Atlantique: le sort des migrants revu et corrigé par la grâce du regard de Mati Diop

Ada attend Souleiman, comme Pénélope scrutant le retour d'Ulysse © Les films du bal
Jean-François Pluijgers
Jean-François Pluijgers Journaliste cinéma

Sur arrière-plan de migration, Mati Diop s’aventure au coeur de la nuit dakaroise pour signer un film-monde fondant réel et onirisme dans un tout sensoriel et organique, et doubler une histoire de fantômes d’un récit d’émancipation au féminin. Envoûtant. Rencontre et critique.

Premier long métrage de Mati Diop, Atlantique aura constitué l’incontestable révélation du dernier festival de Cannes. Autrice auparavant de courts métrages remarqués, actrice chez Antonio Campos (Simon Killer) et Claire Denis (35 rhums), la cinéaste franco-sénégalaise, nièce de Djibril Diop, réalisateur autrefois de Touki Bouki, y filme, dans la nuit dakaroise, l’odyssée de Pénélope et Ulysse contemporains. À savoir Ada et Souleiman, deux jeunes gens s’aimant d’absolu, que le destin sépare lorsque le garçon décide de prendre la mer, en quête d’un avenir meilleur. Le point de départ d’un récit de toute beauté, dérivant d’une réalité âpre pour mieux embrasser un horizon fantastique, histoire de fantômes n’en finissant bientôt plus de hanter le spectateur.

Ceux qui restent

Dix ans avant ce film, il y avait eu Atlantiques, court métrage abordant le thème brûlant de la migration du point de vue de Serigne, un jeune Sénégalais racontant sa traversée avortée à destination de l’Europe à ses amis et à la cinéaste. « J’étais là, avec ma caméra, et j’ai décidé de mettre mon cinéma au service de ce qui se passait, commente celle-ci. C’était en 2009, une période où beaucoup de jeunes quittaient les côtes sénégalaises pour rejoindre l’Espagne. Le chômage était vraiment très fort et, au-delà des questions économiques, un profond sentiment de « no future » régnait au Sénégal. Et moi, j’arrivais après dix ans sans y être allée, en ayant envie de tourner un film sans savoir lequel exactement. Mon premier projet était d’explorer mes origines sénégalaises à travers l’oeuvre de mon oncle, pour comprendre un peu où je mettais les pieds, dans quelle famille j’étais arrivée, parce que j’étais quand même consciente qu’il y avait avant moi quelqu’un d’assez costaud. »

Commençant les repérages de ce qui deviendra, quelques années plus tard, Mille soleils, un court métrage dialoguant avec Touki Bouki et son héritage ancestral, Mati Diop voit son retour aux sources différé lorsqu’elle est rattrapée par l’Histoire, et les courants qui agitent alors la société sénégalaise. « Je passais beaucoup de temps avec mon cousin et ses copains. Tous voulaient partir en Espagne, et j’ai commencé à recueillir de nombreux témoignages, jusqu’à réaliser Atlantiques. Pour moi, il s’agissait déjà un peu d’un film de fantômes, parce que le personnage principal n’arrêtait pas de me dire qu’il n’était pas là, et de me répéter: « Je suis déjà là-bas, mon esprit est ailleurs. » C’est une époque où beaucoup de jeunes partaient, sans rien dire à personne. Il y avait une dimension virale qui m’a vraiment marquée. Comme beaucoup d’entre eux disparaissaient en mer, j’ai commencé à regarder l’océan comme un personnage à part entière, qui avalait la jeunesse dans ses tréfonds. Et à envisager, sans m’en rendre compte, Dakar un peu comme une ville fantôme. Le projet d’écrire un film fantastique sur cette période est né alors. »

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Atlantique en élargit toutefois le spectre: soucieuse d’évoquer différents visages de la jeunesse sénégalaise, la cinéaste greffe à l’époque de l’exode massif vers le mirage des rivages européens, baptisée période « Barcelone ou la mort », celle du Printemps sénégalais, survenu trois ans plus tard, et propulsé par le mouvement « Y’en a marre ». « Six mois après le Printemps arabe, il y a eu un Printemps dakarois. Le président a été éjecté par le peuple, il y a eu énormément d’émeutes, et on a vu tout à coup une jeunesse prendre son destin en main, dire non et créer une rupture très nette avec le pouvoir en place. Je voulais voir cette jeunesse-là dans le film, et Ada en est l’incarnation. » Le Printemps dakarois se muant, devant sa caméra, dans celui d’une jeune fille s’émancipant de l’emprise de sa famille et de la société pour faire face à son destin et se réapproprier sa vie. Et Mati Diop d’encore expliquer: « Après avoir fait le court métrage, j’ai eu envie de changer de point de vue, et de raconter l’histoire de ces garçons, des fantômes de l’Atlantique, du point de vue des filles, de celles qui restent pour raconter l’Odyssée. Les figures de Pénélope et Ulysse m’ont beaucoup aidée à structurer les personnages. Étant moi-même une femme, je trouvais que finalement, à mon endroit à moi, la manière la plus juste de parler de ces disparitions était d’évoquer l’impact sur ceux qui restent, et vivent avec cette perte. J’avais aussi envie d’écrire l’histoire d’une jeune femme parce que j’en ai été une, et que je voulais me raconter à travers ce personnage. Inventer Ada, c’était une manière de pouvoir vivre par procuration l’adolescence africaine que je n’ai pas connue à Paris. Il y avait une dimension personnelle assez forte. »

Un film-monde

Si le film s’ouvre en mode quasi documentaire, c’est comme pour mieux s’aventurer dans le champ d’une fiction traversée d’envolées fantastiques. Peuplé de fantômes, Atlantique en ose la déclinaison littérale, approche se révélant d’autant plus envoûtante à l’autopsie que naïve de prime abord. « La question de comment faire revenir les personnages morts en mer s’est bien sûr posée, poursuit Mati Diop. Allaient-ils réapparaître en chair et en os? C’est là que j’ai pensé aux possessions, parce que dans l’imaginaire musulman, les djinns sont très présents, ce qui m’a beaucoup influencée pour trouver la forme de ces revenants. Et puis, le fait qu’ils prennent naissance à travers le corps des femmes me permettait d’évoquer la puissance de la mémoire, et à quel point finalement, les fantômes naissent en nous. »

Mati Diop
Mati Diop© GETTY IMAGES

Le mélange des genres n’est d’ailleurs pas la moindre des qualités d’un film qui, non content d’abolir les frontières entre réalisme et onirisme, puise dans l’âpreté matière au lyrisme, et ose l’amour impossible face au capitalisme sauvage et ses dérives. Une sorte de profession de foi pour la cinéaste: « L’idée, et ça valait également dans mes courts métrages, est de ne pas avoir à choisir entre le film politique documentaire d’un côté, et le film romanesque fantastique de l’autre. Le romanesque n’est pas réservé à la fiction, et la réalité sociale, politique ou économique au documentaire. Ça paraît simpliste de le dire comme ça, mais c’est toujours la même question cruciale au cinéma d’un fond qui doit rencontrer une forme, mais surtout d’une forme qui doit révéler le fond. Ce n’est pas nouveau, le fantastique est souvent utilisé pour traiter d’importants sujets politiques, et une de mes références, en termes d’ambition politique, a été Fog, de John Carpenter. Le film a ses qualités et ses défauts, mais je le trouve extrêmement clair dans sa dimension politique. De même, et bien que très différents, Hyènes et Touki Bouki, de mon oncle, qui sont de grands films politiques. J’apprécie aussi les films-mondes, et j’aime bien que les personnages incarnent eux-mêmes la situation. »

Ada en est un exemple éloquent, dont la trajectoire est porteuse de métaphores, et qui évolue dans un espace ouvrant sur un horizon infini bien qu’ancré dans le réel. Un sentiment encore renforcé dès lors que le film instruit une relation comme organique aux éléments, sublimée par la photographie de Claire Mathon (qui signait récemment celle du Portrait de la jeune fille en feu, de Céline Sciamma). « Déjà, il y avait l’idée de l’Atlantique comme personnage à part entière du film. Après, pour un film sur l’attente, la question des éléments me semble importante. Que ce soit simplement la lune pour marquer le temps qui passe, ou les fièvres qui arrivent avec les couchers de soleil, les éléments participent énormément à l’atmosphère cosmogonique du film. Pour le coup, je pense que c’est aussi lié à ma culture africaine, parce que même si je suis née et que j’ai grandi à Paris, ce rapport doit être ancré quelque part en moi. J’avais besoin de faire rentrer cette dimension dans le récit, pour que les personnages ne soient pas seuls à porter l’histoire. Après, sans être une experte, ce qui m’a marquée dans les pièces de Shakespeare que j’ai pu lire ou voir au théâtre, c’est la place des éléments dans la dramaturgie. Quand on a la chance d’assister à une représentation de Shakespeare bien jouée, on entend vraiment la structure de la dramaturgie, et les éléments sont hyper-présents. On sent presque les planètes bouger autour des personnages et des événements, et ça confère une dimension plus riche au récit. Sentir l’homme compressé à l’intérieur d’une échelle plus vaste, je trouve ça très fort… »

Atlantique ****

De Mati Diop. Avec Mama Sané, Amadou Mbow, Ibrahima Traore. 1h44. Sortie: 04/12.

Atlantique: le sort des migrants revu et corrigé par la grâce du regard de Mati Diop
© Les films du bal

Mati Diop évoque volontiers le choc esthétique éprouvé lors de sa rencontre avec le cinéma d’Apichatpong Weerasethakul. Il y a un peu de cela également à la découverte d’ Atlantique, son premier long métrage, une oeuvre se dérobant à toute tentative de classification, le pendant singulier au court qu’elle tournait en 2009, Atlantiques. La cinéaste franco- sénégalaise y filmait Serigne, un garçon qui relatait sa traversée en mer à destination de l’Espagne, rêve d’ailleurs bientôt naufragé. Changement de regard cette fois, puisqu’elle adopte celui d’une jeune fille restée à quai, Ada (Mama Sané), suspendue à l’hypothétique retour de celui à qui l’unit un amour frappé du sceau de l’éternité, Souleiman (Ibrahima Traore). Manière d’envisager ce drame de la migration par le prisme de l’attente, dans un récit abolissant les frontières entre réalité et fiction, pour mieux les fondre harmonieusement en quelque horizon onirique voire mythologique.

Élan vital

Tout commence dans la poussière et la fébrilité d’un chantier de Dakar dont certains ouvriers, n’en pouvant plus de n’être payés que de promesses, décident de prendre la mer et de mettre le cap sur l’Europe, en quête d’un avenir meilleur. Parmi eux, Souleiman, parti dans la nuit sans avoir fait ses adieux à Ada, que la rumeur de sa disparition, englouti par les flots avec ses compagnons d’infortune, va laisser anéantie. Résignée aussi à ce mariage arrangé dont elle ne veut pas, mais qu’elle doit se résoudre à accepter. Les invités en sont encore à se pâmer devant la chambre nuptiale et son blanc aveuglant qu’un incendie la réduit en cendres, tandis que les filles du quartier sont bientôt sujettes à des fièvres mystérieuses, comme possédées. Les premiers d’une série de phénomènes étranges sur lesquels enquête l’énigmatique inspecteur Issa (Amadou Mbow)…

Découvert en compétition lors du dernier festival de Cannes, Atlantique devait y marquer les esprits, au point d’ailleurs de repartir de la Croisette fort d’un Grand Prix nullement usurpé. Si le film trouve son point d’ancrage dans une réalité âpre, Mati Diop en transcende le contexte social pour entremêler avec bonheur fable politique, absolu amoureux, poésie fantastique et aspirations cosmiques. Non sans signer encore un ample récit d’émancipation au féminin, cette histoire de fantômes serpentant entre les appellations comme elle s’aventure dans la nuit dakaroise, portée par un irrépressible élan vital. Nourrissant un rapport fécond aux éléments, ce film-monde n’en finit dès lors plus de captiver ni d’intriguer, tout en préservant une part de son mystère. Soit une expérience sensible et sensorielle dont la foudroyante beauté recèle des vertus proprement envoûtantes…

Atlantique: le sort des migrants revu et corrigé par la grâce du regard de Mati Diop
© Les films du bal

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