pour un temps une sphère quelconque, mais bien de pouvoir prendre un scénario, et considérer ce qu’il mérite en termes de style. Ce qui importe, c’est que les films soient réussis: Jumanji est un film qui fonctionne, Home Alone en est un aussi, et pas qu’un peu… (rires) »

Plaisanterie mise à part, cette stratégie ne lui a pas trop mal réussi, qui l’a vu aligner quatre films remarqués en un peu moins de cinq ans, auxquels s’en ajoutent deux autres, arrivés à des stades divers de production, The Death and Life of John F. Donovan et Mommy, annoncé comme probable dans la sélection cannoise qui sera dévoilée le 17 avril. Une logorrhée n’étant pas sans évoquer le babil incessant de Melvil Poupaud dans Laurence Anyways: de là à parler de frénésie créatrice, il n’y a, pour ainsi dire, qu’un pas. « Pourquoi la frénésie?, soupèse-t-il. Je ne sais pas. Nous vivons une époque où l’on peut se dire que la priorité principale, d’ici 20 ou 25 ans, risque d’être de trouver de l’oxygène ou de l’eau potable, et non de tourner des films. Je n’ai pas le privilège d’avoir été un cinéaste des années 70 qui pouvait penser avoir toute la vie devant lui. J’ai mon vécu derrière moi, et pour ce qui est de l’avenir, je ne vois pas plus loin que trois ou quatre ans.(…) Ce rythme tient au fait que j’ai peur de mourir et que j’ignore de quoi le futur sera fait, mais aussi que je ne peux pas procéder autrement. Quand je ne tourne pas, j’attends. Tourner un film, c’est comme prendre de l’héroïne pour la première fois: il y a un flash, et ensuite, il vous en faut, encore et encore et encore. Si vous n’en faites pas, vous devenez dingue. Si je pouvais tourner deux, trois films par an, je le ferais. Ce n’est pas une question de rythme de production, mais de toujours s’améliorer, et de dire ce que l’on a à dire -20 ans ne m’y suffiraient pas. »

ENTRETIEN Jean-François Pluijgers, À Venise

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