Asako I & II, Senses… avec Ryûsuke Hamaguchi, les sens en éveil
Avec Asako I & II, le cinéaste japonais Ryûsuke Hamaguchi s’impose comme un auteur majeur, doublant la peinture sensible d’une obsession amoureuse d’un lumineux portrait de femme. Un film à découvrir en DVD, tout comme le somptueux Senses.
Il aura fallu attendre 2018 et la sélection de Asako I & II en compétition au festival de Cannes pour que Ryûsuke Hamaguchi, cinéaste japonais auteur d’une dizaine de films déjà au rang desquels l’exceptionnel Senses, accède à une large reconnaissance internationale. Issu de la scène indépendante, et représentant, au même titre qu’un Koji Fukada, d’une nouvelle génération nipponne, le réalisateur considère volontiers Asako comme son premier film « commercial ». Une notion à replacer dans le contexte local, et dans laquelle il y a lieu d’entendre surtout des normes de production (et une durée) classiques, conditions n’ayant toutefois pas altéré sa façon de procéder avec les acteurs, pas plus que la grâce et la sensibilité émanant de son cinéma.
À l’origine d’ Asako, il y a le roman Netemo Sametemo de Tomoka Shibasaki, non traduit en français à ce jour, le titre original, « j’y pense dans mon sommeil comme dans la journée » soulignant limpidement la dimension romantique de l’histoire, non sans la situer aux confins du rêve et de la réalité. Au coeur de celle-ci, on trouve Asako, une jeune femme d’Osaka décidant de changer de vie à la disparition aussi soudaine qu’inexpliquée de son premier amour, Baku. Et qui, désormais installée à Tokyo, y rencontre un jour un homme lui ressemblant trait pour trait, Ryôhei, dont elle tombe à son tour amoureuse. Hamaguchi raconte avoir été fidèle à l’esprit du texte, plutôt qu’à la lettre. « C’est un roman de 300 pages, et le ramener à un film de 120 minutes constituait évidemment un défi. L’histoire de Baku en occupe environ la moitié, j’ai décidé de la condenser en 20 minutes pour me concentrer surtout sur la relation entre Asako et Ryôhei. J’ai trouvé intéressant que Tomoka Shibasaki décrive aussi bien la vie des individus que le quotidien à l’échelon de la société elle-même. Et j’ai ajouté le séisme, qui est évidemment une référence à la catastrophe naturelle qu’a connue le Japon en 2011. Le livre ayant été écrit avant, il n’y figurait forcément pas. »
Vous pouvez modifier vos choix à tout moment en cliquant sur « Paramètres des cookies » en bas du site.
Basculement dans la fiction
La triple catastrophe du 11 mars 2011 -le séisme de la côte Pacifique du Tôhoku, suivi d’un tsunami et de l’accident de la centrale nucléaire de Fukushima- occupe une place importante dans l’oeuvre de Ryûsuke Hamaguchi, qui y a consacré, avec Ko Sakai, une trilogie documentaire, avant d’en faire cette fois le pivot, fût-il sous-jacent, d’Asako. « Pour les personnages, comme pour le Japon, ce fut un tournant. Il y a eu de nombreuses victimes -20.000 environ-, c’est le plus grand désastre que nous ayons connu depuis la Seconde Guerre mondiale, et les images de l’après sont d’ailleurs semblables. L’impact sur l’économie a aussi été considérable, et s’est traduit par une perte de confiance au sein de la population japonaise. » Et de poursuivre: « Après le désastre, j’ai tourné des documentaires dans les régions sinistrées. Les victimes que j’ai rencontrées parlaient du tsunami ou de l’accident nucléaire comme si elles avaient regardé un film, ça leur semblait presque être une fiction. Cette disposition a induit un changement radical dans leur perception du quotidien qui, d’un seul coup, leur paraissait lui aussi pouvoir relever de la fiction. En conséquence, beaucoup de gens ont éprouvé le besoin urgent de revenir à leur routine, et à la conviction que leur vie allait continuer à s’écouler, inchangée, aujourd’hui, demain et après-demain. Le fait que tout un chacun y croie permet à une société de fonctionner en tant que système. Mais quand on fait face à un tel désastre -et je pense que c’est ce qu’ont ressenti de nombreux Japonais de façon aiguë-, on réalise aussi combien ce quotidien que nous pensions immuable peut se trouver radicalement bouleversé à tout moment, même s’il nous faut continuer à y croire. Lorsqu’elle commence à fréquenter Ryôhei, Asako éprouve le sentiment teinté d’appréhension que son quotidien est rattrapé par la fiction, une impression faisant écho à ce que les Japonais ont ressenti, d’une façon générale, après le séisme… »
Vous pouvez modifier vos choix à tout moment en cliquant sur « Paramètres des cookies » en bas du site.
Capturer plus de la réalité
Asako I & II s’attache toutefois surtout à la sismographie des sentiments, arpentant une ligne temporelle courant du frémissement initial à une obsession travaillant l’inconscient sous le coup des réminiscences d’un premier amour. Hamaguchi s’y révèle peintre particulièrement sensible, l’éveil amoureux trouvant, devant sa caméra, des contours proprement magnétiques -surnaturels pour ainsi dire. « Dans le roman, elle est éblouie par les traits de son visage, entre Asako et Baku, c’est l’amour au premier regard. La question était donc de savoir comment le capter et le traduire à l’écran, une entreprise extrêmement délicate si l’on ne veut pas verser dans le cliché. Pour l’exprimer, j’ai donc décidé de me concentrer sur les yeux et le regard dans une approche frontale, manière de montrer que la réaction est d’abord physique, renforçant ensuite cette impression au montage. » Le résultat est affaire de magie du cinéma qui, assortie aux vibrations de la partition de Tofubeats, ouvre sur un champ fantasmatique en quelque effet vertigineux. Et si le film cite Ibsen ou Tchekhov (l’une des protagonistes est comédienne de théâtre), c’est plus encore au Hitchcock de Vertigo que l’on pense par endroits, à qui l’on ajoutera John Cassavetes, inspiration revendiquée celle-ci. « Mon premier amour de cinéma, c’est Cassavetes, et plus particulièrement Husbands, A Child Is Waiting et Minnie and Moskowitz. J’ai eu le sentiment que ces films capturaient plus de la réalité que nous ne pouvions en voir dans les faits, et c’est ce qui m’a convaincu de consacrer ma vie au cinéma. J’avais 20 ans à l’époque. »
Deux décennies plus tard, Ryûsuke Hamaguchi n’a pas dérivé de cette ligne, et ses films, qu’il s’agisse de Senses ou Asako, vibrent d’une intensité peu commune, la réalité s’y trouvant comme transcendée. Le jeu de ses comédiens n’y est certes pas étranger, nourri, dans le cas de Senses de six mois d’ateliers d’improvisation théâtrale; dans celui d’Asako de minutieuses lectures réunissant les acteurs, Masahiro Higashide et Erika Karata, les deux premiers rôles du film, en tête. « Ma méthode de travail requiert la coopération totale des comédiens. À la veille de tourner chaque scène, je réunis les acteurs pour en faire de nombreuses lectures. Je leur demande de ne pas y ajouter de nuances, de sorte que les mots sortent bientôt d’eux-mêmes, et que les comédiens absorbent vraiment le texte. Je suis attentif à leur voix, et quand je commence à y déceler une certaine épaisseur, c’est que l’on peut passer au tournage. Une fois la caméra en action, je les laisse nourrir le texte avec les nuances de leur choix, en fonction de l’émotion ressentie ou de leur réaction à la situation. Et j’espère qu’il va en ressortir quelque chose de spécial. » Pari relevé haut la main, et Asako charrie un torrent d’émotions diverses, non sans toucher, l’air de rien, à quelque chose d’essentiel, ses protagonistes suspendus entre réel et irréel, présents à un monde qui leur échappe pour partie, inconnu et mystérieux. Ainsi va le cinéma de Ryûsuke Hamaguchi, ondulant tout en finesse, les sens et les sentiments en éveil…
Drame de Ryûsuke Hamaguchi. Avec Masahiro Higashide, Erika Karata. 1h59. Édité par Arte. Distribué par Coming Soon.
Découvert à Cannes en 2018, et bénéficiant aujourd’hui, à défaut de sortie en salles, d’une édition DVD indispensable, Asako I & II, du réalisateur japonais Ryûsuke Hamaguchi est un film à combustion lente, de ceux dont l’ampleur et la richesse ne s’apprécient pleinement qu’avec le temps. Adapté du roman Netemo Sametemo de Tomoka Shibasaki, et considéré par le cinéaste, auteur entre autres du formidable Senses (lire par ailleurs), comme son premier film « commercial », Asako s’insinue dans le sillage d’une jeune femme (Erika Karata) dont le premier amour, Baku, un esprit libre, disparaît du jour au lendemain. Et de quitter Osaka pour Tokyo où elle rencontre deux ans plus tard Ryôhei, un employé présentant une ressemblance troublante avec Baku (Masahiro Higashide interprète d’ailleurs les deux rôles), dont elle ne tarde pas à tomber amoureuse…
Asako I & II est un film intensément troublant. Peut-être parce que, comme son titre le suggère, il se révèle multiple, empruntant à la simplicité du roman-photo pour mieux plonger dans les méandres de l’inconscient; décalant la réalité d’appels du merveilleux et d’élans fantastiques en écho à la sismographie des sentiments et aux vertiges de l’amour; doublant l’étincelant portrait de femme de celui, en creux, de la société japonaise. Si l’on y verra encore la peinture inspirée d’une obsession amoureuse, suivant le modèle de Vertigo, oeuvre matricielle s’il en fût, l’ombre de Douglas Sirk plane aussi ici et là -cette façon par exemple de faire cohabiter des sentiments opposés, émotion et amertume confondues. Inspirations, du reste, assumées, et n’ôtant rien à la singularité d’un film dont, sous la surface tranquille, le mystère semble ne jamais devoir totalement se dissiper. Soit un drame délicat et sensible touchant par endroits au sublime. Et l’introduction idéale à l’oeuvre d’un cinéaste essentiel.
Drame de Ryûsuke Hamaguchi. Avec Sachie Tanaka, Hazuki Kikuchi, Maiko Mihara, Rira Kawamura. 2015. 5h17. Édité par Arte. Distribué par Coming Soon.
Film-fleuve ou mini-série, c’est selon, Senses de Ryûsuke Hamaguchi constitue assurément une expérience de cinéma peu banale. Soit, articulée en une succession d’épisodes correspondant aux cinq sens, l’histoire de quatre femmes approchant la quarantaine qu’unit une amitié sans faille, et que l’on découvre lors d’un pique-nique sur les hauteurs de Kobe et la promesse d’un séjour prochain aux sources d’eau chaude d’Arima. Et le récit, sinueux, de les accompagner, quand il ne glisse pas de l’une à l’autre -trois d’entre elles sont mariées, la quatrième divorcée, qui n’ont semble-t-il rien à se cacher, ou si peu. Jusqu’au jour où, engagée dans une procédure de divorce dont l’issue ne fait guère de doute, l’une d’entre elles, Jun, disparaît sans crier gare, emportant avec elle la cohésion du groupe, tandis qu’il leur faut, chacune, reconsidérer son existence, et des choix qui, jusque-là, semblaient couler de source…
Ryûsuke Hamaguchi s’étend, dans l’intéressant livret accompagnant ce double DVD, sur la genèse par étapes du projet, l’une d’elles consistant en un atelier d’improvisation théâtrale de six mois, dont les participants avaient été entraînés non à jouer, mais bien à exercer leur écoute, respecter et faire confiance. Senses en est le prolongement direct, film choral étonnant habité par ses comédien(ne)s dénué(e)s d’expérience avec un luxe de naturel et de vérité. C’est peu dire que le propos y puise une force peu commune, la vie semblant imprégner toute chose tandis que la narration se déploie au gré d’une construction en miroir, méditation adoptant une courbe aussi sensorielle que dramatique en définitive, et opérant tout en variations subtiles pour libérer des émotions profondes à mesure que ses protagonistes se voient révélées à elles-mêmes. Soit, musardant au gré d’humeurs multiples, osant par endroits la plus stimulante étrangeté, un portrait de femmes tout simplement lumineux et un film dispensant, par-delà sa lancinante mélancolie, un regard perçant sur la société nipponne. Un petit miracle de cinéma.
Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici